Faut il croire que le monde marche sur la tête ? Que certains principes ne sont affirmés que pour justifier des actes qui aboutissent au résultat inverse ? Plus clairement : que les concepts, respectables s’il en est, de protection des populations civiles, de respect de l’Etat de droit, seraient aujourd’hui utilisés pour justifier les véritables mobiles d’opérations militaires menées tambour battant?
Ce scepticisme, ces questions sont nourris par deux volets de l’actualité, les évènements de Côte d’Ivoire, la guerre en Libye. Dans le premier cas, il s’agissait de faire respecter le résultat des élections de novembre, dans le second de protéger les populations de Benghazi qui s’étaient soulevées et que le fils du Guide libyen avait promis de massacrer. Dans ces deux pays, l’intervention militaire, menée au nom des Nations iunies mais impulsée par la détermination française, a entraîné un grand nombre de morts, entravé le développement de deux pays qui étaient des leaders économiques régionaux. Et dans les deux cas aussi, des initiatives africaines, qui visaient à restaurer le dialogue, à promouvoir des solutions pacifiques ont été écartées, sinon ridiculisées…
Voyons d’abord la Côte d’Ivoire où la réalité des faits est moins manichéenne que l’image qui en a été donnée. Certes, au deuxième tour de l’élection présidentielle, le candidat Alassane Ouattara a été donné gagnant contre le président sortant Laurent Gbagbo. Cependant, cette proclamation du vainqueur s’est déroulée en dehors de la légalité constitutionnelle et surtout sans tenir compte de contestations de la régularité du scrutin en certains endroits : dans le Nord du pays, (fief de Ouattara) où les rebelles n’avaient pas désarmé, il y eut dans certains bureaux plus de votants que d’inscrits et dans l’Ouest du pays (fief de Gbagbo) il y eut également des intimidations. Face au litige, on aurait pu imaginer un recomptage des voix, ou un nouveau vote. Une opération coûteuse certes, mais beaucoup moins que ce qui allait suivre : c’est de force que Laurent Gbagbo dut être délogé de la présidence et c’est grâce aux bombardements français et à l’intervention onusienne que son successeur a finalement pu occuper le fauteuil présidentiel, prenant les rènes d’un pays déchiré. Auparavant, la Côte d’Ivoire avait été soumise à un embargo coûteux (y compris les médicaments essentiels) la population avait été prise au piège d’une guerre civile qui fit plus de 3000 morts, de graves destructions furent infligées à Abidjan.
Aujourd’hui, même si la Côte d’Ivoire a quitté le champ médiatique, on est loin de la normalisation : dans l’Ouest, à Douekoue, où 1000 personnes furent massacrées de sang froid par les forces qui appuyaient Ouattara, plus de 25.000 civils terrorisés, soupçonnés d’avoir été fidèles à Gbagbo, sont toujours réfugiés dans l’enceinte d’une paroisse, la crainte de l’épuration ethnique règne toujours. Plusieurs organisations de défense des droits de l’homme, qui hier fustigeaient les abus des pro Gbagbo, s’inquiètent aujourd’hui des atteintes à la liberté de la presse, de la déportation de leaders de l’ancien régime, de l’ampleur des règlements de compte et de la montée de l’insécurité. Alassane Ouattara, le nouveau président, a certes promis d’inviter la justice internationale à se saisir de tous les crimes commis par le régime déchu, mais osera-t-il s’en prendre aux anciens groupes rebelles qui ont gagné la bataille d’Abidjan et l’ont mené à la victoire et à son nouveau premier ministre Guillaume Soro ?
En réalité, au-delà des péripéties sanglantes, il faudrait s’interroger sur les raisons qui ont conduit la France, soudain, à trancher par la force diplomatique et militaire le nœud d’une élection contestée alors que dans tant d’autres pays, où le scrutin est tout autant sujet à caution (Afghanistan, Gabon, Congo Brazzaville, partout ailleurs la tolérance prévaut face aux accusations de fraude…)
Il est certain que Laurent Gbagbo n’a jamais été le président que Paris souhaitait : en 2000 déjà, il dut recourir à la rue pour faire avaliser sa victoire électorale, en 2002 il dut faire face à une rebellion qui coupa le pays en deux tandis que Dominique de Villepin spéculait sur sa chute. Son « crime » était moins d’être socialiste, populiste, flanqué d’un entourage passablement corrompu que d’avoir voulu diversifier les relations économiques de son pays : dès son accession au pouvoir, il tenta de briser le quasi monopole économique de la France, invita les entreprises chinoises à participer à des appels d’offres, entre autres pour la construction d’un troisième pont sur la lagune d’Abidjan. Par la suite, certes, il se réconcilia avec Martin Bouygues et Henri Bolloré, confia à Total l’exploitation d’un gisement pétrolier, mais le mal était fait. Et plus récemment, alors que Paris misait sur l’étranglement économique de la Côte d’Ivoire, Gbagbo menaça même d’abandonner le franc CFA, monnaie commune à toute l’Afrique de l’Ouest et liée au Trésor français…Lors de la prestation de serment de Ouattara, le président Sarkozy ne se contenta pas de promettre le maintien d’une force militaire française et le renforcement de l’aide économique, il amena avec lui grands patrons et conseillers français qui furent installés dans les principaux ministères et la presse put titrer que dans le Golfe de Guinée, « la France est de retour ».
En Libye aussi, la France a pris la tête de l’intervention militaire contre le régime du colonel Kaddhafi, invoquant une résolution du Conseil de sécurité prônant la protection des civils. Cependant, après plus de cent jours de bombardements, le succès n’est pas au rendez vous de ce qui aurait du être une guerre éclair : le colonel Kadhafi résiste, les rebelles se révèlent de piètres guerriers, il se confirme qu’en leurs rangs se trouvent des membres de mouvements islamiques, la Libye risque d’éclater, entre la Cyrénaïque, traditionnellement hostile au colonel, et la Tripolitaine acquise au régime…
Ici aussi, des questions s’imposent : le nombre de victimes n’est il pas déjà supérieur à celui de ces habitants de Benghazi que l’on entendait protéger ? Qui se soucie du sort des centaines de milliers de travailleurs africains, véritables soutiers de l’économie libyenne, aujourd’hui exposés aux frappes aériennes, ou obligés de fuir dans des conditions dramatiques à travers le désert ou en direction de l’île italienne de Lampedusa ?
Et surtout, on ne peut manquer de s’interroger sur les raisons qui ont fait que le colonel, qui hier encore plantait sa tente dans les jardins de l’Elysée et s’était réconcilié avec l’Occident, soit soudain redevenu un paria dont il importe d’obtenir, à tout prix, la mise à l’écart. Certes, l’homme est un dictateur qui a instauré un régime policier, sa volonté de réprimer dans le sang l’insurrection en Cyrénaïque ne fait aucun doute. Mais cela suffit il à expliquer la détermination des Français, des Britanniques, et aussi des Belges ?
Ne faudrait il pas voir ailleurs les raisons qui expliquent pourquoi il importe tant de le défenestrer ?
Il ne faudrait pas oublier que les avoirs libyens tirés des revenus du pétrole sont considérables, plus de 150 milliards de dollars si l’on additionne les fonds souverains aux réserves de la Banque centrale et que le colonel n’en a jamais consacré qu’une partie au développement de son pays. Avec le reste, il multiplia les investissements en Afrique noire (au Mali entre autres), déposa 34 milliards dans les banques américaines et 19,7 milliards en Grande Bretagne (des montants aujourd’hui gelés…) et surtout, panafricaniste brouillon mais convaincu, il soutint des initiatives qui ne pouvaient que susciter l’inquiétude en Europe. C’est ainsi que dès 2006, le colonel appuya, à raison de 300 millions de dollars, un projet visant à créer un réseau africain de télécommunications, qui aurait permis à 45 pays du continent de se passer des grands opérateurs occidentaux, dont le Français Orange et le Britannique Vodaphone. Plus récemment, il apparut que les 30 milliards de dollars logés aux Etats Unis auraient pu soutenir le projet de création d’un Fonds monétaire africain et la création d’une nouvelle monnaie, qui aurait détrôné le franc CFA. En outre, à l’instar de l’Algérie, le colonel Kadhafi était vivement opposé au projet français d’Union pour la Méditerranée, qui aurait du reposer sur deux piliers, la Tunisie de Ben Ali et l’Egypte de Moubarak. Il considérait en effet que la multiplication des associations régionales, dont la Communauté économique des Etats d’Afrique de l’Ouest, (qui joua un rôle prépondérant en Côte d’Ivoire) la Comesa (Communauté des pays d’Afrique de l’Est) n’avaient pour effet, sinon pour but, que d’affaiblir davantage l’Union africaine et la solidarité continentale au sens large…
Quelle que soit l’issue de la guerre menée par les forces occidentales, le colonel Kadhafi en sortira exsangue, sa capacité d’action anéantie tandis que Britanniques et Français, deux anciennes puissances coloniales, auront démontré que, même si leurs économies sont affaiblies, leurs capacités de réaction militaire demeurent non négligeables.
En outre, dans les deux cas, la France a démontré qu’elle gardait une réelle force de frappe diplomatique, capable de rallier le Conseil de Sécurité (en dépit des objections russes et des réticences chinoises…) et de s’exprimer au nom de la « communauté internationale » en invoquant de grands principes comme la responsabilit de protéger les civils ou le respect du verdict des urnes…
Ces incontestables victoires diplomatiques ont cependant été ternies par l’affaire DSK, qui a mis en lumière les ambiguités de la classe politique et médiatique française
Posté par rwandanew