Lors d’une conférence qu’il avait donnée à Dakar, le 26 novembre 2005, Cheick Hamidou Kane, l’auteur de l’Aventure ambiguë, mettait vivement « les élites africaines face à leur responsabilité ». Admettant lui-même qu’il appartenait à la minorité de cadres formés à l’école occidentale, il imputait la « situation calamiteuse » de l’Afrique noire au comportement de ces élites « occidentalisées » qui ont intériorisé la faiblesse de leur continent, et qui n’ont appris qu’à « mal imiter » les valeurs occidentales. Le grand homme dénonçait, dans le même mouvement, le dévoiement des « valeurs positives » de l’Afrique mère − l’appartenance à la même tribu par exemple, ou à la même langue − par ces cadres lancés dans des luttes prédatrices pour le pouvoir. Six années sont passées, et on peut constater qu’en matière d’avancement des travaux, rien ne s’est passé. On pourrait même dire que les choses ont carrément dégénéré dans une irresponsabilité de plus en plus désastreuse.
Cela ne doit pas surprendre. Car, il y a depuis longtemps chez les intellectuels, un problème de méthode dans cette dénonciation confuse des maux dont souffre l’Afrique. Et cette vieille passion du rejet en soi de l’Occident y est pour beaucoup. Elle empêche de partir du bon pied. D’abord, on doit prendre acte de ce que le monde est venu à l’Afrique et s’est imposé à elle il y a plusieurs siècles. Mais l’histoire n’est pas finie ; elle ne fait que commencer. On peut également noter, au moins provisoirement, que l’idée spinozienne d’une convergence universelle des buts humains n’est pas que pure vue de l’esprit. Il s’agit donc de faire le point sur les problèmes de l’Afrique, sans cette niaiserie, cette lamentation perpétuelle sur le mal que les Autres nous ont fait. Puisque depuis que le monde existe, les forts ont eu tendance à envahir les faibles et à les dominer, le continent noir doit envisager les conditions de son développement à l’aune de cette réalité-là. Si les élites africaines veulent donner une chance à l’essor de leur continent, il faudrait qu’elles cessent de creuser ce puits sans fond que représente la recherche sur l’âme vraie de l’Afrique. En procédant ainsi, ces hommes de culture ou de responsabilité ne font qu’approfondir l’aliénation de beaucoup de monde.

Les problèmes de développement de l’Afrique sont déjà fort compliqués, pour qu’il soit besoin d’en rajouter. Repousser d’un même geste, la domination que l’Occident exerce sur le continent africain et ces élites « occidentalisées » qui jouent contre leur propre pays, constitue une erreur de jugement. La première chose est normale, au sens épistémologique ; la seconde ne l’est pas. Rien n’oblige, en effet, les élites africaines à se détourner de l’effort pour le progrès de l’Afrique ! En vérité, ce n’est pas parce que les élites sont « occidentalisées », qu’elles échouent à remplir leur mission. Il leur manque, essentiellement, le courage de transformer la culture africaine, en vue de l’adapter aux exigences de la modernité. S’adonner à cet exercice de confusion, c’est servir la soupe à des manipulateurs de conscience, des boulangers. Personne n’a encore prouvé que les « valeurs positives » de l’« Afrique mère » s’opposent à ces « valeurs universelles » transportées en Afrique par la colonisation : Remplissez la terre et dominez-là ; le travail confère du sens à la vie ; la volonté de puissance est l’essence de l’univers ; l’échange et l’intérêt privé enrichissent la société ; tous les hommes veulent le bonheur ; et cætera. La responsabilité des intellectuels africains est de demander aux élites du continent de bien imiter ce qu’elles ont appris à l’école occidentale ; ce serait déjà pas mal. Ainsi ont procédé les Japonais puis les Chinois au cours du dernier siècle, avec le succès que l’on sait. Bien plus tard, il sera temps de faire le tri, de discuter culturellement de ce qu’il faudra garder, amender ou rejeter. La question, l’urgence de l’heure, c’est comment on nourrit, comment on soigne et comment on instruit les masses nombreuses qui peuplent les pays africains ? Parce que c’est pour elles et avec elles que l’Afrique se redressera. La responsabilité des intellectuels est de définir comment l’Afrique doit se confronter au monde tout en se protégeant.

Le discours de rejet des « valeurs occidentales » est pure logomachie. D’abord parce que ce n’est pas nécessaire ; ensuite parce que ce n’est pas possible. Il est vrai que, dès qu’il s’agit de la dénonciation du néocolonialisme, l’irresponsabilité intellectuelle devient spectaculaire chez nombre de ces hommes d’influence. On a souvent vu ce personnage penser à contre-courant de l’idéologie ambiante ; affronter parfois seul les puissants. Pour les affaires africaines, les intellectuels attendent les applaudissements de l’opinion la plus vaste, se noyant avec elle au lieu de l’éclairer. Le cas récent de la Côte-d’Ivoire a été à cet égard édifiant ! Si les élites africaines veulent répondre du devenir historique de leur continent, le seul cap pertinent tient dans ce mot d’Amadou Hampaté Bâ, cité par Cheick Hamidou Kane lors de son intervention à Dakar : « Les jeunes Africains (occidentalisés) auront accompli leur tâche quand ils sauront labourer leur propre terrain intérieur avec des instruments scientifiques qu’ils auront acquis à l’école étrangère. » Autrement dit, entre rejeter en bloc les possibilités qu’offre la civilisation de l’Autre, quand bien même celui-ci aurait un jour brutalisé l’Africain, et repousser les façons de faire de ces responsables qui ruinent l’Afrique, il n’y a aucun lien de nécessité. Raymond Aron disait que dans les affaires publiques, « ce n’est jamais la lutte entre le bien et le mal, c’est le préférable contre le détestable ».

Une tribune de Raoul Nkuitchou Nkouatchet, sociologue, Président du Cercle Mont Cameroun, Paris
par Raoul Nkuitchou Nkouatchet, pour l’autre afrik

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