En Afrique, le temps du conflit ouvert entre Londres et Paris semble révolu. Plutôt que de se battre entre eux, les Occidentaux ont une nouvelle priorité: empêcher les Chinois d’accroître leur influence sur le continent.
Nicolas Sarkozy et David Cameron à Paris, le 2 décembre 2011.
La recolonisation de l’Afrique est-elle en marche? Le terme est peut-être un peu fort, tant il évoque un passé que l’on espère révolu. C’est que nous avons parcouru du chemin depuis le temps sinistre du “Grand Capitaine” [le capitaine Paul Voulet, coupable de massacres au Tchad en 1899] évoqué par l’historien Jacques-Francis Rolland, depuis cette époque où quelques soudards décidés, simplement munis d’un vague ordre de mission, pouvaient s’enfoncer au cœur du continent, à la tête d’une poignée d’auxiliaires et de porteurs, et s’y tailler des fiefs au nom des puissances impériales. Disparu aussi le règne des administrateurs coloniaux, potentats européens et autres hommes d’affaires cupides à la Cecil Rhodes.
Les gigantesques empires britannique et français, qui se partageaient littéralement l’Afrique, n’ayant laissé que des miettes aux autres (l’Espagne, le Portugal, l’Allemagne, l’Italie et la Belgique), ont été ramenés à de plus justes proportions au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, après avoir enflé démesurément à l’issue de la première. La Grande-Bretagne et la France ont l’une et l’autre, à les en croire, effectué un travail considérable sur l’impact destructeur du colonialisme, non sans mal, comme l’a prouvé le tollé autour de la loi du 23 février 2005 citant
“l’œuvre accomplie par la France dans les anciens départements français d’Algérie, au Maroc, en Tunisie et en Indochine ainsi que dans les territoires placés antérieurement sous la souveraineté française”.
L’ombre des anciennes puissances tutélaires
Malgré tout, et ce n’est un secret pour personne, l’ombre des anciennes puissances tutélaires plane toujours sur ce qui était autrefois leurs zones d’influence. En France, nous avons même trouvé un terme pour en parler : la “Françafrique”. Le système est connu, il a fait l’objet de nombreux livres, de débats et d’articles, et si certains s’efforcent parfois de le justifier, il est tout aussi régulièrement dénoncé en France même. Dans le monde anglo-saxon aussi, on est prompt à montrer du doigt ce cordon ombilical douteux qui relie la France à ses anciennes colonies. Les médias américains et britanniques ratent d’ailleurs rarement une occasion de rappeler que Paris est en perte de vitesse en Afrique, comme cet article du Telegraph de Londres qui, en 2007, s’ouvrait sur cette phrase révélatrice:
“La France perd de son influence en Afrique après près d’un demi-siècle passé à batailler pour maintenir son emprise sur son ancien empire colonial.”
Certes. Mais qu’en est-il du Royaume-Uni ? N’a-t-il pas lui aussi “bataillé” pendant cinquante ans pour continuer à peser sur les destinées des Etats nés sur les ruines de son empire ? Ne pourrait-on également parler d’une sorte de “Britafrica”, de réseaux liés à la fois au milieu des affaires, de la finance et de la défense, et qui, depuis Londres, agiraient dans l’intérêt de quelques-uns au détriment des populations de l’Afrique anglophone?
Mythes de la transition non-violente
La vision qu’a la Grande-Bretagne de sa décolonisation africaine repose sur plusieurs mythes, en particulier celui de la transition non-violente, par opposition à la fin de l’empire français en Algérie, de la présence belge au Congo ou portugaise en Angola et au Mozambique. Or, ce n’est, justement, qu’un mythe. Le pays qui s’était assuré le contrôle de près de la moitié du continent n’a pas mieux réussi sa décolonisation que les autres. Citons par exemple l’insurrection des Mau Mau au Kenya de 1952 à 1960, les soubresauts sanglants des indépendances au Soudan, au Ghana et en Tanzanie, entre autres. Dans les décennies qui suivirent, Londres joua un rôle tout aussi trouble que Paris dans ses anciennes colonies impériales d’Afrique. Pendant la Guerre du Biafra (1967-1970), le Royaume-Uni soutint le gouvernement nigérian contre la rébellion, se retrouvant ainsi dans le même camp que l’Union Soviétique, tandis que la France appuyait les Biafrais. Du temps de l’apartheid en Afrique du Sud, la Grande-Bretagne adopta une position particulièrement floue, ne faisant ainsi pas mieux que la France et les Etats-Unis. Officiellement, les Sud-africains avaient quitté le Commonwealth en 1961, mais officieusement, ils continuèrent d’entretenir des relations stratégiques avec la métropole jusqu’à la fin du régime raciste. En 1988 encore, Londres usait de son droit de veto pour bloquer des résolutions contre l’Afrique du Sud aux Nations unies. L’étrange aventure de la Rhodésie, pays dominé par des blancs anglophone, théoriquement coupé de la Grande-Bretagne qui le soutenait en sous-main, est une démonstration de ce flou artistique typiquement britannique. La Rhodésie n’a enfin accédé officiellement à l’indépendance qu’en 1980 sous le nom de Zimbabwe, qui a depuis connu le destin que l’on sait, lequel est loin d’être synonyme de réussite.
Tout autant que la France, la Grande-Bretagne n’a jamais hésité à avoir recours aux mercenaires, secteur dont elle s’est depuis fait une spécialité, au même titre que l’Afrique du Sud. Ni même à intervenir directement dans ses anciennes colonies, comme au Sierra Leone en 2000.
Britanniques et Français ne sont plus sur place en tant que rivaux
Depuis quelques années, cependant, une chose semble avoir changé. Britanniques et Français ne sont plus sur place en tant que rivaux, mais en tant qu’alliés. Si les vieilles puissances coloniales sont occupées à se repartager l’Afrique, c’est désormais sous la tutelle de Washington, et dans le but avéré d’en interdire l’accès à de nouveaux acteurs comme les Chinois. Le spectre de Fachoda s’est donc définitivement évaporé à la fin des années 90, soit un siècle après les événements. En 1898, une colonne de militaires français et de tirailleurs sénégalais s’était enfoncée au cœur du Soudan dans le but d’ouvrir un passage entre les possessions françaises en Afrique de l’Ouest et Djibouti. L’affaire avait tourné court après un face-à-face tendu entre Français et Anglais à Fachoda, un avant-poste militaire dans le Sud du Soudan. Paris avait à l’époque dû rabattre de sa superbe et abandonner ses rêves d’hégémonie sur la région. En France, le nom de Fachoda était devenu le symbole de la trahison de la “perfide Albion”.
Cette ingérence postcoloniale se pare d’habits neufs
Aujourd’hui, après l’imbroglio zaïrois, où les intérêts français et américains étaient encore concurrents, les visées géostratégiques des Etats-Unis, de la France et de la Grande-Bretagne sont apparemment convergentes. Au point que l’on peut voir les Français intervenir en soutien du Kenya en Somalie, zone traditionnellement dévolue à Londres, qui y reste très active. 2011 a de plus vu la Maison-Blanche faire appel implicitement à la France pour lui servir de gendarme en Côte d’Ivoire, et le Pentagone s’effacer pour laisser forces armées britanniques et françaises jouer un rôle de premier plan en Libye.
Cette ingérence postcoloniale se pare d’habits neufs. Qui oserait aujourd’hui invoquer pour ces interventions le “Fardeau de l’homme blanc” de Rudyard Kipling? Non, de nos jours, “l’œuvre accomplie” par la France et la Grande-Bretagne passe forcément par l’établissement de la démocratie, la lutte contre le terrorisme, contre la famine. Plus encore que dans les années 30, Français et Britanniques (et Américains plus ou moins en filigrane) viennent en Afrique en affichant les meilleures intentions du monde, comme le montre cet article paru sur le site du ministère britannique de la Défense, qui non seulement justifie la présence de militaires de Sa Majesté en Ouganda
“pour aider à diffuser l’expertise de l’Armée britannique en Afrique de l’Est”, mais trouve aussi parfaitement normal que les Ougandais aient “déployé 4 400 soldats à Mogadiscio […], où ils mènent ce qui est fondamentalement une opération de lutte anti-insurrectionnelle qui présente des ressemblances frappantes avec la mission de l’ISAF en Afghanistan”.
Autrement dit, la Somalie, elle-même ancienne colonie britannique et italienne, est donc le théâtre d’une redistribution des rôles qui nous rappelle étrangement le XIXe siècle, des militaires français et anglais encadrant des milliers de “supplétifs” kényans, ougandais et burundais pour écraser une insurrection locale, au moment précis où l’Amérique ne cache pas son intention de se faire elle aussi plus présente. Le tout dans cet esprit prétendument aux antipodes de Fachoda, et qui veut que, main dans la main, les grandes puissances “bienveillantes” ne se partagent les interventions en Afrique que pour le plus grand bien du continent.
Roman Rijka
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Posté par rwandanews