Monsieur Juppé, j’ai reçu en 2011 la Légion d’honneur sur votre proposition pour mon travail au Rwanda. Professeur de l’Université de Savoie, j’ai lancé en 2001 – dans le cadre de la Société Data Environnement que j’ai créée en 1991 – un projet d’extraction du méthane au lac Kivu en Afrique centrale. Cet immense lac contient environ 60 milliards de mètres cubes de méthane qu’il est indispensable d’extraire pour prévenir le risque d’une éruption limnique (du grec « limnê », lac) de même nature que celle du lac Nyos, au nord-ouest du Cameroun.
Le 21 août 1986, ce lac – contenant mille fois moins de gaz que le Kivu – avait explosé et libéré un nuage de dioxyde de carbone causant la mort de 1746 riverains. Pour moi, Nyos a été un véritable défi scientifique, mais aussi un laboratoire unique au monde, à la fois sur le plan fondamental et technique. Aujourd’hui, après 20 ans d’engagement scientifique, notre société, Data Environnement, a terminé, avec un succès total, la mise en route du dispositif de dégazage : les Orgues de Nyos.
Or, ce ne sont pas deux mille, mais deux millions de Rwandais et de Congolais qui sont installés sur les rives du lac Kivu : une éruption limnique – même si elle ne semble pas imminente – aurait donc des conséquences humaines apocalyptiques, sans comparaison avec le tsunami de 2004 en Asie qui a fait plus de 200.000 morts. J’ajoute que la récupération du méthane permettrait au Rwanda d’être autosuffisant en production électrique durant 150 ans (au niveau actuel de consommation). Et comme combustible, de réduire la déforestation et l’érosion des sols.
Il va sans dire que pour les entreprises étrangères qui se multiplient, pour le moment sans succès, au bord du Kivu, le méthane représente de l’or !
De 2009 à 2010, Data Environnement a construit et expérimenté sur le Kivu une station pilote d’extraction de méthane qui a produit une puissance électrique de 2,4 MW au lieu des 3,6 MW espérés. Puis, des problèmes mécaniques, causés par les tempêtes, nous ont contraints à interrompre la production. Néanmoins, je considère cet essai comme une validation de l’efficacité de notre technologie mise au point durant les 20 ans d’expériences au lac Nyos.
Pour toutes ces raisons – écologiques, économiques et humanitaires – notre projet représentait pour la France une opportunité formidable de reprendre pied au Rwanda et je croyais, peut-être naïvement, que la France, qui possède, grâce à notre savoir-faire, la meilleure expertise de prévention de telles catastrophes, soutiendrait notre entreprise.
Au contraire, depuis le début du projet en 2002, j’ai reçu beaucoup de bonnes paroles et perdu beaucoup de temps, en rédaction de dossiers, demandes d’aides financières et en déplacements à l’Agence Française de Développement (AFD) pour des discussions vaseuses.
On a fini par me faire savoir que Proparco, institution financière de développement de l’AFD, n’aidait QUE les grands groupes industriels. Résultat, les investisseurs rwandais qui nous
financent n’ont plus d’argent pour terminer le projet (800 000 euros environ) et notre société est actuellement en redressement judiciaire.
N’en déplaise au Quai d’Orsay, il n’existe pas en France de « grand groupe industriel » capable d’extraire le méthane du lac Kivu. Quelle aubaine pour les entreprises anglo-saxonnes, fortement soutenues par leurs gouvernements, qui ne manqueront pas de prendre la place que nous occupons au Rwanda.
Monsieur Juppé, j’estime donc que m’attribuer la Légion d’honneur pour ce gâchis est surtout une façon de dissimuler l’incapacité du Quai d’Orsay à garantir les intérêts et la réputation de la France. Et pour ce qui concerne ma modeste personne, un non-sens.
Comme Français et comme expert scientifique, j’aurais souhaité que notre Ministre des Affaires Etrangères ne galvaude pas une décoration que j’aurais portée avec fierté si elle n’avait été le masque de l’inefficacité ou de l’indifférence.
Monsieur Juppé, je refuse ma Légion d’honneur.
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Posté par rwandaises.com