Deux livres reviennent sur le rôle controversé de la France lors du génocide des Tutsi du Rwanda au printemps 1994. « Sur la piste des tueurs rwandais » de la journaliste Maria Malagardis raconte le long combat d’un couple de Rémois engagé dans la traque de génocidaires présumés et à travers eux dénonce les lenteurs de la justice française. Une autre journaliste et un ancien militaire pointent dans « Silence Turquoise » les défaillances de l’opération « humanitaire » organisée fin juin 94 à l’initiative de l’Élysée.

«IL reste encore de jolis cous à couper… » Dafroza Gauthier a entendu sans broncher la menace murmurée dans son dos. Ce 17 avril 2001, à Bruxelles, quatre génocidaires – deux religieuses, un homme d’affaires, un enseignant – comparaissent devant la justice belge. Des Rwandais Hutu exilés sont venus en force, la haine aux lèvres. L’ambiance est électrique. Lourde surtout. Les témoignages à charge sont terrifiants. Des victimes, des historiens, des magistrats défilent…
Trente-cinq jours de procès et la sentence tombe : 20, 15 et 12 ans de réclusion. Un verdict exemplaire ? Au regard de l’horreur des faits, non. Mais symbolique, certainement. Pour la première fois depuis le génocide des Tutsi, d’avril à juin 1994, une juridiction nationale a statué sur des actes commis en dehors de son territoire en application de la loi de « compétence universelle ». Et ce pays est la Belgique, l’ancienne puissance coloniale du Rwanda, où ont cru trouver refuge des génocidaires en exil.
Ces jours-là, Alain et Dafroza Gauthier avaient fait le déplacement depuis Reims. Elle est ingénieur chimiste et rwandaise, d’origine Tutsi. Lui est français et prof de lettres. Ils se sont connus dans les années 70 au Rwanda. Il était coopérant, elle étudiante. En se mariant, ils ignoraient qu’ils scellaient aussi leur sort à la pire tragédie du XXe siècle finissant. En trois mois, près d’un million de victimes, Tutsi et Hutu modérés. Parmi elles, la mère de Dafroza et la presque totalité de sa famille, des amis, des voisins… Les Gauthier ont vécu tout cela à distance, accrochés au téléphone, dans l’angoisse et l’épouvante. « Ce que je vais dire, c’est du cynisme : en termes de quantité et d’efficacité, 800 000 morts en treize semaines, c’est mieux que ce qu’ont fait les nazis pendant toute la seconde guerre mondiale », avait rappelé l’avocat général du procès belge.
Le constat, terrible mais exact, est rapporté par Maria Malagardis dans le récit, sensible et remarquablement documenté, que la journaliste – excellente connaissance du dossier rwandais – consacre au combat peu banal des Gauthier. De retour à Reims, le couple ne doute pas que ce qui a été possible en Belgique le sera en France. Il fonde le collectif des parties civiles pour le Rwanda (CPCR). Objectif : recueillir des témoignages sur place et faire juger ici des génocidaires présumés qui se sont refait une virginité à Bordeaux, Maubeuge, Troyes, Carcassonne…. Des médecins, un ancien préfet, un prêtre, un universitaire… C’est le début d’une longue et laborieuse croisade. Contre l’oubli en général et l’inertie française en particulier.
Sur la piste des tueurs rwandais est d’abord un rappel historique. Nécessaire et édifiant. La colonisation belge, le rôle ambigu de l’Église, la présence française, l’indifférence internationale, les tueries du printemps 94… Au milieu de tout cela, survient l’histoire « minuscule » d’un couple ordinaire jeté dans l’indicible mêlée des massacres… Et depuis onze ans, dans cet autre conflit, la « guerre des mémoires », précises ou défaillantes, muettes ou déformées… Autant de paroles qu’Alain et Dafroza, stylo en main, recueillent, traduisent, démêlent, clarifient…
Pour ces enquêteurs improvisés, sorte de Klarsfeld rwandais (même si Alain réfute la comparaison), cette tâche titanesque se heurte aussi aux pires vilenies : coups de fils anonymes, blogs vengeurs, soupçons de collusion avec les nouveaux maîtres du Rwanda… Toujours, les révisionnistes sont à l’œuvre, qui, contre l’évidence, continuent de parler d’un double génocide ou de guerre ethnique et caricaturent le CPCR en « syndicat de délateurs ». L’expression est de Pierre Péan, auteur d’un contestable Noirs fureurs, blancs menteurs où l’enquêteur fameux taille une veste aux Gauthier sans les avoir jamais rencontrés ou pontifie sur le Rwanda sans y avoir mis les pieds.
Tout cela serait dérisoire s’il n’y avait l’incapacité de notre pays à regarder son histoire en face. Une vieille habitude. Car on ne comprend toujours pas pourquoi, dix-huit ans après, la France, si impliquée dans l’histoire rwandaise, est la seule nation occidentale à n’avoir organisé aucun procès malgré le dépôt d’une vingtaine de plaintes. Ce qui fut fait en Belgique, au Canada, aux États-Unis, en Norvège, en Suisse, en Allemagne, en Angleterre ou aux Pays-Bas actuellement. Et pourquoi nos magistrats instructeurs se sont vus jusqu’en 2010 refuser le droit d’enquêter sur place. D’où ces procédures sans fin, ces extraditions refusées, ses allers-retours incessants d’une juridiction à l’autre et parfois même ces dossiers égarés par quelque magistrat distrait, dilettante ou pire, ignorant.
On ne comprend donc pas ou on comprend trop bien, au contraire. On comprend qu’un procès en France – et il finira bien par arriver – rouvrira fatalement la boîte de Pandore. Le soutien militaire de la cohabitation Mitterrand-Balladur à un régime génocidaire (et reconnu comme tel aujourd’hui) ; les errements de l’opération « Turquoise » qui contribua, si « humanitaire » fut-elle, à protéger les tueurs plutôt que leurs victimes [voir ci-dessous]. Et par-dessus tout, le refus des politiques français, coudes serrés et gauche-droite confondues, de reconnaître que sur ce coup-là, notre pays, s’il n’a évidemment pas été l’instigateur du génocide, se serait grandi à avoir la lucidité politico-diplomatique qui aurait permis d’en limiter l’effroyable étendue.
Pour admettre cela, il aurait fallu du courage. Reconnaissant en 2010 les « erreurs » et « une forme d’aveuglement » de la France, Nicolas Sarkozy n’en a pas manqué. Pour rattraper aujourd’hui le retard de 18 années d’inertie judiciaire, il y faut désormais une volonté politique. Elle est enfin à l’œuvre. À l’initiative de Bernard Kouchner et Michèle Alliot-Marie, un pôle de magistrats spécialisés a été constitué. En juillet dernier, une mission judiciaire de 12 personnes s’est rendue au Rwanda. Du jamais vu. Les Gauthier entrevoient le petit bout du tunnel. Un premier procès pourrait se dérouler en 2013. Mais « pourrait » seulement. La longue marche n’est pas achevée. Maria Malagardis le sait : « La roue de la justice avance, recule, puis avance à nouveau mais l’œil de la conscience ne se ferme jamais. »
Sur la piste des tueurs rwandais, de Maria Malagardis, Flammarion, 315 pages, 21 euros.

http://www.lunion.presse.fr/article/francemonde/rwanda-la-france-en-proces-sur-la-piste-des-tueurs

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