Kigali, le 1er mars 2011
Monsieur le Ministre,
Il y a un an jour pour jour, vous avez publié un texte intitulé « Le génocide du Rwanda » sur votre blog-note. Ce texte y figure encore. http://www.al1jup.com/?p=677.
Rwandais rescapé du génocide en 1994, j’apprécie les opinions contradictoires que des Français continuent d’exprimer à la suite de votre note, au sujet du rôle joué par votre gouvernement dans mon pays au cours de la période la plus tragique de notre histoire. A mon tour, permettez-moi de relever des points sur lesquels il me semble bon de revenir.
1) En me référant, comme vous le recommandez, aux conclusions de la mission parlementaire française sur le Rwanda qui fut présidée par M. Paul Quilès, voici ce que j’y trouve sous le paragraphe « La sous-estimation (par la France) du caractère autoritaire, ethnique et raciste du régime rwandais »:
… « C’est ainsi que le Président de la République (F. Mitterrand), dans un entretien accordé le 9 septembre 1994, répondait lorsqu’on l’interrogeait sur le soutien de la France au Président Juvénal Habyarimana : ‘Son pays (le Rwanda) était à l’ONU et il représentait à Kigali une ethnie à 80 % majoritaire. Il était reconnu par tout le monde. Pourquoi y aurait-il eu un interdit ? C’est la France, au contraire, qui a facilité la négociation entre les deux ethnies’. Pourtant, poursuit le rapport Quilès, « M. Juvénal Habyarimana n’a rien d’un élu du peuple, puisqu’il prend le pouvoir par un coup d’Etat, en juillet 1973 »…
Ce désaveu d’une certaine contamination idéologique subie par le Président Mitterrand de la part de ses alliés rwandais de l’époque, n’a pas pu échapper à votre attention Monsieur le Ministre. Surtout que plus loin encore, le rapport Quilès continue:
« Tout d’abord sur un plan politique, le régime du Général Habyarimana n’a jamais été une démocratie. Le Président dirige le pays sans partage… Chef du parti unique, Juvénal Habyarimana est aussi en même temps Chef de l’Etat et du Gouvernement. Le pays traverse de surcroît, à la fin des années 1980, une crise économique. L’offensive du 1er octobre 1990 donne alors au Président rwandais l’occasion d’exploiter la situation. M. Jean-Pierre Chrétien souligne à ce propos comment le clivage Hutus/Tutsis a été savamment utilisé par les autorités politiques pour accentuer et développer les sentiments de haine et de violence de la population hutue à l’égard des Tutsis. Cette réactivation des antagonismes ethniques a permis de présenter le conflit comme celui de deux communautés, alors qu’il s’agissait d’abord d’un antagonisme politique derrière lequel se cachait la course au pouvoir. Le Président Habyarimana profite de l’invasion du 1er octobre pour arrêter de nombreux opposants hutus et tutsis et mobiliser le “ peuple hutu ” contre la menace “ Hima-Tutsi ”
En conséquence, le rapport Quilès regrette:
« Compte tenu des faibles progrès enregistrés sur la voie de la démocratisation, la France aurait pu s’interroger davantage sur la cohérence de sa politique consistant à inciter le Président Habyarimana à démocratiser un régime qui pratiquait des atteintes répétées aux droits de l’homme, tout en l’assurant de notre indéfectible soutien militaire et diplomatique ».
Comme on est si loin du témoignage que vous formulez en ces termes :
« Ce que je sais, c’est qu’à l’époque, loin de prendre parti pour un camp contre l’autre, le gouvernement français a tout fait pour réconcilier le gouvernement du Président Habyarimana, légalement élu, et le leader du Front Patriotique Rwandais (FPR), le colonel (sic) Kagame »…
Pour tout dire, « l’indéfectible soutien militaire et diplomatique » reconnu dans le rapport d’enquête de votre Parlement est bien celui de votre gouvernement Monsieur le Ministre.
Ce soutien a été accordé au régime extrémiste qui a clôturé son règne en procédant à l’extermination de près d’un million de ses administrés tutsi sans distinction d’âge ni de sexe. Qualifiés de « complices » de la race maudite, d’innombrables opposants politiques hutu ont été également sacrifiés par les tenants de cette sorte de nazisme tropical « légalement élu » à vos yeux.
Qui ignore que lors de son passage à Kigali en février 2010, les « graves erreurs » de la France évoquées à demi-mots par le Président Sarkozy, sont en rapport avec cette vérité tragique désormais soumise aux assauts incessants du négationnisme et de l’autojustification des responsables politiques et militaires français de l’époque ? Personne Monsieur le Ministre.
2) Vous écrivez ensuite ceci :
« Le Président Kagamé contestait formellement cette accusation (du juge Bruguière) et mettait en cause, de son côté, les extrémistes hutus qui, par cet attentat, auraient donné le signal du génocide qu’ils préparaient contre les Tutsis. Une commission d’enquête constituée à Kigali a établi et diffusé un rapport qui conclut en ce sens et qui taxe aussi de complicité de génocide plusieurs personnalités françaises dont Hubert Védrine, Edouard Balladur, Dominique de Villepin, François Léotard, moi-même et plusieurs officiers de l’armée française. Sur ce point, le rapport n’est évidemment qu’un tissu d’allégations mensongères. Mais la technique du contre-feu est vieille comme le monde »…
Puis-je ajouter que la technique des accusations en miroir aussi ?
En réalité, c’est le 1er août 2004, soit deux ans avant l’émission des mandats d’arrêt du Juge Bruguière contre le Président du Rwanda et 9 de ses collaborateurs, que le Parlement rwandais a décidé la mise sur pied de la « Commission chargée de rassembler les preuves montrant l’implication de l’État français dans la préparation et l’exécution du génocide perpétré au Rwanda ». Celle-ci ne pouvait évidemment pas servir de contrefeu rwandais à des mandats d’arrêt que le juge Bruguière allait émettre deux ans plus tard en novembre 2006…
De toute façon, pour remettre votre blog à jour sur ce point, rien de mieux que de lire comme tout le monde les récentes révélations de WIKILEAKS. Où l’on voit un haut diplomate français confier aux Américains que « le gouvernement français avait donné à Bruguière son feu vert pour rendre son rapport (les mandats d’arrêt contre Kagame et 9 de ses proches) et que la France avait voulu riposter à la décision du Rwanda de mener une enquête sur l’implication de la France dans le génocide de 1994 et ses conséquences »…
Comme on le voit, le contrefeu c’est l’instrumentalisation de la justice française par le Juge Bruguière en réaction contre l’enquête rwandaise et non l’inverse.
A chacun son dû finalement. Rendons au juge Bruguière le contrefeu qui lui revient, et au Rwanda son honneur.
En vous remerciant de votre attention Monsieur le Ministre.
F. KABANO.
A l’occasion du tout récent voyage de notre Président de la République à Kigali, la France et le Rwanda viennent de se réconcilier. C’est une bonne nouvelle pour les deux pays.
Leurs relations étaient tendues depuis longtemps, et même carrément rompues depuis novembre 2006. Cette rupture faisait suite aux mandats d’arrêt lancés par le juge anti-terroriste français Bruguière contre neuf personnalités rwandaises proches du Président Kagamé; le juge les soupçonnait d’avoir commandité, en avril 1994, l’assassinat du Président rwandais de l’époque, Juvénal Habyarimana, mort dans un attentat perpétré contre l’avion qui le transportait en compagnie, notamment, de son homologue du Burundi.
Le Président Kagamé contestait formellement cette accusation et mettait en cause, de son côté, les extrémistes hutus qui, par cet attentat, auraient donné le signal du génocide qu’ils préparaient contre les Tutsis. Une commission d’enquête constituée à Kigali a établi et diffusé un rapport qui conclut en ce sens et qui taxe aussi de complicité de génocide plusieurs personnalités françaises dont Hubert Védrine, Edouard Balladur, Dominique de Villepin, François Léotard , moi-même et plusieurs officiers de l’armée française. Sur ce point, le rapport n’est évidemment qu’un tissu d’allégations mensongères. Mais la technique du contre-feu est vieille comme le monde…
Je n’ai, pour ma part, aucun élément qui me permette de trancher entre les deux thèses en présence sur l’attaque de l’avion des Présidents du Rwanda et du Burundi. Je souhaite que la vérité soit faite un jour sur ces événements.
J’ai en revanche quelques convictions précises, voire quelques certitudes sur la politique de la France au Rwanda d’avril 1993 à avril 1995, période où j’ai été ministre des affaires étrangères du gouvernement Balladur, sous la présidence de François Mitterrand.
Ce que je sais, c’est qu’à l’époque, loin de prendre parti pour un camp contre l’autre, le gouvernement français a tout fait pour réconcilier le gouvernement du Président Habyarimana, légalement élu, et le leader du Front Patriotique Rwandais (FPR) , le colonel Kagamé qui, de l’Ouganda où il se trouvait en exil, se lançait dans la reconquête du territoire de son pays. C’est ce qu’on a appelé le processus d’Arusha, du nom de la ville de Tanzanie où se déroulaient les négociations. Ce processus, lancé dès 1992 , a abouti en août 1993 à une série d’accords qui actaient la réconciliation nationale, le départ des troupes françaises présentes au Rwanda, la mise en place d’une force des Nations Unies, la MINUAR, pour surveiller la bonne application de l’accord, et la création d’un gouvernement de transition consacrant la réintégration des exilés tutsis.
Nous avons presque réussi à convaincre les parties de respecter cet accord. Nous avons retiré les forces françaises de l’opération Noroît qui étaient présentes sur le sol rwandais depuis octobre 1990 pour protéger les 600 ressortissants français du Rwanda (à l’exception de 24 coopérants militaires dans le cadre d’un détachement d’assistance technique). Une Assemblée nationale de transition s’est installée en mars 1994. Bref le processus de paix semblait bien engagé… jusqu’à l’attentat du 6 avril 1994 qui a évidemment ruiné les efforts de la diplomatie française.
Ce que je sais aussi, c’est que loin de se taire sur ce qui s’est alors passé au Rwanda, le gouvernement français a, par ma voix, solennellement dénoncé le génocide dont des centaines de milliers de Tutsis étaient les victimes. Je l’ai dit le 15 mai 1994 à l’issue de la réunion du Conseil des Ministres de l’Union Européenne à Bruxelles, et de nouveau le 18 mai à l’Assemblée Nationale au cours de la séance des questions d’actualité.
Ce que je sais, c’est que la communauté internationale a fait preuve d’une passivité, voire d’un “aveuglement” scandaleux. Malgré ce qui se passait sur le terrain et que l’on savait, malgré les appels de son Secrétaire général en exercice, Boutros Boutros-Ghali, qui réclamait l’envoi rapide de 5 000 Casques bleus, le Conseil de Sécurité a été incapable de prendre la moindre décision… sauf celle de ramener les effectifs de la MINUAR de 2548 à 270 hommes (21 avril 1994).
Devant la carence de la communauté internationale et les obstacles mis par certaines grandes puissances aux demandes du Secrétaire général de l’ONU, la France a été la seule à avoir un sursaut de courage. J’ai longuement expliqué, à l’époque, l’initiative qui a abouti à l’opération Turquoise, c’est-à-dire à l’envoi d’une force internationale, principalement constituée de militaires français. Le gouvernement français a obtenu le feu vert du Conseil de Sécurité par la résolution n°929 en date du 22 juin 1994. Le Secrétaire d’Etat américain, Warren Christopher, m’a fait personnellement part de son admiration pour cette initiative de la France.
Ce que je sais enfin, c’est que l’opération Turquoise s’est exactement déroulée dans les conditions fixées par la résolution des Nations Unies. Elle a permis de sauver des centaines de milliers de vies. Je me souviens de l’accueil que réservaient à nos soldats les réfugiés qui fuyaient les combats opposant le FPR (Front Patriotique Rwandais du colonel Kagamé) et les FAR (Forces Armées Rwandaises). Turquoise a également protégé des dizaines de sites de regroupement de civils tutsis et permis aux ONG d’accéder en toute sécurité à ces populations. Son mandat n’était en aucune manière de faire la guerre, mais de mener une opération humanitaire, nettement définie dans le temps et dans l’espace. Elle l’a remplie dans des conditions qui font honneur à l’armée française et à notre pays. Jusqu’à ce qu’enfin arrivent sur place les Casques bleus de la MINUAR II, fin août 1994.
Tout cela, je l’ai déclaré en détail devant la mission parlementaire sur le génocide du Rwanda qu’a présidée en 1998 M. Paul Quilès. On peut se référer à ses conclusions, ou , si l’on cherche un texte plus synthétique, à l’article que Paul Quilès a publié le 28 mars 2009 dans le Figaro, sous le titre “Rwanda: cessons de diaboliser la France”.
Aujourd’hui, il est utile que la France et le Rwanda dissipent les malentendus et se réconcilient. Il reste nécessaire que les coupables de cet abominable génocide soient poursuivis, traduits en justice et châtiés, où qu’ils se trouvent.
Mais il ne serait pas acceptable de ré-écrire une autre Histoire.
Posté par rwandanews.be