Le 18 février 1992, Laurent Gbagbo alors leader de l’opposition ivoirienne a échappé à un assassinat programmé. C’est en tout cas la substance du témoignage inédit du colonel Batté Christophe, capitaine de la gendarmerie à l’époque, qui s’est retrouvé au cœur des événements par un concours de circonstances. Notre Voie : C’est bientôt le 19ème anniversaire de la marche du 18 février 1992. Au cours de cette marche on vous a longuement cité et parlé de vous, du maintien d’ordre etc. Mais on dit aussi que c’est vous qui avez sauvé la vie au président Laurent Gbagbo, à l’époque président du Front populaire ivoirien (FPI). Est-ce que on peut revenir sur cette manifestation, sur ce que vous avez vu?
Colonel Batté Christophe : Avant de parler de l’événement, je voudrais vous dire merci pour l’invitation que vous me faites. Parce que cela fait 19 ans que l’événement a eu lieu. Il y a eu beaucoup de témoignages. Mais le mien n’a jamais été entendu. Et je crois que c’est une occasion opportune que je saisis pour dire ce que j’ai vécu en tant qu’acteur.
N.V. : En tant que gendarme, comment vous vous êtes retrouvé au cœur de l’événement ? Etiez-vous en mission?
Col. B.C: J’étais en mission, désigné par le général Tanny, qui était le commandant supérieur de la gendarme. J’étais de repos ce jour après une permanence. Ce qu’on appelle en terme militaire un repos-dispo. J’étais donc de repos mais présent sur le lieu de service. Lorsque les incidents ont éclaté au niveau de la cité administrative, le général Tanny m’a demandé de prendre les éléments de piqué qui étaient en réserve pour intervenir sur le terrain. Parce qu’il semblerait que les éléments qui étaient pré-positionnés sur le terrain étaient débordés. Voici les raisons qui m’ont amené sur le terrain, avec une trentaine d’éléments.
N.V. : Que veut dire «les éléments de piqué»?
Col. B.C. : Les éléments de piqué sont une unité de réserve qu’on a toujours sous la main pour prêter main forte ou servir de renfort aux éléments qui sont en mission sur le terrain lorsque ceux-ci sont débordés.
N.V. : Quelle fonction occupiez-vous à cette époque à la gendarmerie?
Col. B.C: J’étais le chargé des relations publiques du commandement supérieur de la gendarmerie. Et j’exerçais au groupement de la documentation des recherches (GDR). En tant que militaire, je pouvais de temps en temps intervenir sur le terrain.
N.V. : Vous étiez souvent désigné pour encadrer les marches sur le terrain n’est-ce pas?
Col. B.C: C’est beaucoup plus tard que j’ai compris pourquoi on me désignait souvent pour encadrer les marches des partis de l’opposition. Au départ je pensais que c’était une marque de confiance parce que je menais bien les missions. Par la suite, j’ai compris que c’était une manière de me surveiller parce que l’on me soupçonnait de connivence avec l’opposition. Cependant, je faisais mon travail régalien. J’allais sur le terrain sans état d’âme
N.V. : Les soupçons dont vous parliez étaient-ils fondés ou non?
Col. B.C: Je vais vous faire comprendre pourquoi l’on me soupçonnait de connivence avec l’opposition. En effet, universitaire de formation, j’avais beaucoup d’amis qui étaient dans l’opposition. J’ai fait l’université avec Laurent Akoun, Gnaoulé Oupoh, le président Laurent Gbagbo était en année de licence au département d’histoire, lorsque j’arrivais en première année. Ces nombreux amis sont entrés dans l’opposition à l’avènement du multipartisme en Côte d’Ivoire. Feu Boga Doudou, ex-ministre de l’Intérieur, était un cadet du lycée moderne de Sassandra.
Gnaoulé Oupoh qui était à l’époque au Parti ivoirien des travailleurs (PIT) avait perdu son père. Il est donc venu me voir au bureau en vue d’adresser un message radio à son frère pour lui annoncer la nouvelle du décès. Son frangin était un gendarme qui exerçait à Sandégué à l’époque où il n’y avait pas de liaison téléphonique. Alors que nous sortions de mon bureau, je rencontre mon chef à l’époque, le colonel Konan Pascal. Par courtoisie, je fais la présentation entre mon chef et Gnaoulé Oupoh. Le lendemain, je suis convoqué devant le commandant supérieur de la gendarmerie qui me reproche d’avoir fait entrer un homme de l’opposition au bureau secret, qui était à l’époque le GDR. J’ai été également suspecté d’avoir donné des informations à des journaux de l’opposition.
N.V. : Aviez-vous des relations personnelles avec Laurent Gbagbo?
Col. B.C. : Je n’avais pas de relations personnelles avec Laurent Gbagbo. Mais je l’ai côtoyé à l’université. Je l’ai rencontré pour la première fois lorsque j’avais 21 ans en 1971, au 2ème bataillon de Daloa. Gbagbo et ceux qui étaient en punition à la compagnie de Séguéla nous ont rejoints en juillet 1971 pour préparer les festivités de la fête de l’indépendance à Bondoukou. C’est comme ça que j’ai connu Gbagbo parce que nous faisions partie de la même compagnie de défilé. J’avoue que c’est à partir de là que j’ai commencé à admirer l’homme, parce qu’à l’intérieur du bataillon, il nous donnait des cours de sociologie, de sciences politiques, etc.
N.V. : Alors revenons aux événements du 18 février 1992. Vous arrivez sur le terrain pour prêter main forte. Et qu’est-ce qui se passe?
Col. B.C. : Le général Tanny me demande donc de prêter main forte sur le terrain. Pendant que je fais le point avec les éléments, il y a de la débandade et de la fumée au niveau du palais de justice d’Abidjan, au Plateau. Nous passons donc par la Cité administrative en passant par la Sodeci pour arriver au Palais de justice. Là, il n’y avait que les policiers qui lançaient des grenades lacrymogènes, et cela gênait tout le monde. La foule des marcheurs était déjà dispersée. Il y avait quelques blessés que nous avons fait évacuer. La mission que nous avions était de disperser la marche, parce qu’il y avait des casses, dit-on. Ensuite, nous sommes arrivés à la Bad, où il y a eu des bris de glace. Mais, au niveau de la Sodeci et de l’immeuble Sogefiha, nous n’avons pas vu de véhicules brûlés. C’est ce que j’ai constaté sur le terrain.
N.V. : A ce niveau, on nous a dit que la police est intervenue parce que les militants de l’opposition avaient mis le feu aux véhicules…
Col. B.C. : Je crois savoir que la marche est partie de l’Institut national de santé publique (INSP) en faisant une petite bifurcation par la Cité policière, via la Cité administrative en direction de la mairie du Plateau. Je n’ai pas vu de véhicules incendiés ni au niveau de la cité administrative, ni au niveau de la Sodeci, ni au niveau de l’immeuble Hévéa où la marche a été arrêtée. Les véhicules incendiés l’ont été au niveau du Parquet d’Abidjan et les bris de glace au niveau de la Bad et du marché du Plateau.
Le seul véhicule que j’ai vu incendié devant l’immeuble Hévéa est celui du secrétaire général du Front populaire ivoirien (Fpi), Monsieur Laurent Gbagbo, une Nissan Patrol. Et j’étais témoin.
N.V. : Dans Quelle circonstance la voiture de commandement du secrétaire général du Fpi a-t-elle été incendiée?
Col. B.C. : Vous savez, quand on est en mission de maintien de l’ordre, lorsqu’on disperse les manifestants, on fait un ratissage et puis on procède au rassemblement de ses éléments pour voir si on n’a pas de blessé, de disparu, du matériel perdu, etc. Durant le bilan avec mes éléments, j’ai vu le commandant en second de la gendarmerie à l’époque, le colonel Konan Kouamé Séverin, arriver sur les lieux, accompagné de cinq à six gendarmes. Ils nous ont rejoints. Nous lui avons fait un compte rendu bref de la situation. Il s’est dirigé vers la voiture de Laurent Gbagbo qui était garé tout près sans occupant. Il a ensuite donné l’ordre à des gendarmes de prendre des journaux chez un vendeur, puis de les mettre dans la voiture. Il a demandé une boîte d’allumettes au vendeur de cigarettes pour mettre le feu aux journaux. C’est ainsi que le véhicule a été incendié.
N.V. : A ce moment précis, saviez-vous où était Laurent Gbagbo?
Col. B.C. : Je ne savais pas où il se trouvait. Les premiers éléments que nous avons trouvés sur le terrain qui sont du Camp commando de Koumassi ont ratissé et ils ne l’ont pas vu. Au moment où j’arrivais, Mme Simone Gbagbo était aux mains des policiers qui la bastonnaient. Les gendarmes, dont moi-même, sont intervenus. Son garde du corps, Ballo Bi, paix à son âme, se débattait comme un beau diable pour la protéger. Donc nous sommes intervenus pour l’arracher aux policiers. Elle a été ensuite embarquée et conduite au Commandement supérieur de la gendarmerie où il était dit qu’on devait amener tous les leaders qu’on appréhendait.
N.V. : Par la suite, qu’est-ce que vous avez fait?
Col. B.C. : Le colonel Konan Kouamé Sévérin nous a demandé de regagner la base, après l’incendie de la voiture de Laurent Gbagbo. Nous étions en train de partir lorsqu’un travailleur de l’immeuble Sogefiha a dit à l’un de mes éléments que Laurent Gbagbo était au sous-sol de l’immeuble. Il fallait vérifier l’information. Je suis retourné pour demander à ce civil s’il avait bien vu. Il a répondu par l’affirmative. Je suis allé au sous-sol et, effectivement, j’y ai trouvé M. Laurent Gbagbo avec deux ou trois de ses gardes du corps. J’ai rendu compte à celui qui m’avait donné la mission d’assurer le maintien d’ordre. La général Tanny m’a donc demandé de venir avec Laurent Gbagbo à son bureau, au Commandement supérieur, parce qu’il voulait le voir. Je l’ai signifié à Laurent Gbagbo qui n’a pas trouvé d’inconvénient. On attendait le véhicule qui devrait venir nous chercher lorsque nous avons vu une horde de militaires de la Firpac, conduits par un capitaine dont je tairai le nom, qui nous a demandé de quitter le terrain parce qu’ils avaient ordre d’amener M. Laurent Gbagbo au camp d’Akouédo sur instruction du chef d’Etat-major, le général Robert Guéi. Je me suis dit que mes éléments et moi sommes là pour le maintien de l’ordre. Et que c’est moi qui ai trouvé le monsieur. Par conséquent, je ne devrais pas admettre que l’on amène Laurent Gbagbo ailleurs, surtout que mon chef avait demandé à le voir.
N.V. : Aviez des inquiétudes quant à la sécurité de Laurent Gbagbo par rapport aux agissements des militaires de la Firpac?
Col. B.C: J’avais effectivement des inquiétudes parce qu’il y avait des militaires qui ne cachaient pas leur intention parce qu’ils avaient reçu mission d’amener M. Laurent Gbagbo mort ou vif. Je ne sais pas pourquoi on peut demander d’amener un leader politique mort ou vif pour une marche qui est une voie démocratique pour exprimer sa vision. Je ne peux pas accepter cela.
N.V. : Quelle a été la réponse du capitaine qui dirigeait les militaires?
Col. B.C : Il a dit qu’il a reçu une mission et qu’il doit exécuter. Il s’est même mis à me bousculer pour pouvoir descendre au sous-sol au moment où je demandais à mes éléments de faire prendre M. Laurent Gbagbo pour l’amen au commandement supérieur. Nous nous sommes bousculés sérieusement entre officiers et sous officiers. Parce que je me suis opposé catégoriquement.
N.V. : Et par la suite?
Col. B.C: Je suis descendu au sous-sol où était le commandant Marc. C’est le véhicule de Marc qui m’a été prêté pour qu’on puisse conduire M. Laurent Gbagbo au bureau du général Tanny. Lorsque nous étions encore au sous-sol, ce même capitaine est entré avec cinq ou six éléments armés qu’il a commencé à poster derrière les véhicules. Il faut préciser que le sous-sol était très obscur. J’ai trouvé qu’on courrait un danger. Je suis allé vers lui pratiquement en l’empoignant pour lui demander de faire sortir ses hommes.
Coll : Gomon Edmond
Interview réalisé par Augustin Kouyo et Abdoulaye Villard Sanogo
Source notrevoie.com
Posté par rwandanews