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Par Louis Bagalishya, publié dans L’Histoire trouée, négation et témoignage, textes réunis par Catherine Coquio, L’Atalante, 2004.

Un génocide concédé…

La modernité de la communication nous a permis de suivre, en direct, l’extermination au Rwanda, de la population tutsie et d’opposants politiques hutus. L’événement s’est déroulé en Avril, Mai, Juin 1994. Le projet d’extermination a été arrêté par la victoire militaire du Front Patriotique Rwandais. L’événement-génocide a été reconnu comme tel. Cinquante ans après la Déclaration de 1948 sur la répression et la prévention du crime de génocide, le premier déclaré coupable de crime de génocide sera, le 2 septembre 1998, un Rwandais : M. Jean-Paul Akayesu, maire de la petite commune de Taba pendant le génocide. Le 4 septembre 1998, M. Jean Kambanda, chef du gouvernement rwandais issu d’un coup d’État du 6 avril 1994, et un des principaux responsables politiques du génocide, sera condamné coupable de crime de génocide par le Tribunal Pénal International qui siège, depuis novembre 1994, à Arusha en Tanzanie.
Oui, le génocide des Tutsis et l’extermination des Hutus opposants politiques ont bien eu lieu. Mais, très vite, l’événement sera relativisé et banalisé. Bien sûr, il y a, et il y aura toujours, la négation. La négation de l’Autre, qui est au coeur de la culture et du projet génocidaire. La négation du génocide, pour dissimuler le Crime et étouffer le Témoignage. La singularité du génocide du Rwanda, c’est, aujourd’hui, son caractère concédé. D’une part, le génocide a été reconnu; on ne saurait nier totalement sa réalité; d’autre part, des pratiques signifiantes, des pratiques de langage s’attellent à déconstruire le sens et la singularité de l’événement.
Les discours et les pratiques signifiantes sur le génocide et l’extermination entremêlent négation et formes de déni. L’entremêlement a lieu sur un terrain où le politique et l’idéologue réécrivent l’histoire. Ce terrain, où négation et déni ont une frontière poreuse, est irrigué par des thèmes récurrents : « guerre interethnique »; « complot tutsi à l’origine d’une tragédie instrumentalisée par la victime avec sa désinformation »; « complexité d’un drame aux causes économiques… » Ce terrain est traversé par des dérives sémantiques qui mettent le témoignage du rescapé et de la victime en procès. Nous allons visiter ces discours qui circulent en France…

Les mots de l’extermination, l’histoire trouée, les témoignage inaudibles

Le génocide a une généalogie. Avant le génocide, il y a les mots et les actes. Le projet de génocide commence par le déni de l’Autre, le déni de sa citoyenneté. Entre le “Manifeste des Bahutus”, texte publié en 1957, et “ Les Dix commandements du  Hutu”, texte publié en décembre 1990 – deux textes certes différents – il y a une continuité : la définition de l’Autre, le Tutsi, par l’identité de « l’étranger », de « l’étrangeté ». Il faut, au mieux, tolérer le Tutsi, éventuellement s’en « séparer », c’est-à-dire le chasser du Rwanda ou l’exterminer. Pour dissimuler le Crime, perméabiliser celui-ci dans la population, le projet d’extermination revêtira les oripeaux de la métaphore. Dans un fameux discours tenu le 22 novembre 1992, Léon Mugesera, un des théoriciens du parti de Habyarimana, parti qui a planifié le génocide, lance ces mots en évoquant sa rencontre avec un Tutsi qu’il mettait en garde :

« Je lui ai demandé s’il n’avait pas entendu parler de l’Histoire des fallashas qui étaient rentrés chez eux en Israël partant d’Éthiopie. Il me répondit qu’il n’en savait rien. Et moi, de répartir: votre pays c’est l’Éthiopie. Il me répondit qu’il n’en savait rien. Et moi de répartir: tu dois être sourd et illettré, votre pays c’est l’Éthiopie et nous allons vous expédier sous peu  chez vous via Nyabarongo en voyage express (1).« 

Nyabarongo est une rivière dans laquelle furent jetés les cadavres des Tutsis massacrés en 1964… pour leur faire rejoindre le Nil, selon la composante mythique du discours racial sur le Tutsi dit « Hamite » (2) , Africain d’origine blanche, donc venu d’ailleurs. La « possibilité » du projet génocidaire est toujours mise à nu par la violence du langage. Langage animalier du génocidaire pour se déculpabiliser par auto-suggestion : « je ne tue qu’un cafard, un serpent ! ». Langage animalier pour anéantir et marquer la psyché de la victime. Il s’agit de lui instiller la honte, l’humiliation, la haine de soi : « Umututsi n’inzoka » (le Tutsi est comme un serpent.) sont des mots que l’on pouvait dire et entendre au Rwanda avant et pendant le génocide. La « masse » devait comprendre : par essence, le Tutsi est dissimulateur. Il fait mal là où on ne l’attend pas. Pour « se protéger » il faut l’écraser. Sur Radio-Télévision Milles collines de Kigali, le 10 mai 1994, on peut entendre: 

« prenez vos machettes, prenez vos lances, faites vous épauler par les soldats (…) combattez les Inyenzis avec vos lances, vos bâtons (…) transpercez-les ces Cafards. (3)« 

Quatre ans avant le génocide de 1994, le 2 octobre 1990, la guerre est déclenchée par un mouvement politico-militaire, le Front Patriotique Rwandais (FPR). La principale revendication du FPR est le principe du droit au retour au Rwanda pour deux générations d’exilés chassés du Rwanda, les premiers en 1960, par différentes vagues de persécutions. Le monde « découvre » les plus vieux réfugiés d’Afrique. Huit ans auparavant, en septembre 1982, une partie du monde avait « découvert » ces exilés, principalement Tutsis, qui, pourchassés et massacrés en Ouganda, sont bloqués à la frontière de l’Ouganda et du Rwanda. L’État rwandais les repousse. Certains d’entre eux se suicident. La frontière de leur terre maternelle leur est fermée. Le déni de citoyenneté dans leur pays aura précédé le déni d’existence.

La négation du génocide de 1994 se construit sur l’effacement de cette part d’ombre de l’histoire du Rwanda. La négation du génocide en tant que projet politique d’État doté d’une généalogie se construit sur une « histoire trouée ». Le déni du génocide de 1994 entretient le refus d’entendre les témoignages sur cette période. Et pourtant, sur 1963-1964, 1967, 1973, les témoignages existent. Le témoignage a toujours existé, notamment depuis 1964. En France, il y a les témoignages publiés dans France-Soir, dont l’édition du 6 février 1964 parle d’actes de génocide au Rwanda. On peut y lire:

« Mais, ce qui est de plus atroce pour nous, c’est de constater que la plupart des tueurs sont des Chrétiens, souvent même des chefs de chrétienté, des instituteurs, parfois même des membres de l’Action Catholique (…) que certains aient des remords nous l’espérons ! Mais il faut bien tristement constater que la plupart trouvent cela normal (…) la haine raciale, une propagande haineuse, ont aveuglé la conscience de ce pays: on appelle mal ce qui est bien, et bien ce qui est mal. Des Chrétiens hutus ont été frappés et punis pour avoir protégé des tutsis en danger de mort. » (4)

Lors des premières persécutions de la population tutsie et des Hutus indépendantistes, en 1960 et en 1963-1964, pour la première fois le feu est mis aux maisons et aux propriétés. Le feu qu’évoque Élias Canetti à propos de la rage destructrice, car il est « le plus impressionnant moyen de destruction (…) il est visible de loin et attire les autres (…) il détruit irrémédiablement (…) après un incendie rien n’est plus ce qu’il était »(5) . Le journal Le Monde publie le 17 janvier 1964 des informations sur « les massacres de la population tutsie » au Rwanda. Ces années-là, il y a aussi des témoignages des Rwandais, témoignages transmis dans les chansons, témoignages inaudibles, qui seront portés en public notamment à partir d’octobre 1990. En effet, à la suite du début de la guerre du 2 octobre 1990 et des arrestations et tortures de milliers de Rwandais par le régime du général Habyarimana, les Rwandais de l’exil prennent la parole. Leurs témoignages seront écoutés, ou réécoutés, et surtout entendus après le génocide de 1994. Dans son témoignage, « Moi, Spéciosa Mukayiranga, rescapée du génocide de 1994, qui ai échappé à la mort depuis la tendre enfance » (6) , Spéciosa Mukayiranga parle des 8000 tutsis de Byumba tués en trois jours en 1961. Mais que reste-t-il des premiers témoignages?

Inaudibles, les témoignages sur un Rwanda pré-génocidaire l’ont été rendus par les voiles idéologiques jetés sur une période de l’histoire du Rwanda : 1960-1964. Les premiers actes de génocide des Tutsis sont banalisés. Ils sont perçus comme des non-événements dans « une révolution anti-féodale ». Très répandu, ce regard sur le Rwanda va se détourner du témoignage de la victime, du témoignage de l’exilé rwandais. Aussi bien dans les courants politiques « de droite » que « de gauche ». Un article publié dans Tricontinentale, le n° 21/22 de 1970/71, est très significatif. Nadine Nyangoma, sous le titre « Burundi et Rwanda: une stratégie impérialiste », y affirme que les premiers massacres des Tutsis sont des « abus et des cruautés inutiles » de la lutte de classes entre les « serfs hutus » et les « féodaux tutsis » identifiés collectivement à l’UNAR (Union Nationale Rwandaise). Dans ce parti, l’UNAR, qui revendique l’indépendance, dans une alliance régionale et panafricaine avec Julius Nyerere de Tanzanie et Patrice Lumumba du Congo, Nadine Nyangoma s’efforce de voir la main de la CIA et du capitalisme international :

« La haine que la paysannerie éprouve pour l’UNAR s’illustre par la façon violente dont les paysans hutus ont réagi aux incursions frontalières de l’UNAR en 1964 (…) Après le retrait des féodaux, les paysans, aigris par l’attaque et les pertes qu’ils venaient de subir, allèrent checher dans les collines avoisinantes tous ceux qu’ils soupçonnaient de connivences avec l’UNAR et les mirent à mort. Cette justice sommaire a dû inévitablement entraîner des abus et des cruautés inutiles, mais elle illustre d’une part l’extrême mobilisation de la paysannerie et, d’autre part, l’absence totale d’un parti révolutionnaire capable d’organiser cette mobilisation, d’où son caractère anarchique. (7)« 

Dans les « conclusions et perspectives » de l’article, Nadine Nyangoma lance un appel très significatif en ses dérives idéologiques. Dérives lourdes de conséquences meurtrières dans les Grands-lacs d’aujourd’hui, notamment dans les mouvements « pro-hutu power » où le projet démocratique se confond avec « la loi de la majorité éthnique » et la suprématie éthnique :

« La situation du Burundi et du Rwanda montre à quel point une révolution ne peut aboutir qu’en liquidant toutes les couches sociales qui sont objectivement alliées au capitalisme international. (7b) »

L’aveuglement idéologique, les confusions entre « ethnie » et classe, tutsi et « féodal » suffisent-ils à expliquer silences, indifférence, complaisances face aux massacres de milliers de Tutsis dont l’immense majorité vivent les mêmes conditions sociales que leurs voisins hutus? Non. Dans l’article de Nadine Nyangoma qui s’inscrit dans la lignée de « l’anti-impérialisme« , l’aide de troupes belges, avec hélicoptères, à « la révolution anti-féodale hutue » dans la répression des Tutsis identifiés collectivement comme indépendantistes, n’est pas relatée ni analysée. La négation des premiers actes génocidaires de « l’État hutu » est sédimentée par une explication globale et globalisante. Ce qui permet de survoler et occulter des faits historiques. Le thème du « complot« , celui de la « guerre de reconquête des féodaux tutsis » et la géopolitique sont utilisés pour brouiller la perception de la réalité et relativiser les premiers actes de génocide avec la fondation de l’État rwandais de la 1ère République. Une période qui ouvre les chemins d’un long exil exprimé dans la pudeur et la métaphore du poète Jean-Baptiste Mutabaruka, qui évoque aussi une Présence aux côtés d’une Afrique en lutte pour les Indépendances…

« les voies s’élèvent grondantes dans l’Afrique qui bouge
rythme des tams-tams, enivré
virginal, charrié de blasphèmes
gloire à la lutte, à la vie
gloire à la force qui libère
créé et féconde gloire à la liberté reconquise
à la paix, à l’amour
gloire, ultime gloire enfin à la fraternité de ceux qui luttent. (8)

… les drapeaux sont en berne
les voix des chantres se perdent
dans le lointain, la distance les avale. (9)« 

Le Discours et les mots de la négation

Au Rwanda, lorsqu’il ne nie pas, lorsqu’il n’efface pas l’histoire, le génocidaire se refugie dans le silence. Ce silence perturbe le travail de deuil du rescapé et de la victime. Les témoignages recueillis par Yolande Mukagasana dans son livre Les blessures du silence (10) expriment ce besoin de « vérité » pour les rescapés, nécessaire pour commencer le travail de deuil. La négation et le silence du génocidaire sont une offense pour le rescapé et la victime, une brûlure dans la souffrance. Le combat contre la négation peut-être une lutte pour la survie… La négation du génocide au Rwanda commence par se présenter avec des « interrogations » sur la qualification de « génocide ». Elle propose, ensuite, un énoncé de compensation : « il n’y a pas eu un génocide des Tutsis, il y a eu une guerre inter-ethnique« , « une tragédie« . La réfutation de l’événement-génocide est suivie d’une inversion de situations. Les Tutsis sont responsables – ou corresponsables – d’une « tragédie » qu’ils « instrumentalisent« . Ce discours sédimente un négationnisme véhiculé par des responsables ou des proches du courant politique « Hutu-power ». Dans le discours de la négation radicale, le Tutsi subit les conséquences d’une « guerre interethnique » qu’il a fomentée, ou d’une guerre d’autodéfense du « peuple hutu ». Pendant le génocide au Rwanda, dans Africa International de Juin 1994, Marie-Roger Biloa écrit :

« Qui tue qui? le front Patriotique rwandais, guérilla armée de la minorité tutsi, mène une campagne vertigineuse pour accabler diversement l’armée rwandaise. (…) La presse européenne, globalement favorable aux Tutsis, perçus comme une minorité opprimée, fait tout de même état de carnages dans les deux camps. » (11)

Deux ans après le génocide, Africa International de Juillet-Août 1996 réécrit l’histoire par effacement et inversion de faits historiques. La publication donne la parole à Théoneste Bagosora qui est inculpé par le Tribunal Pénal International sur le Rwanda :

« Africa international a pu rencontrer le colonel Bagosora pour évoquer le drame que le peuple rwandais a vécu depuis le 1er octobre 1990, lorsqu’une bande armée a envahi le Rwanda à partir de l’Ouganda, jusqu’au moment où plus de cinq millions de Hutus ont été contraints de quitter leur pays, leurs biens, pour une vie d’errance d’abord à l’intérieur, puis en exil à l’extérieur, fuyant les massacres sans précédents qui ont endeuillé ce petit pays (…) La guerre a réveillé les démons de la haine ethnique et provoqué une bipolarisation de la population. » (12)

Théoneste Bagosora réfute la matérialité des faits. La réfutation est la deuxième étape de la négation après le questionnement, et avant l’invitation faite à requalifier l’événement-génocide. Le colonel s’exprime ainsi:

« Le régime de Kigali trompe ainsi l’opinion en faisant croire que les crânes exposés appartiennent aux Tutsis, puisque des cérémonies d’inhumation ont été organisées pour eux depuis que le FPR est au pouvoir. Les Tutsis respectent religieusement leurs morts pour oser les exposer au public. Ils l’ont prouvé en demandant au Tribunal International Pénal pour le Rwanda qu’il arrête les exhumations pour les besoins de l’enquête. Ce respect des morts risque ainsi de conduire à la condamnation des Hutus sur base d’enquêtes incomplètes et tronquées alors qu’en même temps on manipule l’opinon publique. » (13)

Le négationnisme radical du génocide au Rwanda n’est pas enclavé dans la région des Grands-Lacs africains. Il est soutenu par des mouvances idéologiques telles que l’Institut Schiller-Parti ouvrier européen. Cette mouvance, fondée aux États-Unis dans les années cinquantes, travaille beaucoup avec des mouvements politiques revendiqués pro-« Hutu-power ». En 1997, dans un « Appel au premier ministre Lionel Jospin », l’Institut Schiller écrit :

« Un terrible génocide, le pire depuis celui du Cambodge en 1975-1979, a été déclenché en 1990 dans la région des Grands-Lacs en Afrique par les milieux financiers anglo-américains, utilisant les forces de Museveni de l’Ouganda, de Kagamé du Rwanda, de Buyoya du Burundi et de Kabila de la république démocratique du Congo. » (14)

Pour l’Institut Schiller, le génocide des Tutsis du Rwanda n’existe pas. Le génocide, c’est celui des Hutus commis par des « armées Tutsis » qui veulent créer un empire « Hima-Tutsi ». Ces armées sont en Afrique centrale le bras d’un complot pour la destruction des nations. Ce complot sert une stratégie des Américains, Anglais, Belges. La stratégie serait pilotée par des intérêts financiers de la City de Londres. Sont cités notamment les noms de Warburg, Goldman, Sachs… Avec son discours de la négation qui est focalisé sur le « complot de la finance internationale », l’Institut Schiller laisse libre cours à des tonalités déja entendues: celles du discours antisémite.

Négation et déni : l’entremêlement

La négation du génocide au Rwanda est entremêlée avec des formes de déni. Dans ces formes de déni, le génocide n’est pas nié. Il est tout simplement absent. Absent de discours construits sur une analyse des grands mouvements historiques, avec « la guerre interethnique » et les « conflits de cultures » comme déterminants explicatifs. Dans ces discours, le génocide est dilué dans des recompositions géopolitiques présentées comme événements centraux. Un ancien ministre français de la coopération, Robert Galley, a fait, le 13 mai 1998, une déposition devant la Mission d’information parlementaire sur les événements du Rwanda en 1994. Pour l’ancien président du groupe d’amitié France-Rwanda, le régime du président Habyarimana était « extrêmement tolérant« . L’ancien ministre, qui ne prononce pas le mot génocide, parle du « machiavélisme » des Tutsis qui ont utilisé leur diaspora pour fomenter une guerre de reconquête afin de s’assurer une domination sur les Hutus.

Une forme de déni est également très présente dans l’analyse d’Alexandre Adler sur l’Afrique et sa région des Grands-lacs. Le mot génocide n’y est jamais utilisé. Le statut et la qualification de l’événement sont relativisés par une sémantique allusive et ironique. Une analyse globalisante se focalise sur les enjeux géopolitiques d’un conflit entre Hutus et Tutsis, un terrain où les Tutsis représenteraient « les royaumes combattants chrétiens du haut Nil »:

« L’opinion bien-pensante, après avoir fait des meurtriers hutus du Rwanda l’équivalent des Himmler et de ses séides, va-t-elle à présent transformer en nouveaux  « génocideurs » les Tutsis vainqueurs au Kivu de ces mêmes hutus devenus entre-temps réfugiés? Ni la première attitude, ni la seconde ne dénotent pourtant d’une grande intelligence de la situation (…) Aussi faut-il s’en tenir au déroulement des faits géopolitiques tels qu’ils se déroulent en ce moment, à la jointure de deux Afriques en construction – celle qui se regroupe autour de l’Afrique du sud et celle qui se dessine peu à peu autour de sa façade atlantique, du Sénégal à l’Angola (…). De toutes les menaces qui pèsent sur l’Afrique, cette remise en question géopolitique n’est-elle pas la plus grave? La France peut-elle se permettre d’empêcher la naissance d’une grande communauté dont l’Afrique du Sud sera le centre, et les royaumes combattants chrétiens du haut Nil le bras armé ? » (15)

Génocide et « génocide(s) « , déni et politique

Certaines formes de déni de génocide permettent – sans nier l’événement-génocide – de le relativiser. Il devient un événement dans une histoire faite de violences extrêmes. Cette dilution de l’événement-génocide prépare une invitation à requalifier le statut et le sens d’un génocide. Dans « Génocide, le mot et les morts », article paru dans Libération du  6 mars 1997, et écrit par Stephen Smith, l’armée et le pouvoir rwandais sont accusés « d’opprimer » et de « pourchasser« , dans l’Est du Congo, les « Hutus collectivements identifiés« . Le contexte de guerre sur un territoire où s’était réfugiée une armée des forces ayant pour projet politique la poursuite du génocide est rappelé. Le génocide des Tutsis est posée comme « une vérité intagible« . Maisauparavant, à propos d’un génocide qui « est la clé de voûte de tout raisonnement dans la région« , le journaliste lance une invitation pour que

« l’Occident cesse de se mirer dans ce bain de sang qui lui renvoie l’image de « son » génocide, l’extermination des juifs auxquels la pensée coloniale a si efficacement assimilé les Tutsis, « Nilotiques errants » dans l’Afrique des Grands-lacs. » (16)

Après l’invitation à la prudence lancée à l’Occident dans son rapport à un génocide africain métaphorisé par « un bain de sang« , Stephen Smith pose la question :

« comment pouvons-nous sanctuariser le mot génocide et, en même temps, abandonner à leur sort des Hutus qui, parce que réfractaires à l’assujetissement en tant que tels, sont massacrés? Bien que parcellaires, les témoignages dont nous disposons ne laissent plus de place au doute : l’épuration au Rwanda et dans l’Est du Zaïre est érigée en politique, entreprise et poursuivie comme telle. » (17)

Avec cette accusation, et après la mise en garde de la conscience occidentale sur l' »effet de miroir », le génocide des Tutsis devient un événement qui doit être mis en relation avec « l’extermination des Hutus » dans l’Est du Zaïre, et analysé à travers le prisme de la violence atavique et de la démographie :

« et c’est d’ailleurs par l’analyse politique, sans sensiblerie ni effet de miroir de nos propres hantises, que l’on peut comprendre pourquoi. En ces terres fertiles mais exiguës de l’Afrique des Grands-lacs, sous une pression démographique exceptionnelle et sous le poids des hécatombes antérieures dans la région, une logique assassine est devenue une force collective rationalisée – dans tous les sens du terme – par des intellectuels des deux camps, mise au service de la rivalité entre élites hutues et tutsies pour le contrôle d’un État. » (18)

C’est ainsi que le génocide des Tutsi est concédé… D’une part, il n’est pas nié, il est l’objet d’une certaine reconnaissance, d’autre part, sa signification, son senssont invités à être resitués, relativisés, « normalisés » (19) … Cette invitation résonne ainsi : « est -ce que, finalement, le génocide ne serait pas à inscrire dans une histoire locale, spécifique, composée de conflits et de guerres ethniques ? »

Relativiser le génocide en l’expliquant par un atavisme de violences sociales et de guerres ethniques dénie au génocide sa radicale singularité. Une singularité qui n’apparaît pas dans « l’approche comparée » des morts ou des souffrances, mais qui réside dans son caractère de projet politique d’État. Un projet d’État qui a une généalogie idéologique et historique, et poursuit l’intention d’exterminer un groupe humain figé dans une « identité », définie par le génocidaire. Les Tutsis ont été exterminés parce que Tutsis. D’où l’acharnement sur les enfants et sur les cadavres. Les Hutus ont été tués parce qu’opposés au génocide, du fait de leur courage, de leurs actes, de leurs idées… Face à la négation, aux différentes formes de déni et aux résistances à dire la réalité, le détour pour refonder le sens du mot génocide se fera par un rappel des mots simples du génocidaire. Entre métaphores et langage meurtrier, il est explicite sur une chose : ne pas épargner les enfants, c’est-à-dire éradiquer, arracher jusqu’aux racines de la vie… Que dit Léon Mugesera, dans son fameux discours cité du 22 novembre 1992? Il exhorte les militants du parti de Habyarimana à ne pas commettre l’erreur des persécutions anti-tutsis de 1959-1960 qui ont épargné les enfants…

Entre le témoignage de la victime, la négation et les formes de déni, le combat sera sans fin. Après la négation, facilement disqualifiable, viendra la relativisation du génocide; car il y aurait eu un « deuxième génocide »: celui des Hutus. C’est la « théorie du double génocide » ou des « génocides mutuels ».
Biarritz, le 8 novembre 1994. Sommet Franco-africain. Le jour même du vote à New-York, par le Conseil de sécurité, de la Résolution de création du Tribunal Pénal International sur le Rwanda, le Président François mitterrand donne une autre version d’un génocide africain :

« Après les  négociations d’Arusha, (…) les conditions de la mort du président Habyarimana, la guerre civile et les génocides qui s’en sont suivis ont interrompu un processus de rétablissement de la paix qui était approuvée par l’ensemble des partis (…) En vérité, vous le savez, aucune police d’assurance internationale ne peut empêcher un peuple de s’autodétruire, et on ne peut pas demander non plus l’impossible à la communauté internationale, encore moins à la France tant elle est seule, lorsque les chefs locaux décident délibérément de conduire une aventure à la pointe des baïonnettes ou de régler des comptes à coup de machettes. » (20)

Avec cette invitation à tirer le rideau sur un génocide, le politique réécrit l’histoire. Quitte à se laisser tenter par les liaisons dangereuses avec le négationnisme. Le déni du génocide sera activé et entretenu par l’analyse historisante de la politique africaine comme éternel retour de « violences et conflits ethniques ». Cette vision participe, en partie, d’un certain rapport à l’Histoire. Pour Hubert Védrine, ancien ministre des Affaires étrangères, le président François Mitterrand

« pouvait avoir une façon historiciste d’invoquer les décennies, les siècles, voire les millénaires passés, qui semblaient ne laisser que le choix de repasser indéfiniment par les mêmes chemins et de se soumettre une fois pour toutes aux précédentes. » (21)

Mais quand la réécriture politique de l’histoire est de plus en plus appuyée, le rapport à l’Histoire suffit-il à l’explication? Avant le discours du Président François mitterrand à Biarritz, quatre mois après la fin du génocide, au moment où le Rwanda se relève d’une guerre et d’un génocide, le Service de presse de l’Élysée envoie aux journalistes un argumentaire daté du 28 octobre 1994 sur la situation au Rwanda  :

« La démocratie qu’on nous annonçait ne règne toujours pas à Kigali. Un rapport d’Amnesty International dénonce la justice expéditive des nouveaux maîtres. Il n’y aura pas de bons et de méchants, les massacreurs et les libérateurs, cette vision manichéenne au nom de laquelle on a indignement caricaturé la France, l’action de la France. Les donneurs de leçons sont étrangement muets. » (22)

Les fautes politiques, et les compromissions passées, rendent lourde de conséquences la reconnaissance d’un génocide. Dès lors vont s’élaborer des stratégies qui proposent une « lecture » brouillée d’un événement où il n’y a ni responsables, ni victimes. Ces stratégies sont au coeur de discours de certains opposants politiques à l’actuel pouvoir de Kigali. Dans ces stratégies, l’Histoire et la « Mémoire » du génocide deviennent des terrains privilégiés d’investissement politique. Le pouvoir politique de Kigali fondant sa légitimité sur un Acte historique, avoir gagné la guerre et arrêté un génocide, des opposants se choisissent comme terrain prioritaire la déconstruction de cette légitimité historique par la négation ou des formes de déni de génocide.

Eugène Ndahayo, ancien opposant politique à Habyarimana, et actuellement opposant au régime de Kigali, a écrit un livre, Rwanda le dessous des cartes 24, où s’expriment tout le poids du déni d’un génocide, toute la stratégie d’effacement de l’histoire. Un effacement qui autorise à ne pas penser le génocide comme « possibilité » au regard de l’histoire de l’État rwandais depuis 1960. Dans son Livre, Eugène Ndahayo reconnaît que : » (…) effectivement les soldats du FPR ont fait des raids spectaculaires pour sauver plusieurs milliers de personnes menacées, dont moi-même » (23) . Mais auparavant, il évoque

« (…) un génocide des hutus amorcé depuis 1990, et qui continue à l’heure actuelle à faire des victimes. » (24)

Pour sa démonstration, Eugène Ndahayo efface la généalogie du génocide. Il réfute les massacres des Tutsis en 1963/1964 en citant des Rapports de Missions de l’ONU… S’agissant de l’extermination d’un million de Rwandais en 1994, la grande explication est aussi dans l’économie :

« Dans ce Rwanda qui souffre d’une raréfaction des ressources naturelles suite à une croissance démographique des plus explosives (…) il y a une relation étroite entre la distribution inégale des richesses et la rapidité de réaction des plus démunis lorsqu’il s’agit de se débarrasser de l’autre pour s’approprier ses biens. » (25)

La lutte pour les ressources rares dans un environnement surpeuplé, donnée comme une des « explications » d’un génocide, a trouvé un écho dans une culture développementaliste teintée de malthusianisme. S’exprimant dans la revue World watch Magazine de Septembre/octobre 2002, James Gasana propose une analyse de l’enchaînement de faits qui ont rendu possible le génocide. Il met en lumière, comme éléments déterminants de la violence qu’a connue le Rwanda, le poids de la croissance démographique et l’extrême dégradation de l’environnement :

« Les incidents violents eurent lieu dans 18 communes où la production agricole assurait moins de 1600 calories par jour, mais aucun conflit n’apparut là où la population avait plus de 1600 calories par jour (26). »

Pour l’éditeur de la publication, les Editions Ayres, « les données précises de Gasana concernant la propriété foncière, la fertilité du sol et la famine nous donnent une compréhension interne stupéfiante des causes profondes du tragique effondrement du Rwanda. (27)
La grille de lecture économiciste, qui ne « pense » pas le génocide comme « possibilité historique » portée par un projet politique d’État, se retrouve sur des versants idéologiques différents. Sur son versant « malthusianiste et tiers-mondiste », la lecture économiciste insiste sur la démographie galopante et la lutte pour les ressources rares comme éléments déterminants pour analyser et « expliquer » un génocide; sur son versant de « Gauche », cette lecture insiste sur l’ordre économique mondial et des politiques économiques imposées par les Institutions internationales. Ces deux versants ouvrent la voie aux « révisions »: Rwanda-94 n’est-il pas la conséquence d’une situation qui « dépasse » et les victimes, et les génocidaires? S’il en est ainsi, s’agit-il réellement d’un génocide ou d’une tragédie parmi tant d’autres : celles de la faim, de la misère? « L’aveuglement idéologique » ou les mécanismes psychologiques de résistance à reconnaître un génocide, dans un pays qui fut béni par beaucoup d’O.N.G, n’expliquent pas tout. James Gasana qui met en lumière les responsabilités de la malnutrition et de la dégradation de l’environnement dans l’extermination d’un million d’humains fut ministre de la Défense entre 1992 et 1993, années cruciales de la préparation du génocide…

Le  « paradigme » de l’Avion du Président

Le déni procède également par la substitution au génocide d’un fait historique présenté comme central car « déclencheur » et « détonateur » du génocide. Aujourd’hui, cette stratégie a recours au « paradigme » de l’Avion du président qui peut être résumé ainsi: le responsable de l’attentat contre l’avion de Habyarimana abattu le 6 avril 1994, événement « détonateur » ou événement qui « déclenche » le génocide, selon la terminologie du « paradigme », est co-responsable du génocide. Le Front Patriotique Rwandais et son Commandement militaire sont les accusés des tenants de cette thèse portée par certaines mouvances politiques ouvertement négationnistes. Dès lors, les conséquences à tirer sont insinuées et instillées ainsi: ne faut-il pas reconsidérer « toutes » les responsabilités de cette « tragédie » ? Les jugements contre les génocidaires, au Rwanda, au Tribunal Pénal International, en Belgique…, ne relèvent-ils pas de la « justice des vainqueurs »? Les principaux dirigeants de l’actuel État rwandais n’ont-ils pas des responsabilités partagées avec les concepteurs, planificateurs et exécutants du génocide ? Dans un article de Stephen Smith paru dans Libération du 11/12 mars 2000, l’enjeu de ce « paradigme » est dévoilé par le titre:

« Révélations sur l’attentat contre le président Habyarimana, la piste enterrée de l’ONU:  un rapport confidentiel des Nations unies, dévoilé par un journal canadien, accuse l’actuel homme fort de Kigali (28). »

À partir de l’article commenté du journal canadien, National post du 1er mars 2000, le journaliste de Libération souligne:

« Gravissime à double titre, cette accusation impute au régime rwandais sorti des fosses communes la responsabilité de l’événement détonateur du génocide au Rwanda, sur lequel les Nations unies se refuseraient à chercher la vérité en tout impartialité (29). »

La stratégie du « paradigme » de l’Avion du président use du principe d’inversion, qui est récurrent dans les discours de la négation : la victime a une responsabilité dans son extermination pour avoir fomenté un « complot » et déclenché une « guerre » qui « expliquent » l’extermination. Cette stratégie refuse de se confronter au sens. En voulant orienter les projecteurs sur le seul fait historique qui garde son mystère dans un génocide, lequel ne peut être nié en tant que tel, les adeptes du « paradigme » veulent rendre non-visibles le génocide et la généalogie du Crime. Cette démarche investit dans une ère médiatique où l’événement qui doit faire sens, la planification et l’organisation de l’extermination de 1 million de personnes, peut être recouvert par l’événement-« sensationnel »: « révéler qui a abattu l’Avion du Président, c’est désigner un des responsables de l’extermination de 1 million de personnes! ». Cet investissement mise, surtout, sur la banalisation d’un génocide, un génocide africain… Mais, cette stratégie mise, également, sur le caractère inaudible du témoignage. Devant la Mission d’Information Parlementaire sur le Rwanda, Michel Cuingnet, ancien chef de la Mission de coopération française est précis :

« Au Rwanda, nous avons agi par ignorance et suffisance (…) si le président Habyarimana n’avait pas été tué, il y aurait  quand même eu de gigantesque massacres, car tout était prêt pour que le pouvoir reste à l’Akazu (le cercle d’extrémistes hutus proches de la présidence) dont on a évacué les responsables par le premier avion. (…) En septembre 1993 (…) l’armée française avait un rôle d’armée d’occupation. » (30)

Fin 1994, le Tribunal de Grande Instance de Paris condamne les Éditions dictionnaires Robert à payer un franc symbolique au FPR pour avoir écrit dans sa présentation du Rwanda: « le FPR abattit J. Habyarimana à bord de son avion et lança de vastes offensives marquées par des massacres… » (31)
Le « paradigme » de l’Avion du Président a pour fonction de disqualifier le procès des génocidaires et du génocide. Le 8 avril 2002, au Palais de justice de Paris, soutenu par des Rwandais ouvertement négationnistes, à la sortie d’un procès en diffamation avec l’État rwandais, le journaliste Charles Onana, un des tenants du « paradigme », tenait à une journaliste des propos sur le caractère « arbitraire » des procès du Tribunal Pénal International sur le Rwanda Ce « paradigme » a également pour fonction de délégitimer la victime et son représentant, dont le témoignage sera perçu comme une dénonciation de la politique de François mitterrand qui fut très active au Rwanda; avant, pendant et après le génocide. Dans un article paru dans Le Vrai Papier Journal d’octobre 2000, Pierre Péan avait déjà soutenu ce « paradigme » de l’Avion du Président. Selon le journaliste d’investigation, « les vrais assassins » sont les dirigeants du Front Patriotique Rwandais, puiqu’ils auraient, d’après des « révélations obtenues« , abattu l’avion du président, et provoqué la reprise de la guerre, tout en sachant que la population tutsie serait exterminée. D’après l’auteur de Une jeunesse française, une biographie de François mitterrand, les « révélations » autour de l’attentat du 6 avril 1994 contre l’avion du président Habyarimana permettent de réhabiliter François mitterrand et sa politique au Rwanda…

Le refus d’entendre le témoignage

Le déni est un regard détourné. L’illustration en est parfaite chez une figure intellectuelle comme Jean Daniel. Dans son livre Avec le temps, carnets 1970-1998, son déni d’une réalité qui interpelle la politique rwandaise du Président François mitterrand est constant. L’agacement jaillit quand est évoqué le Rwanda :

« Chacun a sa tâche prioritaire: il faut se les répartir. Je crois avoir montré que Sarajevo ne m’était pas indifférent. Et le Rwanda nous écrase. Mais quoi ? Est-ce une raison pour oublier l’enfer algérien? Les malheurs ne seraient que diversion pour en oublier d’autres ? » (32)

Le déni, c’est aussi le refus d’entendre les voix qui amplifient le témoignage. André Glucksmann a été de ces intellectuels en France qui ont amplifié le témoignage sur le génocide des Tutsis. En attendant les témoignages d’André Glucksmann sur la politique de François mitterrand en Afrique et au Rwanda, Jean Daniel réagit fortement, caricaturant le témoignage pour le disqualifier :

« Je lis les outrances de Glucksmann (…) ceux qui se référent à Julien Benda n’ont pas le droit de se soucier si peu de vérité. Or ces clercs veulent s’engager non pas pour défendre l’Universel mais pour pourfendre un prétendu responsable (…) Il sont simplement sots (bêtes, imbéciles comme ils disent) lorsqu’ils transforment mitterrand en Caligula. » (33)

En éloignant son regard d’un génocide au Rwanda, dans un éditorial intitulé: « Un dimanche de lumière », Jean Daniel donne une dimension mystique et esthétique à une réflexion qui dilue un génocide dans les « horreurs » que nous présente l’actualité, avec, au Rwanda, une frontière effacée entre victimes et bourreaux dont les rôles sont réversibles :

« (…) sur fond de Rwanda, les victimes n’ayant pas mis longtemps à redevenir des bourreaux et les génocidaires des suicidés (…) Maintenant, avec l’infini raffinement des horreurs, on ne peut même plus se dire que le Christ a souffert beaucoup plus que tous les autres. Notre époque est celle des crucifiés. Au Rwanda, tous des Christs… » (34)

Le témoignage et la victime en procès

Le Conseil de sécurité de l’ONU a voté le 8 novembre 1994 la Résolution 955 qui crée le Tribunal Pénal International sur le Rwanda.  Les mots « génocide des Tutsis » ne figurent pas dans la Résolution, comme s’il y avait une retenue pour ne pas nommer le Crime et la victime dans leurs singularités… La Résolution précise les compétences du Tribunal : “Juger les personnes présumées responsables d’actes de génocide ou d’autres violations graves du droit international humanitaire” (35) . L’État rwandais de l’après-génocide ne vote pas la Résolution de création d’un Tribunal qui siègera hors du Rwanda, et dont la compétence est étendue sur la période du 1er Janvier 1994 au 31 Décembre 1994. Soit avant et après le génocide. Cette temporalité, ainsi que la compétence du Tribunal, autorisent celui-ci à juger « d’éventuels crimes de guerre«  dont seraient accusés le Front Patriotique Rwandais qui a arrêté le génocide, ainsi que l’Armée Patriotique Rwandaise en première ligne face aux forces génocidaires regroupées au Congo voisin depuis juin 1994… En effet, à partir de cette « mise en balance » possible, des voix s’élèveront pour demander le jugement des génocidaires et de ceux qui ont arrêté le génocide… Si le Crime et la victime ne sont pas nommés, si le sens n’est pas la référence absolue pour juger un crime contre le principe humain, comment faire le procès du génocide : sa généalogie, sa conception, sa planification, son organisation, son exécution?

Mais après la banalisation du mot génocide, la dévaluation du mot par son inflation –  « génocide de la faim »; « double génocide »… -, après l’intrusion des politiques dans la réécriture de l’histoire, après l’instauration d’un Tribunal Pénal International sur le Rwanda rétif à nommer le Crime et la victime, est venu le temps de la violence des mots contre le témoignage et la victime, qui peuvent se voire reprochés de « culpabiliser » ou de développer une « stratégie victimaire« . Cette violence qui étouffe le témoignage de la victime va s’exprimer sur fond de controverses ou critiques violentes sur la politique de l’État rwandais. Cette dérive pourra emporter, avec l’ère du désenchantement politique, ceux-là même qui ont dénoncé et dénoncent le génocide et le négationnisme. Ces pratiques de langage contre le témoignage qui « agace », vont figer le rescapé, la victime et son témoignage dans une identité et une figure mortifères. Un exemple: le gouvernement rwandais est ”le gouvernement sorti des fosses communes” (36) . Autre exemple: la revue Esprit a réalisé un dossier sur Les historiens et le travail de mémoire dans lenuméro d’Août-Septembre 2000. Une contribution à ce numéro est intitulée: « Politique de terreur et privilège d’impunité au Rwanda ». Dans cet article, Rony Brauman, Stephen Smith et Claudine Vidal, après un très long développement critique sur le pouvoir et la situation sociale et politique au Rwanda, abordent le thème de « La mémoire brûlante ». Les cérémonies de commémoration du génocide sont perçues par l’humanitaire, le journaliste et l’universitaire comme une « liturgie progressivement vidée de sens » (37) , des « souffrances du passé, inlassablement reprises dans un morbide ressassement collectif » (38) .

Or pour les Rwandais, dont beaucoup ne pourront faire le deuil faute d’offrir une sépulture à leurs parents exterminés, les cérémonies de commémoration du génocide ont des expressions plurielles : une profonde expression culturelle du besoin d’un moment de proximité avec « nos » morts, au-delà du « morbide« ; un désir de crier au monde une vérité harcelée par la négation et des formes de déni. Face aux pratiques de langage qui disqualifient le témoignage du rescapé et de la victime, ainsi que les expressions du souvenir, que restera-t-il de la capacité et du désir de témoigner, de dire sa souffrance? Que signifie ce retour de violence contre le témoignage de la victime d’un génocide? Que signifie ce déni qui s’entremêle, parfois, avec la négation?

Continuer à témoigner malgré tout…

Un génocide rendu possible, la banalisation d’un génocide, la perméabilité de nos démocraties à cette banalisation, l’assaut de mots assassins contre le témoignage de la victime d’un génocide africain… seraient-ce les marques de cette post-modernité, esquissée par Gilles Lipovetsky, « où règne l’indifférence de masse (…) où toutes les options, tous les niveaux peuvent cohabiter sans contradiction ni relégation » (39) ,période de « l’indifférence pure » où « l’apathie répond à la pléthore d’informations, à leur vitesse de rotation (…) sitôt enregistré, l’événement est oublié, chassé par d’autres encore plus spéctaculaires » (40) .
Regarder en face le génocide de 1994 au Rwanda est douloureux et perilleux. Un génocide rendu possible, dans un pays où la politique française et l’armée française furent actives (41) , est une réalité difficile à affronter. A défaut de nier cette réalité, pourquoi ne pas se rassurer en la contournant, en la déplaçant, en la relativisant? Mais persisteront une culpabilité et une « mauvaise conscience » d’où jaillira la violence des mots de la négation et du déni pour faire taire le témoignage rwandais qui agace tant… C’est aussi cela, la singularité du témoignage d’un génocide concédé.

Un génocide rendu possible a été arrêté par une armée rebelle en Afrique « francophone ». Les très jeunes combattants de l’Armée du Front Patriotique ont  gagné la guerre et une course poursuite pour arrêter le génocide. Pour enterrer des milliers de cadavres. Pour s’occuper des rescapés, des orphelins. Dire cette vérité, ce n’est pas réécrire une Geste. C’est résister aux enjeux et controverses politiques d’aujourd’hui qui prennent en otage le travail sur l’Histoire. C’est s’écarter de « l’histoire trouée », pour écouter et entendre le témoignage rwandais, témoignage qui ne sera pas uniquement le long Récit de l’anéantissement. Au Rwanda, les victimes d’un génocide ont résisté et le projet du génocidaire a été arrêté. C’est pourquoi le témoin peut délivrer son témoignage. Il ne peut être étouffé par la négation et le déni…

NOTES


(1) Discours de Léon Mugesera, traduction française, inédit.

(2) cf J.P. Chrétien, « Les deux visages de Cham. Points de vue français du XXeme siècle sur les races africaines d’après l’exemple de l’Afrique orientale », in P. Guiral et E. Temime, L’Idée de race dans la pensée politique française contemporaine, CNRS, 1977, pp 171-199; et « Hutu et Tutsi au Rwanda et au Burundi », in J.L. Amselle et E. M’Bokolo éd., Au cœur de l’ethnie. Ethnie, tribalisme et Etat en Afrique, La Découverte 1985-1999; Dominique Franche, Rwanda. Généalogie d’un génocide. Mille et une nuits, 1997; Catherine Coquio, « Rwanda 1894-1994 : un exotisme colonial aux sources d’une idéologie génocidaire : le mythe hamitique », in G. Ducrey et J.M. Marc Moura éd., Crise fin-de-siècle et tentation de l’exotisme, Ed. du Conseil Scientifique de l’Université de Lille III, UL3, 2002, pp 207-240.

(3) Danielle Helbig, Jacqueline Martin, Michel Majoros, Rwanda, documents sur le génocide, Bruxelles. Éd. Luc Pire, 1997, p. 41.

(4) France-Soir, Paris, 6 février 1964.

(5) Élias Canetti , Masse et Puissance, Paris, Éd. Gallimard, 1966, p. 17.

(6) Spéciosa Mukayiranga, « Moi Spéciosa Mukayiranga rescapée du génocide de 1994, qui ai échappé à la mort depuis la tendre enfance », inédit, témoignage lu à « Écrire un génocide africain », initiative Fest-africa-Parc de La Villette-Aircrige, Paris, 18 novembre 2000. A paraître en 2003 dans le numéro de la revue francoallemande Lendemains, textes réunis par Catherine Coquio.

(7) Nadine Nyangoma, « Burundi et Rwanda, une stratégie impérialiste », in Tricontinental, 1970, La Havane, p.64

(8) Jean-Baptiste Mutabaruka, « Tam-tam », in Anthologie Négro africaine, Lilian Kesteloot, Paris, Éd. Marabout, p. 337

(9) « Au reveil », Ibid., p. 338.

(10) Yolande Mukagasana, Les blessures du silence, Arles, Éd. Actes Sud, 2001.

(11) Marie-Roger Biloa, « Questions autour d’un massacre », in Africa International, Paris, juin 1994.

(12) « Bagosora s’explique », interview in Africa international, n° 296, juillet-Août 1996.

(13) Ibid.

(14) « Appel au Pemier ministre Lionel Jospin« , Pétition. Inédit. Paris, Institut Schiller, 1997.

(15) « Les blocs-notes d’Alexandre Adler« , Courrier International, Paris, n° 314, du 7 au 13 novembre 1996.

(16) Stephen Smith, « Génocide, le mot et les morts », in Libération, Paris, Jeudi 6mars 1997.

(17) Ibid.

(18) Ibid.

(19) Selon l’expression utilisée par Jean-Pierre Chrétien lors de son exposé à l’ENS-Ulm, dans le cadre du séminaire d’Aircrige « Les Formes du déni » : « Rwanda : un génocide normalisé », 28 mars 2001.

(20) « Discours d’ouverture du Président François Mitterrand, Biarritz, 8 novembre 1994 », in L’année politique économique et sociale 1994, Paris Éd. Évènements et Tendances, 1995.

(21) Hubert Védrine, Les Mondes de François Mitterrand, Paris, Éd. Fayard, 1996, p. 749.

(22) Jacques Amalric, « Les errements de Paris », Paris, Libération, 16 novembre 1994.

(23) Eugène Ndahayo, Rwanda le dessous des cartes, Paris, Éd. L’Harmattan 2000, p. 113.

(24) Ibid., p. 31.

(25) Ibid., p. 46.

(26) « Rwanda : population growth, environmental destruction, and genocide », 30 septembre 2002, www. irinnews.org.

(27) Ibid.

(28) Stephen Smith, « La piste enterrée par l’ONU« , Libération, Paris, 11 et 12 mars 2000.

(29) Ibid.

(30) Le Monde, 30 avril 1998.

(31) « Le Petit Robert condamné« , Libération, Paris, 27 avril 1995.

(32) Jean Daniel, Avec le temps, carnets 1970-1998, Paris, Grasset, p. 660.

(33) Ibid., p. 666.

(34) Jean Daniel, « Un dimanche de lumière », Le Nouvel Observateur, 13-19 mars 1997.

(35) Résolution 955, www.un.org/french/docs/sc/1994.

(36) Stephen Smith, « La piste enterrée par l’ONU », Libération, 11 et 12 mars 2000.

(37) Rony Brauman, Stephen Smith, Claudine Vidal, « Politique de terreur et privilège d’impunité au Rwanda », in Esprit, Août-Septembre 2000, Paris p. 159.

(38) Ibid., p159

(39) Gilles Lipovetsky, L’Ere du vide, essais sur l’individualisme contemporain, Paris, Gallimard 1983, p.18.

(40) Ibid., p. 59

(41) Voir sur ces questions François-Xavier Vershave, Complicité de génocide? La politique de la France au Rwanda, La Découverte, 1994; Jean-Paul Gouteux, La Nuit rwandaise. Dagorno, 2002; et le témoignage de Vénuste Kayimahe, Rwanda. Les Coulisses d’un génocide. Dagorno, 2002.

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http://aircrigeweb.free.fr/ressources/rwanda/Rwanda_.Bagilishya.html

Posté par rwandaises.com