Comme si le poids des souvenirs ne suffisait pas à rendre chaque journée plus difficile à vivre, les rescapés du génocide affrontent aujourd’hui la suspicion et la défiance des exilés de 1959, Tutsis rentrés du Burundi, d’Ouganda ou du Zaïre après la victoire du Front patriotique rwandais (FPR) en juillet 1994.
Sa voix se casse, quand le pompiste de Butare raconte l’anecdote: lorsque son cousin est rentré d’Ouganda, après trente ans d’exil, il s’est étonné: «Comment se fait-il que tu sois encore en vie? Je vous croyais tous morts.» Le pompiste s’imaginait que son parent serait heureux de le trouver, seul rescapé d’une famille de seize. «Mais j’ai perçu comme un reproche. Peut-être avait-il pensé prendre la maison?»
Comme s’il ne leur fallait pas, en plus des cauchemars, composer avec leur sentiment de culpabilité, celui d’avoir survécu quand les siens étaient massacrés. «On nous demande ce que nous avons bien pu faire pour nous en sortir quand nos proches ont péri», confirme Fidèle, tutsi lui-aussi. Et le soupçon s’avance: «Tu travaillais avec les Interhamwe», les miliciens hutus de l’ancien régime, accusés d’avoir massacré plus d’un demi-million de personnes entre avril et juillet 1994.
Près de 750.000 Tutsis rwandais selon l’estimation officielle ont regagné le Rwanda dans les mois ayant suivi l’instauration du nouveau régime. C’est avec les Tutsis «burundais» que les relations sont les plus tendues. Au Burundi, de même composition ethnique mais, à la différence du Rwanda d’avant l’été 1994, avec une armée dominée par les Tutsis, l’Etat est aux mains de la minorité. «Ceux qui arrivent du Burundi ont baigné dans l’ethnicisme pendant trente ans, constate un magistrat. Avec un vrai sentiment de supériorité.»
La région de Butare, au sud du pays, a accueilli de nombreux rapatriés du Burundi voisin. Selon une source humanitaire, la commune de Rusumo, dans la préfecture de Kibungo (sud-est), qui comptait autrefois 131.000 habitants dont 106.000 se trouvent aujourd’hui dans le camp de réfugiés de Ngara en Tanzanie, abrite aussi quelque 90.000 anciens exilés du Burundi. Dans le nord du pays, la région en lisière du parc de l’Akagera a logiquement attiré les exilés de l’Ouganda tout proche. «Ils sont rentrés avec du bétail, se sont installés sur ces terres fertiles où ils disposent aujourd’hui de près de trois hectares chacun. Et reconnaissent volontiers ne pas avoir envie de partager cette prospérité nouvelle», raconte un observateur occidental de retour de la région.
Mais c’est vers Kigali, la capitale, qu’ont convergé la plupart des rapatriés. Certains prêtres estiment que la population de la ville a été renouvelée à 60% et avouent ne pas reconnaître beaucoup de leurs ouailles aux messes dominicales. Non loin de l’église de la Sainte-Famille, une petite pancarte indique en anglais «The New Sheratone (sic), une maison loin de la maison»: le patron, venu de Kampala où la célèbre chaîne hôtelière gère l’un de ses fleurons, a baptisé son établissement en souvenir de son exil. «A l’école, sourit une mère de famille, on reconnaît les mères zaïroises au flamboyant de leurs tenues.»
La défiance entre «anciens» et nouveaux venus, amplement partagée, nourrit frustrations et rancoeurs. Les premiers accusent les seconds d’accaparer les postes à responsabilité. «C’est en partie vrai», reconnaît l’ancien ministre de l’Intérieur Seth Sendashonga, limogé en août. «Nous avons recruté par interviews, et il y avait bien plus de candidats issus de la diaspora, tout simplement parce que les interviews étaient menées par des gens de l’extérieur. Résultat: seize directeurs généraux de ministères sur vingt sont des rapatriés. Ceux de l’intérieur n’ont plus d’ambition. Plus exactement, traumatisés, ils ont peur d’être repérés: poser sa candidature, c’est s’exposer.» L’armée, poursuit-il, privilégie pour sa part les rapatriés d’Ouganda, dont beaucoup ont combattu dans le maquis aux côtés du général Paul Kagamé, leader du FPR, actuel vice-président du Rwanda et ministre de la Défense.
Les querelles qui opposent la diaspora à ceux de l’intérieur recouvrent bien souvent, aussi, de mesquins intérêts, la convoitise d’une terre, d’une propriété. La maison d’Ancile est tapie au fond de la bananeraie, à l’extérieur de Ruhengeri (nord-ouest). Une masure de guingois, en ciment et tôles, qu’elle et ses enfants ont retrouvé à leur retour du Zaïre où ils s’étaient réfugiés en juillet 1994. Ancile est propriétaire d’une belle villa dans le quartier de Nyamirambo, à Kigali, mais c’est au bout de ce chemin de terre qu’elle s’est installée. Car sa villa est occupée par une famille de «Burundais». Elle n’a pas osé s’en approcher, les pères blancs de Nyamirambo le lui ont déconseillé. Elle n’a même pas osé porter plainte: «Jamais ils ne défendront une femme hutue contre une famille du Burundi.» Gracien, son ami magistrat, reconnaît qu’elle n’a aucune chance s’il s’agit de la famille d’un militaire.
Le directeur du seul hôpital psychiatrique du Rwanda, à Ndera près de Kigali, a noté que, parmi les jeunes gens dépressifs, il voit «beaucoup d’adolescentes rescapées qui ont craqué après avoir repris l’école: elles se trouvent confrontées à un milieu nouveau, des élèves qui arrivent du Burundi ou d’ailleurs», constate Piet Mommen. «Ces tensions sont normales. Chacun cherche sa place, de façon existentielle», estime l’historien franco-rwandais José Kabago, de passage à Kigali. «La société se cherche. Il y a de réelles différences culturelles entre ceux du Burundi, d’Ouganda, du Zaïre et ceux qui ont vécu ici.» Mais pour bien connaître les Rwandais de l’intérieur et ceux de la diaspora, il veut croire que «ces préjugés vont tomber. Le problème de fond, ce sont les réfugiés aux frontières (ndlr: 2 millions environ au Zaïre et en Tanzanie.) Il y a un réel risque d’explosion en cas de retours massifs.»
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Posté par rwandanews