Le grand rond-point de Kigali donne le vertige. Est-ce le ballet des rutilantes Toyota Land Cruiser? Les buildings qui poussent à vue d’oeil? Les milliers de moto-taxis se faufilant dans le trafic? Il y a autre chose. Quelque chose d’insolite. Nous sommes bien au cœur de l’Afrique, dans le centre névralgique de la capitale du Rwanda, nous croisons bien quelques femmes en pagne multicolore.

Mais la plupart des passantes sont habillées comme à Genève ou à Zurich, les hommes ont de belles chemises soigneusement repassées et le regard souvent cerclé de lunettes design. Les chauffeurs de moto-taxis portent tous un gilet fluorescent et un casque. Les trottoirs et la rue sont propres en ordre, pas un seul détritus, nulle trace de mégot – d’ailleurs personne ne fume.

Et quand la nuit tombe sur le rond-point, les femmes s’y baladent, sereines, sous l’éclairage des réverbères. Que s’est-il donc passé dans ce petit pays pauvre, sur ces mille collines verdoyantes où coula le sang de 800 000 Tutsis et Hutus modérés, qui laisse à la communauté internationale une mauvaise conscience persistante, celle d’avoir laissé faire?

Le régime autoritaire du président Paul Kagamé, chef militaire qui renversa le régime hutu et mit un terme aux cent jours du génocide, veut sortir de la pauvreté ce pays de onze millions d’habitants, le plus densément peuplé d’Afrique. Un gouvernement qui n’admet pas la critique, mais qui a mené un débat national pour réunirr les meilleures idées et développer sa stratégie – la Vision 2020 – pour faire du Rwanda une société éduquée, efficace, axée sur les services et d’où émerge une classe moyenne.

Mbanda Kalisa, professeur d’université, est un des pères de Vision 2020:«Notre ambition est dedevenir un hub entre l’Afrique de l’Est et de l’Ouest», une plaque tournante en matière de banque, technologies de l’information, commerce, transports, conférences. Le Rwanda voit grand et veut concurrencer Nairobi (Kenya), centre incontournable, mais étouffant sous le trafic et la criminalité. Seulement voilà: un hub qui se respecte dispose d’un grand aéroport international. Or, à Kigali, quand on sort de l’avion, on traverse à pied une petite piste qui mène à un petit aéroport.

Des ambitions, des interdits. Cela pourrait changer. La route qui mène en ville est flambant neuve. Quant à Albert Nsengiyumva, il s’affaire. Le jeune ministre des Infrastructures sort d’une réunion où il était question du futur aéroport. L’emplacement est choisi, le projet est là, sur papier glacé.

«Nous voulons offrir ici ce qui manque ailleurs: la sécurité et la rapidité des services.» Au scepticisme quant au financement et à la fréquentation d’un grand aéroport à Kigali, le ministre hausse les épaules: «J’ai beaucoup d’intéressés, Indiens et Chinois. Vous savez, on nous avait dit que nous ne dépasserions pas les 5000 utilisateurs de téléphones portables. Or, le Rwanda en compte 3,7 millions! Alors les études de marché…»

Il s’agit de désenclaver le Rwanda – la moitié du territoire suisse environ – isolé au milieu du continent. Politiquement, il a rejoint la Communauté des pays de l’Afrique de l’Est et le Commonwealth. Matériellement, tous les chemins devraient mener à Kigali. Il faut terminer la route du port de Mombasa (Kenya) à Goma (est du Congo), étendre la ligne de chemin de fer de Tanzanie jusqu’à Kigali. Quant aux routes de l’information, toutes les villes sont équipées de fibre optique.

Vision 2020 réglemente aussi la conduite de chacun sur l’espace public. «Si tu te fais attraper avec un sac plastique, dit un étudiant, tu paies, la police déchire le sac, tes affaires roulent dans la rue.» «Tu paies aussi si tu jettes un détritus.» Personne ne marche pieds nus, c’est interdit. La fumée? Elle est bannie dans tellement d’endroits que les gens préfèrent s’abstenir.

D’autres réformes sont vitales: l’obligation d’avoir une caisse maladie et de vacciner les enfants. «La mortalité infantile et celle des femmes qui accouchent ont chuté», observe Diane Karusisi, directrice de l’Institut national de statistiques. Et le président veut des citoyens éduqués et efficaces. L’école obligatoire dure désormais neuf ans, chaque enfant devrait bientôt avoir son ordinateur. L’autoritarisme du chef d’Etat prend parfois un tour absurde.

Paul Kagamé a banni le français, imposé l’anglais, la langue qu’il a étudiée, la langue des affaires et de l’Est africain. Les écoles primaires ont dû s’y mettre en l’espace de… deux mois. «Durant les vacances fin 2008, les enseignants ont suivi des cours accélérés d’anglais, une langue que beaucoup ne parlaient pas», explique l’abbé d’un internat catholique. Nouveau changement début 2011, les trois premières années d’école se font à nouveau en kinyarwanda. Et le français revient.

Dans les universités, les campus sont des ruches, les étudiants 50 000, contre moins de 3000 en l’an 2000. Au Kigali Institute of Science and Technology, ouvert en 1998, «les architectes diplômés ne doivent pas chercher de travail, on se les arrache», constate la directrice. Peu surprenant dans un paysage urbain piqué de grues et d’échafaudages, où des réalisations de prestige sortent de la terre rouge, comme le gigantesque centre de conférences, mais aussi des buildings, des villas et plusieurs cinqétoiles de Kigali.

Un air de Singapour. L’ordre règne sur le chantier qu’est Kigali. Le masterplan réalisé par une entreprise de Singapour règle la hauteur de chaque bâtiment. L’influence asiatique ne s’arrête pas là. Pour conduire le pays où il veut, le président Kagamé signe chaque année des contrats de performance avec les maires du pays.

Il a fait venir des consultants de Singapour cet été pour inculquer aux maires «la gestion du changement»», explique Apollinaire Mushinzimana, qui a organisé ces semaines de formation. Et des fonctionnaires rwandais vont y suivre des stages. Pourquoi cet engouement pour le dragon du Sud-Est asiatique?

«C’était un petit pays pauvre, sans ressources naturelles, qui s’est développé à grande allure», dit Mbanda Kalisa, l’homme qui a coordonné Vision 2020. «Le président s’inspire aussi de la Corée du Sud, des îles Maurice, il consulte Tony Blair.»

Comme à Singapour, la conduite du pays ressemble à celle d’une entreprise. Paul Kagamé se démène pour séduire les investisseurs. Il fréquente le Forum de Davos. Il a reçu cet été Peter Brabeck, le président de Nestlé qui va y développer ses activités.

En 2010, la Banque mondiale a classé le Rwanda parmi les Etats où la législation est la moins restrictive aux investissements étrangers. La croissance était de 7,5% en 2010, de 8% en moyenne ces cinq dernières années. L’industrie agroalimentaire se développe, on produit du thé, du café, des jus, de la bière. Les services –commerce en tête – font 46% du PIB. Les Chinois construisent, les Indiens commercent.

Mais la croissance profite-telle à tous? Les statistiques le diront vers la fin de l’année. Selon celles de 2006, 56% de la population vivait audessous du seuil de pauvreté. Car si de beaux quartiers se dressent sur Kigali, d’autres sont moins présentables.

Au centre, des bidonvilles ont été rasés, leurs habitants relogés en périphérie dans des logis mieux agencés, mais qui jouxtent des quartiers très pauvres. Les enfants y jouent dans des rues en terre battue, défoncées, qui se transforment en champs de boue à la moindre pluie. Dans la campagne surpeuplée, 80% des Rwandais vivent de petits lopins de terre assurant à peine leur subsistance.

Chouchou de l’aide au développement. Si le pays aux mille collines rêve de voler de ses propres ailes, il reste dépendant de l’aide internationale qui assure près de la moitié du budget. Dans son bureau à Kigali, l’ambassadeur de l’Union européenne (UE) Michel Arrion indique que celle-ci donne 50 millions par an et pourrait augmenter son aide de 20 à 30%: «Nous donnons davantage aux pays qui nous semblent les plus efficaces et les mieux à même de faire diminuer la pauvreté.»

Outre la Banque mondiale et le FMI, la Grande-Bretagne est une grosse contributrice les Pays-Bas, la Belgique, le Japon et l’Allemagne sont présent. Et les USA y dépensent 235 millions de dollars en aide au développement cette année. La communauté internationale voit d’un bon oeil une zone stable à côté du chaos du Congo et des richesses naturelles de son sous-sol.

Comme le note Diane Karusisi, qui siège au conseil d’administration de la Banque populaire du Rwanda: «Gisenyi est une place importante car elle est située à la frontière de l’est du Congo où il y a beaucoup d’argent, mais pas de banques.» D’où l’essor du secteur. Du Rwanda, on veille aux intérêts économiques et géostratégiques de la région.

Dans le quartier des ministères, l’ambassade des Etats-Unis trône au sommet de l’avenue dans un gigantesque bunker, où sont postés, notamment, trois attachés militaires. Les USA soignent une longue relation diplomatique et militaire avec Kagamé qui avait suivi une formation militaire aux Etats-Unis, un de ses fils faisant de même aujourd’hui.

Une ombre plane sur le pays. Depuis l’an dernier – année électorale qui a vu le président réélu à 93%! – les médias critiques sont interdits. Le chef d’un bimensuel a été assassiné, la directrice d’un magazine condamnée à dix-sept ans de prison. Seul média indépendant, la BBC produit chaque jour 30 minutes de programme en kinyarwanda et un débat contradictoire le samedi, animé depuis Londres.

Un ancien proche du président, exilé en Afrique du Sud, a été victime d’une attaque armée, d’autres – à Londres – mis en garde qu’ils courraient un danger. Au pays, on ne tolère pas les partis d’opposition. Les Verts n’ont pas reçu l’autorisation de participer aux élections et on a retrouvé leur vice-président décapité. Les gens critiques sont souvent accusés d’incitation à la division ethnique.

Depuis l’an dernier et plusieurs attentats à la grenade, le gouvernement déploie soldats et policiers dans les endroits fréquentés, cela dès la fin d’après-midi. La méfiance reste forte au Rwanda. Pourtant, de l’étranger, le président fondateur des Verts Frank Habineza nous écrit qu’il espère que Kigali puisse un jour dépasser Nairobi.

Il croit que son pays pourrait jouer un rôle capital: «Si le Rwanda pouvait laisser la démocratie prendre racine dans le pays, il donnerait une grande leçon à tous les Etats africains: malgré un passé horrible, une nation peut avancer vers un avenir meilleur.» Au grand rond-point de Kigali, il est 17 heures. On s’était habitué au trafic, mais que penser des soldats armés postés tout autour? Le Rwanda donne le vertige.

http://www.hebdo.ch/un_singapour_africain_123353_.html

Posté par rwandaises.com