Dix-sept ans après le drame du Rwanda, le Sénégalais Boubacar Boris Diop ressuscite le génocide. Impansable.
Il paraît que le pardon est amer mais que ses fruits sont sucrés. C’est ce que répètent aujourd’hui les esprits raisonnables en Côte d’Ivoire. La haine dans un pays, c’est comme la rouille sur le fer ; si on ne l’élimine pas, la catastrophe est assurée. En matière de guerres civiles, l’Afrique fait peur. Au Liberia, en Sierra Leone, au Congo, ailleurs, des horreurs sans nom semblent avoir immunisé le continent contre les atrocités. Comme si, là-bas, la raison, la charité, l’humanité avaient vidé les étriers. Et je ne parle pas du Rwanda où même 10 000 personnes tuées par jour pendant cent jours ne furent pas de taille à troubler le sommeil de l’univers.
Un fleuve de sang a noyé les Tutsis sous les yeux d’un Occident méprisant qui, ne connaissant que les créatures dociles et corrompues maintenues par lui au pouvoir, a semblé trouver ces amputations de masse presque normales. Mais si nous, Français, avons la pudeur de ne pas en parler, Boubacar Boris Diop, lui, en a fait le thème de « Murambi, le livre des ossements », 250 pages qui racontent comment une machette géante plantée sur une montagne de cadavres se dresse entre les Hutus et leur avenir. C’est un chef-d’œuvre que, pour fêter leur vingtième anniversaire, les éditions Zulma republient avec une postface de l’écrivain sénégalais.
Autrefois, Dieu trouvait le Rwanda si agréable qu’il ne passait jamais la nuit ailleurs. Il neigera en enfer avant qu’il y revienne. Et Diop explique pourquoi sans laisser personne sur le bord de l’histoire. Des dizaines de destins s’entrecroisent dans son récit. De Jessica Kamanzi, l’agent de liaison de la guérilla tutsie à Kigali en plein génocide, au Dr Joseph Karekesi, qui a organisé le massacre de milliers de personnes à l’école technique de Murambi et sacrifié sa propre femme et leurs enfants. Des scènes d’apocalypse se suivent dans des villes où s’abattent les criquets hutus affamés de meurtres. Les petits pigeons qui vivaient auprès de vous se transforment soudain en vautours et quand le narrateur principal, Cornelius, un intellectuel installé à Djibouti, revient dans son pays au bout de vingt ans, il n’ose demander de nouvelles de personne. Mais faites confiance à Diop, son personnage va quand même tout découvrir. Y compris le rôle de la France qui apparaît sous les traits d’un officier de l’opération « Turquoise » dont le rôle était d’abord d’évacuer au Zaïre les ministres, les préfets et les officiers supérieurs génocidaires qui fuyaient avec les réserves de la Banque centrale. Pourquoi donc les protégions-nous ? Pour qu’il n’y ait surtout pas de procès et que ces assassins ne rejettent pas tout sur Paris qui fermait si bien les yeux depuis si longtemps.
Personne n’a survécu car ceux qui n’ont pas été tués meurent de douleur, à petit feu, pendant le reste de leur vie. La haine et le chagrin sont des bouchons de liège qui remontent toujours à la surface. Pourtant ce roman bouleversant n’est pas désespéré. S’il ne parle pas des crimes tutsis auxquels les Hutus auraient répondu comme les sans-culottes de 1792 présentant aux aristocrates la facture de leur morgue, c’est qu’on ne part pas vers l’avenir en marche arrière. On n’alimente pas le futur avec de vieilles peurs. On le bâtit sur la vérité. Qui est la même pour tous, Hutus et Tutsis, même si, jusqu’à présent, comme les deux yeux, ils sont
inséparables, voient la même chose et ne se rencontrent jamais.
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Posté par rwandaises.com