• L’avion du président rwandais a été abattu par un missile. Les enquêtes judiciaires n’ont pas identifié les auteurs de cet attentat (cf. Billets n°241, décembre 2014). Est-il concevable que la France y ait participé ? Guillaume Ancel est un ancien officier qui connaît tout particulièrement les missiles sol-air portables et leur utilisation en opération. Il y a quelques mois (cf. Billets n°238, septembre 2014), il avait déjà apporté quelques réponses au cours d’un entretien avec François Graner, auteur de Le sabre et la machette [1]. Tous deux reviennent sur ce point pour le développer.

    Rappel préalable

    A partir de 1990, pour soutenir le président rwandais hutu Habyarimana face aux rebelles du Front Patriotique Rwandais en majorité tutsis, l’armée française aide discrètement et fait grossir l’armée rwandaise. En 1993, un accord de paix impose le départ des troupes françaises et prévoit des institutions de transition intégrant le Front Patriotique. Certains officiers français le déplorent, ainsi que les extrémistes hutus. Le 29 mars 1994, Habyarimana assure qu’il va appliquer l’accord. Le 3 avril, il annonce qu’il se rendra à un sommet international sur ce sujet. Le 6 avril au soir, de retour du sommet, son avion est abattu par un missile sol-air portable en atterrissant à Kigali, la capitale. Il est tué avec ses passagers. Les extrémistes hutus prennent le pouvoir et déclenchent le génocide des Tutsis.

    François Graner : L’une des hypothèses, basée sur des témoignages collectés à l’époque par des enquêteurs belges, est que les tireurs seraient des soldats français. Est-ce plausible ? [NDW : par la suite les propos en gras sont ceux de François Graner, les autres ceux de Guillaume Ancel].

    Guillaume Ancel : A priori, non. Que des décideurs français écartent un président en Afrique, ce ne serait pas une première. Mais qu’ils recourent à des soldats français, c’est risquer que l’un d’eux parle ou soit reconnu. Il aurait été plus sûr de recruter des mercenaires compétents, par exemple des pays de l’Est.

    Pourtant, le 1er Régiment Parachutiste d’Infanterie de Marine (1er RPIMa), unité des forces spéciales françaises chargée de missions sensibles, a déjà participé au renversement de Bokassa en Centrafrique. Le 6 avril 1994, il a des membres à Kigali et d’autres au Burundi tout proche : auraient-ils pu réaliser cet attentat ?

    C’est vrai qu’ils auraient eu des atouts. Ils connaissaient le Rwanda. Ils pouvaient y circuler librement, faire avant le tir les reconnaissances indispensables, et justifier leur présence si jamais on les voyait. Ils étaient en bons termes avec les militaires rwandais, qui pouvaient les aider. Cela expliquerait que les tireurs n’aient pas été arrêtés, alors que le tir de ces missiles de nuit était repérable à des kilomètres à la ronde.

    Si la décision avait été prise peu de jours avant, auraient-ils pu agir en urgence ?

    Un tel ordre, qui n’aurait pu venir que d’une très haute autorité militaire avec le feu vert de l’Elysée, aurait été techniquement exécutable. L’urgence pourrait justifier qu’on recoure au 1er RPIMa, car sa compétence clé est la réactivité. Il n’avait pas d’équipe entraînée de façon régulière aux missiles sol-air portables, mais ses soldats sont très polyvalents. Avec 48 h d’entraînement intensif, surtout s’ils savaient tirer des missiles plus simples comme les antichar, ils auraient pu « traiter » ce cas facile du 6 avril 1994 : un avion lent et bas, visé depuis une position adaptée.

    Comment cela se serait-il passé, concrètement ?

    La France aurait fourni les missiles ; outre ses propres Mistral, elle disposait de Stinger américains et SAM16 russes.

    Un spécialiste les aurait vérifiés, et aurait formé les tireurs à l’enchaînement précis de la séquence de tir. Il suffisait d’un simulateur basique, qui a la taille et la forme d’un missile mais pas de propulseur.

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    Débris de l’avion, à Kigali, treize ans après l’attentat. © Pierre Jamagne

    Les sources belges évoquent un adjudant du 1er RPIMa surnommé « Régis », un sergent-chef du 1er RPIMa de 28 ans surnommé « Etienne », et peut-être un troisième Français. Est-ce vraisemblable ?

    Tout à fait. Comme je l’ai dit (cf. Billets n°238, septembre 2014), il fallait au moins un tireur par missile, typiquement de 20 à 30 ans, soit dans l’armée un grade entre caporal et sergent-chef ; ainsi qu’un senior entre adjudant et capitaine pour commander. Et quelques accompagnants non spécialisés, pas nécessairement informés de leur mission exacte.

    S’il existe des indices des auteurs de l’attentat, c’est l’armée française qui les détient. Les seuls à avoir pu enquêter immédiatement sur l’épave de l’avion, et prélever des pièces, sont le commandant Grégoire de Saint-Quentin et ses hommes. Leur rapport a été envoyé à l’Etat-major, mais jamais publié.

    L’actuel général de Saint-Quentin ne révélera rien, sauf s’il en reçoit l’ordre.

    Le chef de cabinet militaire du ministre de la Défense de l’époque confirme par écrit la présence dans l’avion des deux « boîtes noires » habituelles. Et la veuve de Habyarimana affirme que « des militaires français ont découvert la boîte noire ».

    Il y a un élément troublant. Des autorités françaises ont fait croire qu’il n’y avait pas de boîtes noires dans l’avion. Elles ont aussi relayé une manipulation à propos de l’identification des missiles. Si elles n’ont rien à cacher sur le sujet, pourquoi ont-elles ainsi essayé d’intoxiquer l’enquête ?

    Autre élément troublant : deux gendarmes français, Didot et Maïer, sont assassinés deux jours après l’attentat. Leurs corps sont retrouvés dans le jardin de Didot. D’après ses collègues, Didot relayait la radio entre l’ambassade, l’aéroport et le camp militaire de Kanombe. Leur mort n’a pas été élucidée : peut-elle être liée à l’attentat ?

    Pour faire un relais, il suffit de connecter des récepteurs et des émetteurs, pas besoin d’être spécialiste ni de rester à côté. On peut se demander si Didot n’avait pas un rôle plus important.

    Selon des témoins, Didot réalisait des écoutes. L’ex-capitaine Paul Barril vient d’affirmer que dans ce but Didot utilisait un scanner et notait tout dans un carnet.

    Didot aurait pu entendre des communications essentielles de l’équipe de tir, qui était située à Kanombe. En effet celle-ci devait annoncer qu’elle était prête et en retour recevoir l’alerte de l’approche de l’avion, ainsi que la confirmation de l’ordre de tirer, puis le signal que l’avion est à portée de tir (impossible à déterminer de nuit par les tireurs). L’équipe devait enfin signaler son départ en précisant sa direction. Si le matériel d’écoute a été détruit ou emporté, ce pourrait être un signe clair du mobile de l’assassinat, surtout si son carnet a disparu.

    La maison de Didot a été saccagée et le matériel intégralement détruit. En outre, leurs certificats de décès ont été grossièrement falsifiés. Leurs familles (de même que celles de l’équipage français de l’avion) ont subi des pressions des autorités françaises pour renoncer à chercher ce qui s’était passé.

    C’est compatible avec une exécution ciblée destinée à effacer toute trace compromettante sur les conditions de l’attentat. Cependant, de nombreux responsables politiques auraient dû être au courant.

    Est-ce évident ? Le 1er RPIMa était déjà intervenu au Rwanda sans que les ministres le sachent, si l’on en croit son chef le colonel Tauzin. Ce dernier raconte dans un livre qu’en février 1993, le colonel Michaud, chef du Centre opérationnel des armées, lui avait transmis l’ordre d’intervenir secrètement pour arrêter le Front Patriotique Rwandais, en précisant que seuls le président Mitterrand avec son conseiller militaire (le général Quesnot) et le chef d’état-major des armées (l’amiral Lanxade) étaient dans la confidence.

    En avril 1994, malgré la cohabitation, l’Elysée aurait pu donner le feu vert à l’attentat sans prévenir les ministres. D’après une source journalistique, l’Elysée avait prévu d’envoyer immédiatement après l’attentat une intervention militaire lourde (donc visible et nécessitant l’accord du Premier ministre) ; elle aurait été bloquée in extremis, notamment par Dominique de Villepin [alors directeur de cabinet du ministre des Affaires étrangères Alain Juppé, NDLR] qui estimait que le Rwanda « était trop bordélique et qu’il ne fallait pas y mettre les pieds ». Elle a été remplacée par une opération strictement limitée à l’évacuation des ressortissants français.

    Comme d’autres officiers français, Tauzin mentionne ce scénario d’une intervention militaire française prévue par l’Elysée mais bloquée par des ministres. Pour la justifier, il explique que si on l’avait laissé soutenir l’armée rwandaise, il aurait empêché les massacres.

    De ce point de vue, l’Elysée aurait pu faire exécuter l’attentat sans avoir l’intention de provoquer de massacres. Cependant, les extrémistes hutus ont rapidement déclenché le génocide des Tutsis. La France a continué à favoriser ces extrémistes y compris pendant et après le génocide. Je l’ai constaté sur le terrain en juin-juillet 1994 durant l’opération Turquoise (cf. Billets n°237, juillet-août 2014).

    En résumé, un scénario avec des décideurs à l’Elysée et des tireurs du 1er RPIMa [voir encadré] est compatible avec ce qui est connu publiquement à ce jour sur les motifs, les armes, les compétences, les présences sur place, et les dissimulations des traces. Qu’en pensez-vous ?

    En l’absence de preuves contraires, je ne vois plus de raison d’exclure une participation française, à un degré plus ou moins grand, en soutien aux extrémistes hutus. Je trouve que cette hypothèse est techniquement cohérente, et crédible : elle mérite d’être étudiée au même titre que les autres. Mais seuls des juges peuvent passer de l’hypothèse et des indices à la reconstitution de faits.

    Entretien réalisé par François Graner, relu par Guillaume Ancel.

    Que serait un scénario « français » ?

    Le président Mitterrand, son conseiller militaire le général Quesnot et l’amiral Lanxade, chef d’état-major des armées, auraient secrètement donné au colonel Tauzin l’autorisation ou l’ordre d’abattre l’avion. Ceci, probablement en lien avec les extrémistes hutus, voire à leur demande, et sans en informer le premier ministre de cohabitation Edouard Balladur qui était en déplacement. Ils auraient ensuite fait disparaître les traces, et accusé de cet attentat le Front Patriotique Rwandais, voire des Belges. Enfin, ils auraient sans succès proposé à Balladur d’envoyer les parachutistes du 1er RPIMa pour prendre le contrôle de Kigali, intervenir directement aux côtés de l’armée rwandaise afin de chasser définitivement du Rwanda le Front Patriotique Rwandais, et maintenir au pouvoir les extrémistes hutus. Spéculatif, mais compatible avec les éléments publiquement disponibles, ce scénario ne pourrait être confirmé ou écarté qu’en l’explorant attentivement.

    Vous venez de lire un article du mensuel Billets d’Afrique 242 – janvier 2015. Pour recevoir l’intégralité des articles publiés chaque mois, abonnez vous: