Selon le spécialiste de l’Afrique Antoine Glaser (ex-directeur de La lettre du continent), la décision de juger Laurent Gbagbo devant la Cour de La Haye relève plus d’un choix politique que judiciaire. Simone Gbagbo serait elle-même sur la sellette.

Trois personnes ont été tuées le 7 décembre par un tir de roquette dans le sud de la Côte d’Ivoire, selon l’armée ivoirienne, en pleine campagne pour les élections législatives de dimanche, censées aider le pays à tourner la page d’une meurtrière crise post-électorale.

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Slate Afrique – Comment expliquer le transfèrement de Laurent Gbagbo à la Haye?

Antoine Glaser – A quelques jours des élections législatives dans ce pays (11 décembre), c’est un choix plus politique que judiciaire. Le président Alassane Dramane Ouattara « ADO » doit estimer que la réconciliation nationale est loin d’être engagée. Son pouvoir sur l’ensemble du pays reste fragile. ADO devait craindre une forte mobilisation des partisans de Laurent Gbagbo le jour d’un éventuel procès en Côte d’Ivoire. Il ne faut pas oublier que si Gbagbo n’a pas été élu, il a tout de même obtenu 45,9% des voix sur l’ensemble du pays et plus de 55% dans la capitale économique. C’est, quelque part, un aveu de faiblesse politique du nouveau pouvoir de l’envoyer à la CPI. Le Conseil national de transition (CNT) libyen semble avoir fait le choix inverse en préférant juger, à Tripoli, Seif El Islam (l’un des fils du colonel Kadhafi) également poursuivi devant la CPI. Ce sont donc bien des stratégies politiques locales qui déterminent ces choix.

Slate Afrique – Est-ce une décision qui surprend les Ivoiriens et la communauté internationale?

A.G. – Si la décision de faire appel à la Cour pénale internationale (CPI) n’est pas vraiment une surprise —elle avait été annoncée par le président Ouattara— l’opération elle-même a été gérée dans le secret, en dehors de la Côte d’Ivoire, par un très petit nombre de gens. Ce sont deux avocats français, Jean-Paul Benoît —un ami de longue date d’Alassane Ouattara— et Jean-Pierre Mignard —déjà avocat conseil d’autres Etats africains (Tchad, Bénin, Cameroun)— qui ont préparé les conditions juridiques d’«exfiltration» de Laurent Gbagbo avec le cabinet du procureur de la CPI, Luis Moreno-Ocampo.

SlateAfrique – Des proches de Gbagbo risquent-ils de connaître le même sort?

A.G. – D’après La Lettre du Continent, la CPI enquêterait, parmi les proches de Laurent Gbagbo, plus particulièrement sur Simone Gbagbo (ex-première dame), Charles Blé Goudé (leader, en exil, des Jeunes patriotes), le général Bruno Blé Goudé, ancien patron de la Garde républicaine ainsi que Faussignaux Vagba (ex-commandant des forces de la marine). Il serait reproché à ces deux derniers d’avoir continué à résister, même après l’arrestation de Laurent Gbagbo.

Slate Afrique – La CPI va-t-elle aussi juger des partisans de Ouattara?

A.G. – C’est la question la plus sensible pour Alassane Dramane Ouattara. Dans un premier temps, le nouveau pouvoir a limité l’enquête de la CPI à la période postélectorale s’échelonnant entre décembre 2010 et avril 2011. Les partisans de Laurent Gbagbo ont demandé que l’enquête remonte à 2002 pour prendre en compte les exactions commises dans les fiefs de l’ex-rébellion du nord du pays. Mais même dans la période actuellement considérée, il y a bien eu —selon les organisations des droits de l’homme— des crimes de guerre commis par des commandants de zone alors sous la responsabilité de l’actuel Premier ministre, Guillaume Soro. La CPI affirme qu’elle ne s’interdira rien…

SlateAfrique – Peut-elle se permettre de ne juger que des proches de Gbagbo?

A.G. – Pas vraiment. D’autant qu’Alassane Ouattara a justifié le transfèrement de Laurent Gbagbo à La Haye pour qu’on ne «l’accuse pas de mettre en œuvre une justice des vainqueurs. Il n’y a pas mieux que la justice internationale impartiale» a-t-il précisé dans sa première déclaration publique après le vol «spécial» Korhogo-La Haye… S’il n’y a que des proches de Gbagbo devant la CPI, cela apparaîtra comme une «justice des vainqueurs internationaux!».

Slate Afrique – Des Africains accusent la CPI de partialité? Ont-ils raison?

A.G. – La CPI ne fait que refléter les rapports de force internationaux. Si l’Afrique est redevenue un enjeu économique et stratégique, en particulier pour ses matières premières, elle pèse peu au niveau diplomatique. Les deux grandes puissances du continent (l’Afrique du Sud et le Nigeria) vont de plus en plus s’entredéchirer pour «gagner» le futur fauteuil africain au Conseil de sécurité des Nations unies. Contrairement à l’Afrique du Sud, qui était hostile à l’intervention de la France en Côte d’Ivoire et en Libye (même sous mandat des Nations unies), le Nigéria y était vivement favorable… Ceci dit, le silence de l’ensemble des dirigeants africains sur le transfèrement de Gbagbo à la CPI est assourdissant. Il contraste avec la vive «autosatisfaction» des Occidentaux.

Slate Afrique – Pourquoi la CPI ne juge-t-elle que des Africains?

A.G. – Tant que l’impunité sera la règle dans la majorité des pays africains, les belles âmes extérieures au continent auront beau jeu de venir y défendre l’universalité des droits de l’homme.

SlateAfrique – La nomination d’une Gambienne comme procureur de la CPI peut-elle changer le comportement de la CPI? Ou son image?

A.G. – La désignation, désormais acquise, de la Gambienne Fatou Bensouda, comme procureur de la CPI pour succéder à Luis Moreno Ocampo est, à l’évidence, un symbole fort. Mais reste un symbole… Le vrai changement viendra d’un investissement massif des Etats africains dans le fonctionnement de leur justice. Il faudrait déjà réparer les photocopieuses en panne dans les tribunaux!

Slate Afrique – Le procès de Laurent Gbagbo peut-il entraîner une hausse des sentiments anti-occidentaux en Côte d’Ivoire et ailleurs en Afrique?

A.G. – Au-delà des nombreuses familles des victimes du régime Gbagbo, il est certain qu’il y a un sentiment diffus dans la société civile africaine que les «Blancs» n’en font encore qu’à leur guise sur le continent. De ce fait, la plupart des autocrates africains exacerbent ce «nationalisme» africain pour se maintenir au pouvoir. «On est chez nous» est leur leitmotiv.

Slate Afrique – Assiste-t-on à la montée d’un nationalisme africain?

A.G. – Oui. A ce «nationalisme» africain sur le continent répond un «nationalisme noir» dans l’immigration en Europe. Il est embryonnaire mais se politise actuellement.

Propos recueillis par Pierre Cherruau

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Posté par rwandanews