Le décès à Oslo d’Abdul Ruzibiza, le principal témoin à charge qui avait accablé de hauts dirigeants du Front patriotique rwandais dans l’attentat contre l’avion du président Habyarimana, n’a pas mis fin à la polémique, loin s’en faut. En effet, le 15 juin dernier, l’ancien caporal de l’Armée patriotique rwandaise avait été entendu en Norvège par le juge d’instruction français Marc Trevidic, qui a pris la relève du juge Bruguière et relancé l’enquête. Selon l’hebdomadaire « Marianne », qui a eu accès à des PV d’audition, Ruzibiza répond à la question portant sur les interviews au cours desquelles il est revenu sur la responsabilité du FPR :« la réponse générale est liée à ma sécurité personnelle et à celle de certains témoins. » Selon « Marianne », Ruzibiza aurait confirmé les premières accusations portées à l’encontre de ses anciens compagnons d’armes. La réalité est moins simple.

D’après certains échos de son audition, Ruzibiza en effet commence par expliquer de quelle manière il réussit à quitter l’Ouganda où il était réfugié. En 2003, il voulait se rendre en Europe et avait obtenu un visa à l’ambassade de France en Ouganda à la condition qu’il accepte d’être entendu par le juge d’instruction Bruguière. A ce moment, il avait déjà été entendu par des enquêteurs du Tribunal d’Arusha et avait déjà collaboré avec l’ambassade de France en Ouganda sur d’autres dossiers.A son arrivée en France, Ruzibiza est interrogé par l’officier judiciaire Pierre Payebien et, selon ses dires, il commence par conclure une convention avec ce dernier: il donne des noms fictifs ou parle à la première personne dans les cas où il lui semble qu’il faut protéger certaines personnes. Il reconnaît donc s’être « attribué les agissements de personnes dont je ne voulais pas citer le nom mais dont j’étais sûr qu’elles voulaient témoigner aussi. » Et il poursuit : » dans certains cas, je n’étais pas un témoin oculaire. Ce sont d’autres personnes qui étaient témoins oculaires. J’étais d’accord pour aider à les localiser et Pierre Payebien devait essayer de les faire venir en France. »

Alors qu’il avait affirmé se trouver près de Kigali au moment de l’attentat, et être un témoin direct, Ruzibiza précise alors « j’étais sur la colline de Kinyabishenge dans la commune de Butaro dans la préfecture de Ruhengeri, à environ 90km de Kigali, au nord du Rwanda, juste sur la frontière avec l’Ouganda.(…)je faisais partie du peloton qui surveillait un dépôt d’armes. »

Ces précisions confirment ce que les supérieurs hiérarchiques de Ruzibiza, dont James Kabarebe aujourd’hui ministre de la Défense, ont toujours affirmé : il ne se trouvait pas sur les lieux au moment de l’attentat, et sa place dans la hiérarchie, les fonctions auxquelles il était affecté, ne lui permettaient pas d’avoir accès à des informations ultra sensibles.

Ruzibiza assure cependant qu’il faisait partie d’un réseau appelé « network », composé d’unités de reconnaissance ou de sabotage. Cependant, en contradiction avec ses déclarations de 2003, il précise qu’il n’y avait pas à proprement parler de « network commando ». Il admet qu’en février 1994, contrairement à ce qu’il avait affirmé lors de sa première audition parisienne, il ne s’est pas rendu en repérage à Kigali et n’a pas été logé à Remera.

Il reconnaît s’être attribué des actes et avoir cité des personnes en prétendant les connaître, alors qu’en réalité les noms et les faits lui avaient été cités par une autre personne, « Monsieur A » dont il refusera de communiquer le nom. Il ne communiquera pas non plus les autres sources qui lui ont permis de confectionner un « témoignage personnel ».

Interrogé sur le lieu dont, d’après lui, les missiles auraient été tirés, Ruzibiza redit qu’il a rédigé à la première personne des témoignages qui lui ont été confiés par d’autres : « c’est à Masaka. Cela m’a été confirmé par plusieurs sources. »

Les imprécisions du témoignage de Ruzibiza confirment une impression que nous avions retirée de la conversation que nous avions eue avec lui à Kampala en 2003. A cette époque, il cherchait encore une oreille attentive susceptible de prêter attention à son récit et des interlocuteurs pouvant l’aider à quitter l’Afrique: alors que nous l’interrogions sur la géographie de Masaka, sur les routes et les bâtiments qui se trouvaient sur cette colline située en face du camp militaire de Kanombe, le transfuge se montrait peu précis, étrangement évasif et son témoignage ne nous avait pas paru convaincant.

A Oslo sept ans plus tard, son récit, utilisé par plusieurs auteurs et par le juge Bruguière, s’était structuré, mieux que sa mémoire visuelle. Interrogé sur le point de savoir si les missiles avaient été tirés depuis Masaka, au départ du lieu dit « la ferme », Ruzibiza répond : « beaucoup de choses ont changé depuis ce temps là et à l’époque il y avait une ferme et peut-être est-ce la ferme en question. (…)Il y avait une petite usine à quelques centaines de mètres avant de tourner vers Masaka, côté droit direction Kabuga. Je ne connais pas le nom de cette usine. (…) sur la route Kigali-Rwamagana, mes sources m’ont dit qu’il y avait un barrage routier militaire qui était parfois monté, parfois enlevé. »

Quant aux auteurs du tir contre l’avion, Ruzibiza, une fois de plus, se retranche derrière des sources secondaires, qu’il refuse de citer : selon ses dires, Eric Hakizimana a tiré le premier missile et Frank Nziza le second missile qui a fait exploser l’avion. Tout cela, le caporal basé à Ruhengeri le sait car « c’est Monsieur A qui était sur place qui me l’a dit et d’autres sources me l’ont confirmé. Des militaires du 3eme bataillon, beaucoup d’entre eux me l’ont confirmé car ils pouvaient voir la colline de Masaka depuis leur emplacement … »

Ruzibiza n’est pas le seul à avoir entendu des membres du FPR revendiquer d’avoir abattu l’avion : la disparition du président Habyarimana, considéré comme un ennemi par les hommes de troupes, avait été accueillie comme un « non évènement » par de nombreux combattants du FPR, dans un premier temps en tous cas et certains avaient même « fêté » le succès de l’attentat, sans mesurer ses conséquences. Certains des combattants, dépourvus d’information fiable, n’avaient pas hésité, par la suite à reconstruire l’évènement sous forme de légende et à se prêter, en affabulant, ce qu’ils considéraient comme le « beau rôle ».

Des lance missiles abandonnés

Par ailleurs, interrogé sur les deux tubes lance missiles abandonnés, Ruzibiza assure : « d’après différentes sources (les tireurs) les ont laissé sur place ».

Brouillant toutes les pistes, il conclut : « je n’ai pas d’information, mais je fais une simple spéculation. Nous savions que l’armée rwandaise avait récupéré les missiles son/air de l’APR (armée patriotique rwandaise) en particulier pendant la guerre d’octobre 90 et on avait perdu beaucoup de missiles dans le parc de l’Akagera. En plus, ce sont des missiles à usage unique. » Autrement dit, toutes les parties possédaient des missiles, qu’elles ont pu abandonner après usage, comme un vulgaire emballage, sans se soucier de la « signature » du crime. Une négligence qui contraste autant avec la minutie habituelle du FPR qu’avec le professionnalisme dont, quels qu’ils soient, les tireurs d’élite ont fait preuve dans d’autres domaines…

Soulignons enfin que le témoignage de Ruzibiza disculpe totalement Rose Kabuye, dont l’arrestation en Allemagne avait provoqué l’ouverture du dossier Bruguière : « elle n’était pas au commandement et personne n’a donné d’indications permettant de dire qu’elle a quelque chose à voir avec cette attaque ».

Le 6 avril 1994 en effet, Rose Kabuye se trouvait à l’intérieur du Parlement rwandais, le CND, avec d’autres chefs politiques du mouvement.

Concluant sur la sécurité personnelle et celle de certains témoins, Ruzibiza n’identifie pas l’origine des menaces éventuelles qui pèseraient sur lui et il ne fait aucune allusion à son état de santé. Il faut donc en conclure que la maladie du foie à laquelle il a succombé s’est développée en trois mois, après son audition ambigüe de juin 2010.

Des divers témoignages et auditions de Ruzibiza, de ses volte face successives, on ne peut donc rien conclure sauf que cet homme, confronté à la tragédie du génocide qui a détruit les siens et mené son pays au bord du gouffre, a été entraîné dans des enjeux qui le dépassaient, et on peut se demander s’il a jamais mesuré l’usage qui serait fait de son témoignage.

Depuis son exil norvégien, Ruzibiza a probablement vécu dans la peur jusqu’à la fin de sa vie car le danger pouvait venir de partout. Cette peur est sans doute celle qui hante aujourd’hui un vrai témoin de premier plan, le général Kayumba Nyamwasa, lui aussi inculpé par le juge Bruguière et qui, en 1994, se trouvait au cœur du système de renseignements du Front patriotique rwandais.

Réfugié en Afrique du Sud après sa rupture avec Kigali, où il avait été accusé d’avoir inspiré les poseurs de bombes de mars dernier, Kayumba, qui fut ambassadeur en Inde, a déjà échappé à une tentative d’assassinat et le Rwanda réclame son extradition auprès de Pretoria.

Un juge d’instruction espagnol, collègue de Bruguière et qui a repris le même acte d’accusation que lui, souhaite également que Kayumba lui soit livré par les autorités sud africaines. Aujourd’hui passé à l’opposition, Kayumba préfèrera-t-il se confier à la justice s’il obtient la garantie de ne pas être renvoyé au Rwanda ?

 

http://blogs.lesoir.be/colette-braeckman/2010/09/24/attentat-contre-l’avion-d’habyarimana-le-«-temoin-oculaire-»-n’etait-pas-sur-place-au-moment-des-faits/

Posté par rwandaises.com