La romancière d’origine rwandaise décrit, dans un lycée pour jeunes filles situé à la source du Nil, la montée de la tragédie. Un grand livre.
SCHOLASTIQUE MUKASONGA, née au Rwanda en 1956, est l’auteur d’«Inyenzi ou les Cafards», «l’Iguifou» et «la Femme aux pieds nus», qui reparaît en collection Folio (5,10 euros). Elle vit en Basse-Normandie. (©C. Hélie-Gallimard)
SCHOLASTIQUE MUKASONGA, née au Rwanda en 1956, est l’auteur d’«Inyenzi ou les Cafards», «l’Iguifou» et «la Femme aux pieds nus», qui reparaît en collection Folio (5,10 euros). Elle vit en Basse-Normandie. (©C. Hélie-Gallimard)
Et si cette assistante sociale à la «noble prestance» de Saint-Aubin-sur-Mer (Calvados) avait hérité de la déesse Isis et des insoumises reines de Candace? Et si cette femme tutsie, rescapée du génocide perpétré par les Hutus au cours duquel toute sa famille fut éradiquée, descendait des pharaons noirs de Méroé? Et si cette miraculée avait, en 1973, fui son pays pour refaire sa vie sur les rives de la Manche comme, jadis, «chassés parle christianisme, l’islam et les barbares du désert», les Tutsis avaient fui la Nubie et remonté le Nil jusqu’à sa source, située dans une forêt rwandaise à 2500 mètres d’altitude?
C’est le grand avantage du roman sur le témoignage: il en appelle à la légende des siècles pour donner du répit à la tragédie. Après avoir exercé son devoir de mémoire dans trois livres inoubliables, raconté comment les Hutus programmèrent la destruction des Tutsis et restitué le bonheur africain d’avant la purification ethnique, Scholastique Mukasonga, née dans la province de Gikongoro, emprunte pour la première fois la voie de la fiction pour faire entendre la voix de l’affliction. Ce roman, d’une rugueuse beauté, est aussi pour elle une autre manière de retourner dans son pays natal.
Un pensionnat religieux de jeunes vierges
Il faut imaginer un pensionnat religieux de jeunes vierges perdu dans la nature et perché sur la crête Congo-Nil, là où naîtrait le grand fleuve égyptien. Les notables de Kigali y envoient leurs filles dans des Mercedes aux vitres teintées pour les protéger de la tentation, les rapprocher du ciel et les préparer à intégrer un jour l’élite de la nation.
Des professeurs belges et des soixante-huitards français leur apprennent à devenir de «bonnes épouses, bonnes mères, bonnes citoyennes et bonnes chrétiennes», leur enseignent aussi que l’histoire, c’est pour l’Europe, et la géographie, pour l’Afrique. Et soeur Lydwine de préciser dans un prêche à la Guaino:
Les Africains ne savaient ni lire ni écrire avant que les missionnaires ouvrent leurs écoles. C’étaient les Européens qui avaient découvert l’Afrique et fait entrer dans l’histoire.»
On est au début des années 1970. Le président hutu Kayibanda a commencé à lancer des opérations punitives contre l’ethnie rivale, qu’il menace de mort ou condamne à l’exode. Même sur la montagne, l’ordre règne: un quota impose dans le lycée une minorité (10%) de Tutsies que Gloriosa, alias «Mastodonte», fille d’un ministre hutu, appelle des «parasites» et compte bien, au cours de sa scolarité, faire expulser manu militari. Le projet est d’autant plus réalisable que les soeurs et les enseignants s’en lavent les mains. Blanches, les mains.
La fin de l’empire des pharaons noirs
Parmi les Tutsies, il y a Virginia (double de la romancière) et Veronica. Elles sont brillantes en classe, mais elles ont peur. Elles ont de bonnes raisons de croire que le temps leur est compté et que ce monde merveilleux, où l’on appelle la pluie «la Souveraine», grille les bananes et glisse une poudre mystérieuse dans les lettres d’amour, est en train de disparaître.
Chaque jour, elles subissent des humiliations ouvertes et des persécutions secrètes. Dans le voisinage, leur seul protecteur est un Blanc illuminé. Ancien planteur de café, M. de Fontenaille a fait construire dans son jardin un temple égyptien et il peint à fresque, après les avoir déshabillées, les jeunes beautés tutsies à la peau moirée et au nez fin.
Convaincu qu’elles seront bientôt exterminées et qu’avec elles disparaîtra l’empire des pharaons noirs dont elles sont issues, il s’est donné pour mission de les immortaliser. Qu’elles soient idéalisées et divinisées par Fontenaille, ou rabaissées par Kayibanda et ses nervis au rang d’«inyenzi», de «cafards», elles ne sont plus des êtres humains, elles n’ont plus le droit d’exister.
Une langue lumineuse, minérale et pénétrante
«Notre-Dame du Nil» est un roman d’atmosphère au suspense insoutenable. Architecte de l’effroi, Scholastique Mukasonga a édifié, sous la protection illusoire d’une statue de Vierge noire, ce havre de paix dans un lieu presque inatteignable, mais que la haine venue du palais présidentiel va pourtant finir par rattraper, annonçant le génocide. En attendant l’orage d’apocalypse, les filles toutes de bleu vêtues chantent des cantiques, prient, rient, vont en pèlerinage à Notre-Dame du Nil et accueillent la reine belge Fabiola, qui honore de sa présence ce pensionnat d’où sortira la nouvelle femme rwandaise.
En ce temps-là, Scholastique Mukasonga avait une quinzaine d’années. Depuis, elle a connu l’enfer. Comme Fontenaille peint à fresque, elle écrit à fresque, dans une langue lumineuse, minérale et pénétrante, pour sauver de l’oubli, sur une plage normande, son paradis perdu.
Le Nouvel Observateur : par Jérôme Garcin
Notre-Dame du Nil, par Scholastique Mukasonga,
Gallimard, Continents noirs, 224 p., 17,90 euros.
bibliobs.nouvelobs.com/romans/20120410.OBS5808/scholastique-mukasonga-la-pharaonne-noire-du-calvados.html
Posté par rwandaises.com