Publié  par Karirima A. Ngarambe

arton5284-8b6e5Le Journaliste Karirima A. Ngarambe de IGIHE s’est entretenu avec Jeanine Munyeshuli Barbé, chargée de l’organisation des manifestations à la CORS (Communauté Rwandaise de Suisse) sur la prochaine commémoration des victimes du génocide commis contre les Tutsi au Rwanda en 1994. Cette commémoration aura lieu à Dieulefit le 29 juin 2013, où une stèle sera dressée en mémoire des victimes du génocide commis contre les Tutsis et une plaque commémorative sera déposée par Ibuka France en honneur à Jean Carbonare.IGIHE : Pourriez-vous nous rappeler qui est Jean Carbonare et son rôle en 93. Qu’a-t-il fait pour prévenir le génocide en 1993 ?Jeannine Munyeshuli Barbé : Jean Carbonare est la première voix forte qui dénonce publiquement son pays, la France, comme complice des massacres des Tutsi du Rwanda.

Nous sommes le 24 Janvier 1993, Jean Carbonare (membre de la commission internationale d’enquête sur les violations des droits de l’homme au Rwanda), de retour du Rwanda, est interrogé sur France 2. Il passe au journal de 20heures, au micro de Bruno Masure- Dans une vidéo devenue célèbre, il dit ceci :« … notre pays, qui supporte militairement et diplomatiquement ce système, a une responsabilité. Des fosses comme celles que vous avez vues, il y en a dans presque tous les villages. Toutes les femmes de la minorité tutsi voient leur mari, leurs frères, leurs pères tués. Elles sont ensuite comme des bêtes, abandonnées, violées, maltraitées (…) et j’insiste beaucoup, nous sommes responsables, vous aussi Monsieur Masure, vous pouvez faire quelque chose : Vous devez faire quelque chose (…) pour que cette situation change, parce qu’on peut la changer si on veut. On a trouvé des femmes qui sont terrées au fond de la forêt depuis des semaines avec leurs enfants (…) on peut faire quelque chose, il faut qu’on fasse quelque chose »
Ce sont des mots clairs pour décrire ce qui est en train de se produire au Rwanda et un appel au secours des nôtres. Avec beaucoup de détails et en posant la question du génocide, le rapport final de la Commission décrit la systématicité et l’ampleur des massacres dans les communes de l’actuelle province du Nord du Rwanda. Ce rapport demeure une ressource dans les procès du génocide ainsi que tous les travaux d’historiographie du génocide des Tutsi.

Quelques jours après cette intervention médiatique Carbonare sera reçue par les autorités françaises. Ironie de l’histoire, dans un premier temps le gouvernement français banalise les conclusions du rapport et ensuite renforcera son soutien au gouvernement rwandais de l’époque. Un an avant le printemps 1994, la France, en toute connaissance de cause soutient un gouvernement génocidaire.

En plus de son travail d’enquêteur, Jean Carbonare aura remué ciel et terre pour essayer d’arrêter le génocide qui était en train de se produire dans le Nord (désormais reconnu comme le génocide des Bagogwe) en 1993 et prévenir ce qui finira dans l’hécatombe d’un million de Rwandais en 1994.


IGIHE
 : En tant que rwandaise qui a suivi son engagement, tu as souhaité rendre hommage à Jean Carbonare et te joindre à la journée du 29 Juin prochain. Peux-tu nous en toucher un mot ?

Jeannine Munyeshuli Barbé  : Comme je le rappelais précédemment, nous devons à Jean Carbonare, à sa dénonciation frontale de l’Etat français dans le dernier génocide du siècle, un éveil des consciences en France et dans le monde. C’est une onde de choc qui a d’abord mis en mouvement les membres de Survie (l’association qu’il présidait). Rapidement d’autres individus et collectifs déterminés vont se former. Il s’agit d’une poignée de citoyens français qui n’a eu de cesse d’enquêter et de dénoncer le rôle de la France dans le génocide des Tutsi. Malgré l’immobilisme effarant de la justice française face au génocide, plus personne en France et dans le monde, ne peut ignorer la mise en cause de la France dans le génocide des Tutsi. Cette « impulsion française » nous la devons à Jean Carbonare.

Nous devons à Marguerite Carbonare et aux amis du couple Carbonare, la création de l’association « Intore za Dieulefit ». Des liens d’amitié se sont créés entre le couple Carbonare et des rescapés. De là sont nés une solidarité et un partenariat actif entre les habitants de Dieulefit et ceux du district de Karongi et de Bisesero. C’est en 2010 que je rencontre personnellement Marguerite Carbonare. En partenariat avec les « Intore za Dieulefit ». la communauté Rwandaise de Suisse (CORS) avait organisé un colloque « Enquête, Justice et Réparations pour les Basesero ». Evidemment, Marguerite, qui n’est plus toute jeune, avait fait le voyage. Les mots, la chaleur et l’amitié de cette dame nous ont tous marqué.

Cette stèle commémorative érigée Dieulefit est pour moi (et de nombreux rwandais, je pense) beaucoup plus qu’un symbole.

Rappelons-nous que pendant la Shoah, le village de Dieulefit fût un haut lieu de résistance où se sont réfugiés de nombreux Juifs. On parle de Dieulefit comme le village de Justes, où fait rarissime, aucun juif n’a jamais été dénoncé. Et ce n’est certainement pas un hasard si la stèle sera posée sur la place Soubeyran et Kraft., en référence à Marguerite Soubeyran « juste parmi les Nations » et son amie genevoise, Catherine Kraft.

Alors que s’approche le 20ème anniversaire du génocide des Tutsi du Rwanda, nous voyons se poursuivre en France l’abjecte politique que dénonçait Jean Carbonare. Près de 20 ans après le génocide, les Rwandais ont le sentiment que la patrie des droits de l’homme est une terre d’accueil des génocidaires . Comment se fait-il que 20 ans après les faits, aucun procès contre des présumés génocidaires n’ait encore jamais abouti devant la justice française ? comment se fait-il qu’Agathe Kanziga – veuve du président Habyarimana – déboutée définitivement du droit d’asile demeure néanmoins libre en France ? Comment se fait-il que presque 20ans, après, les grandes puissances occidentales et l’ONU, la France n’a toujours pas fait son mea culpa ?

Enfin, en tant que Rwandaise qui était une jeune adulte à l’époque de l’appel au secours de Carbonare et qui voit mon pays se reconstruire, je vois dans ce monument commémoratif un rappel aussi, que la mémoire du génocide c’est la mémoire du bien. A Dieulefit pendant la Shoah, comme au Rwanda en 1994, comme à Paris ce jour de Janvier 1993, le Mal n’a pas complètement eu le dernier mot. Il s’est trouvé des femmes et des hommes pour résister contre l’extermination d’innocents pour ce qu’ils sont.

La grande Histoire ne se souviendra certainement pas de tous les résistants morts anonymes en Europe comme au Rwanda.
Mais nous, le 29 Juin 2013 à Dieulefit nous rappellerons à l’humanité que Jean Carbonare était un homme de cette trempe-là, un homme courageux et un homme de bien, un Intore. Rassemblés à Dieulefit nous apporterons- je l’espère – un peu de baume au cœur à nos frères et sœurs au Rwanda, car à Dieulefit, nous serons aussi chez nous. Nous ne serons pas des Français ou des Rwandais que des kilomètres et une politique meurtrière séparent, mais des humains indéfectiblement liés. Aujourd’hui il y a du lien et du sens là même où le génocide voulait imposer la loi du vide et du silence.

Nous rendrons hommage à Jean Carbonare, à son courage devenu contagieux, et à son action devenu pérenne à travers les Intore za Dieulefit.

Ce rassemblement à Dieulefit sera donc finalement un rassemblement politique car le combat pour la justice et la vérité, le combat pour la réhabilitation des rescapés du génocide est loin d’être terminé.

http://fr.igihe.com/art-de-vivre/ibuka-france-rends-hommage-a-jean-carbonare.html

Posté par rwandaises.com