L’ouvrage de Scholastique Mukasonga a reçu le prix Ahmadou Kourouma. Il fait partie des romans sélectionnés pour le Renaudot. Notre-Dame du Nil est paru cette année chez Gallimard, dans le sillage d’une trilogie initiée en 2006. Scholastique Mukasonga y exhume le spectre d’une mémoire ensanglantée, maniant avec habileté la force caustique. Elle est venue à l’écriture avec le génocide rwandais de 1994. Alors exilée en France, elle apprendra que vingt-sept membres de sa famille ont été massacrés. Parmi eux, sa mère. Elle a usé de sa plume pour « survivre » à l’ombre portée de ce drame collectif, « faire le deuil », témoigner.
Rwanda. Crête Congo-Nil. Début des années 1970. Plongée dans un microcosme étouffant : un lycée imaginaire du nom de Notre-Dame du Nil, pensionnat catholique pour filles appliquant un quota « ethnique » limitant à 10 % les élèves tutsi. Construit au lendemain de l’indépendance (1962), l’établissement est situé non loin de l’une des sources du Nil, près de laquelle se trouve une statue représentant une vierge noire. « C’est Mgr le Vicaire apostolique qui a décidé d’ériger la statue. Le roi avait obtenu du souverain pontife de consacrer le pays au Christ-Roi. L’évêque a voulu consacrer le Nil à la Vierge« .
Le pensionnat est fièrement dressé à près de 2 500 mètres d’altitude. « On est si près du ciel« , se targue la mère supérieure. L’élite du pays – ministres, militaires haut gradés, hommes d’affaires… – y envoie ses filles dans l’idée de leur offrir une éducation prestigieuse, d’en faire l’avant-garde de la promotion féminine, et de s’assurer de leur virginité jusqu’au mariage grâce à l’éloignement des tentations de la capitale, Kigali. En octobre, à l’occasion de la rentrée scolaire, un spectacle haut en couleur attire les regards : le défilé des voitures avec chauffeur conduisant les élèves au lycée – Mercedes, Range Rover, grosses jeeps militaires… Dans ce pensionnat fréquenté essentiellement par des jeunes filles hutu, les élèves tutsi sont soumises à un régime d’exclusion et d’oppression sournois, occasion d’une sorte d' »exil intérieur ».
Ce nez d’une vierge noire qu’une lycéenne ne saurait voir…
Gloriosa, orgueilleuse lycéenne hutu fille de ministre, participe à l’oppression. Elle se lancera dans une série de sinistres projets, dont un tragicomique : la destruction du nez de la statue de la vierge noire. Argument avancé pour justifier cet acte : « C’est un petit nez tout droit, le nez des Tutsi. […] moi, je ne veux pas d’une Sainte Vierge avec un nez de Tutsi« . Plan d’action développé par Gloriosa : « on casse le nez de la statue et on lui colle un nouveau nez […] j’en parlerai à mon père […] D’ailleurs il m’a dit qu’on allait détutsiser les écoles et l’administration. Nous, on va d’abord détutsiser la Sainte Vierge« . Acte militant que cette lycéenne mettra en œuvre et parviendra à glorifier grâce à un stratagème machiavélique. Plus tard, cette farouche activiste anti-tutsi soutiendra activement l’intervention violente des JMR (Jeunesse militante rwandaise) dans le lycée.
Scholastique Mukasonga livre une série de charges critiques sur la duplicité et l’hypocrisie du personnel religieux en charge du pensionnat et sa complicité avec des pratiques d’exclusion discriminatoire. L’aumônier, le père Herménégilde, se « distinguera » entre tous. Il fera notamment devant les lycéennes l’éloge du Manifeste des Bahutu de 1957, sinistre document ayant joué un rôle dans l’exacerbation de l’opposition Hutu/Tutsi…
M. de Fontenaille, un « vieux Blanc » résidant non loin du pensionnat, se sent quant à lui l’allié du peuple opprimé. Il s’est inventé une mission : retrouver la « mémoire perdue » des Tutsi. Ancien planteur de café – il avait espéré faire fortune avec cette denrée – reconverti en peintre-chercheur quelque peu mystique, il projette sur le Rwanda ses fantasmes foisonnants. Les murs de sa maison sont ornés de cornes d’antilopes, défenses d’éléphants, reproductions de fresques représentant des pharaons noirs sur leur trône,desdieux à tête de crocodile… Tentant de retracer les liens entre le peuple tutsi et une Égypte de pharaons noirs, M. de Fontenaille s’évertue à dresser les portraits de lycéennes tutsi dont les traits lui rappellent ceux de la déesse Isis, à qui il a dédié dans son jardin un temple d’inspiration égyptienne. « Lui, ce qu’il veut, c’est mettre en scène sa folie. Je suis son Isis« , dira de M. de Fontenaille une lycéenne tutsi.
L’histoire mise en scène dans Notre-Dame du Nil prend la forme d’un drame en devenir. L’ouvrage s’inscrit dans l’ordre d’une tragédie. Creusant dans les tréfonds de la mémoire rwandaise, Scholastique Mukasonga laisse à voir un microcosme nauséabond dans lequel se profile une sorte de préambule au génocide de 1994 – génocide dont cette écrivaine née en 1956 a toujours souligné combien les racines étaient anciennes.
Le suc d’une saveur (et autres réjouissements)
À cette histoire ténébreuse, Scholastique Mukasonga entremêle des épisodes qui viennent contrebalancer la tension croissante du récit. Le livre est émaillé d’éléments distillant une poétique sereine et réjouissante.
L’écrivaine nous fait ainsi entrer dans le suc d’une saveur, celle « des ibisheke, ces cannes à sucre dont on mâche et remâche la moelle fibreuse et immaculée qui vous emplit la bouche de son jus sucré ». Elle évoque la tendresse d’un geste maternel : « Les valises [des lycéennes] se transformaient en de copieux garde-manger où les mères entassaient avec amour les haricots et la pâte de manioc accompagnés de leur sauce dans de petites cuvettes émaillées de grosses fleurs qu’elles enveloppaient dans un bout de pagne« . Ailleurs, l’auteure nous projette au cœur de la magnificence d’un environnement naturel harmonieux : « En carrés réguliers, les caféiers étaient déjà chargés de grappes de cerises rouges. Dans le bas-fond marécageux, subsistaient quelques touffes de papyrus et, sans se soucier des paysannes au travail, quatre grues couronnées faisaient pavane de leur nonchalante élégance »…
Dans le prisme du caustique
Le récit fait la part belle aux scènes caustiques Mukasonga. Scholastique Mukasonga y laisse à voir des personnages sous un jour désopilant. Parmi eux, la mère supérieure, austère et rigide, vite dépassée par les événements. Comme par exemple la venue d’un professeur français, semble-t-il hippie. Celui-ci fait une arrivée fracassante dans le pensionnat en raison de son épaisse chevelure blonde descendant en flot ondulé jusqu’à la moitié de son dos. Perçue comme une menace à l’ordre moral du lycée, cette chevelure extravagante met hors d’elle la mère supérieure mais… ravit les lycéennes. Un autre événement inattendu vient troubler l’ordre du lycée et fait sourire : l’arrivée en voiture rouge décapotable de Son Excellence Jean-Baptiste Balimba, ambassadeur du Zaïre à Kigali, un proche de l’entourage du président Mobutu, pratiquant la « Sape » et… fiancé à l’une des lycéennes. Dans une autre scène, l’écrivaine évoque le « rêve d’Occident » de certaines lycéennes en quête de produits pour blanchir leur peau, ou de « vrais » parfums en provenance de Paris. Ailleurs, elle tourne en dérision la visite officielle accordée au lycée par la fille du roi Baudouin et l’effervescence générale – frôlant l’hystérie – qui précéda sa venue.
Notre-Dame du Nilest servi par une écriture raffinée et sans pathos. Scholastique Mukasonga y manie avec habileté la force caustique.
Christine Sitchet
Scholastique Mukasonga, Notre-Dame du Nil, Gallimard, coll. Continents Noirs, 240 p., 2012.
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