Une enquête saisissante, menée avec l’aide d’un gendarme présent sur place en 1994, démontre que l’armée française a laissé des rescapés tutsis à la merci de tueurs pendant plus de 72 heures.
Quelles sont les responsabilités de la France dans le génocide des Tutsis au Rwanda en 1994 ? Dix-huit ans après, cette question maintes fois posée n’est toujours pas épuisée. Dans Silence Turquoise, récit dense et captivant issu de cinq années d’enquête, Laure de Vulpian, journaliste à France Culture, apporte des éléments décisifs.
Au coeur de ce livre se trouve un lieu, Bisesero. Sur cette chaîne de hautes collines accidentées de l’ouest du pays, des dizaines de milliers de civils tutsis sont venus se réfugier dès le début du génocide, en avril 1994. Pendant des semaines, ils ont organisé une résistance héroïque, avec leurs précieuses vaches rassemblées sur les sommets. Les Interahamwe, milices génocidaires du régime hutu, ne sont parvenus à la briser qu’avec l’aide massive de leurs militaires, les Forces armées rwandaises (FAR).
Étrange inertie
Le 27 juin, les survivants ne sont plus que 2 000, selon leurs propres estimations. Le Front patriotique rwandais (FPR, la rébellion tutsie) est trop loin pour avoir une chance de les sauver. Mais ce jour-là un groupe de soldats français arrive. Ils font partie de la force Turquoise, déployée quatre jours plus tôt pour – officiellement – protéger les civils des massacres. Et c’est justement ce que les supplient de faire les survivants. « Cachez-vous encore jusqu’à ce qu’on revienne, leur répond le chef, Jean-Rémy Duval, selon le dialogue reconstitué par l’auteur. On vous emmènera. On sera là dans trois jours. » « Mais vous venez de nous mettre en évidence aux yeux des Interahamwe », leur répond un rescapé désespéré. Duval informe alors sa hiérarchie (ce que cette dernière a longtemps nié) du drame en cours.
Jusqu’au 30 juin – et le livre le démontre de façon convaincante – aucun ordre n’est donné pour aller protéger les survivants de Bisesero. Il faut attendre qu’un autre groupe de soldats français les trouve, par hasard et en désobéissant, pour qu’une opération de sauvetage soit lancée.
L’adjudant Thierry Prungnaud, membre du GIGN (unité d’élite française) qui cosigne ce livre, en faisait partie. Avec ses souvenirs émouvants et une précision toute militaire, il raconte « son Turquoise » et la découverte des derniers rescapés terriblement amochés. Ils ne sont alors plus que 800.
Rôle ambigu
Que s’est-il passé au sein du commandement français pendant ces trois jours ? Pourquoi n’a-t-il pas donné l’ordre d’intervenir à Bisesero ? Les réponses définitives à ces interrogations vertigineuses restent protégées par le secret-défense. Mais la genèse de Turquoise permet de dégager des pistes. Car derrière l’affichage humanitaire de l’opération française se cacheraient d’autres objectifs, moins avouables mais plus urgents pour Paris. Comme cette intrigante « opération grise » qui aurait eu pour but d’exfiltrer une poignée de soldats français restés secrètement auprès des FAR pendant toute la durée de la guerre. L’armée française, très proche de ces militaires rwandais qu’ils avaient en partie formés, a-t-elle été intoxiquée par un régime qui confondait volontairement Tutsi et infiltré du FPR ? La France cherchait-elle à empêcher le FPR (dont les membres étaient appelés « Khmers noirs » par certains hauts gradés français) de conquérir la totalité du pays ?
L’un des objectifs de Turquoise était d’établir une zone humanitaire sécurisée dans le sud-ouest du Rwanda, hermétiquement fermée au FPR. Or cette dernière s’est révélée beaucoup plus poreuse pour les responsables du régime génocidaire. Après y avoir pénétré, certains d’entre eux ont d’ailleurs pu s’enfuir au Zaïre.
Au terme de son enquête, Laure de Vulpian ne cache pas qu’il reste encore de nombreuses zones d’ombre à éclaircir. Il faudrait, pour cela, que d’autres Thierry Prungnaud enfreignent la loi du silence qui continue d’entourer Turquoise
Source : Jeuneafrique.com
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