Il y a 20 ans, le Rwanda. Dans les nuits les plus noires s’allume toujours une étincelle d’humanité. C’est l’histoire de Gaspard, sauvé par une infirmière de MSF. Témoignage.

Il y a vingt ans, Dominique Jassef, infirmière à Médecin sans frontière, a sauvé Gaspard d’une mort certaine. Tous les deux vivent près de Lisieux, dans la campagne normande.

« Il n’y a plus rien à faire pour lui. Laissez-le ! » Vingt ans après, la voix de Dominique Jassefen tremble encore. Ce gamin d’environ 6 ans, promis à une mort certaine dans la brousse ensanglantée, est devenu le sien. Un étudiant en Master d’histoire, d’apparence épanoui, mais qui a longtemps gardé au fond de lui « la culpabilité d’être vivant », dit sa mère adoptive.

L’été 1994, cette infirmière parisienne s’était envolée pour Kigali avec une équipe de Médecins sans frontières. Des centaines de milliers de Tutsi et de Hutu modérés étaient déjà tombés sous les coups de machettes. Les familles de réfugiés défilaient sur les écrans de télé.« Il y avait plein d’enfants. J’avais travaillé sept ans dans un service pédiatrique. J’éprouvais de la honte à rester à Paris… »

Au Rwanda, Dominique intègre une équipe de vaccination mobile. Elle sillonne le sud du pays en 4 x 4, pique à la chaîne, contre la rougeole et la méningite. Jusqu’à ce 6 octobre qui va bouleverser sa vie.

Dans un village d’altitude, assez frais pour l’Afrique, « Je m’étais éloignée pour manger un avocat et une banane à l’abri des regards. Aux Rwandais, on ne donnait que des biscuits protéinés…, se justifie-t-elle. Soudain, j’ai vu une forme humaine, blottie contre un arbre. Il était vêtu de haillons, tremblait de tout son corps. Le ventre gonflé. Les pieds pleins d’œdème. » La professionnelle de santé comprend vite : « Kwashiorkor, la phase finale d’un état de malnutrition. »

Plus tard, elle écrira : « Il était là, seul au monde, au bout de son chemin. Ce qui m’a interpellée, ce sont ses yeux. Des yeux pleins de fièvre et de ferveur. Il a planté son regard dans le mien, comme s’il entrevoyait un futur possible ». Elle revient au village avec lui. La sentence tombe : « Plus rien à faire. Dans quelques jours, il sera mort. »

Elle a compris son prénom – Gaspard – et, grâce aux interprètes, finit par apprendre son histoire : sa mère assassinée, sa sœur et son petit frère morts de faim, son père et son grand-frère portés disparus.

Par radio, l’infirmière alerte ses responsables et décide de ramener l’enfant au camp de base. « À l’avant du 4 x 4, assis entre le chauffeur et moi, il veillait à ne pas me toucher. Comme pour me préserver de ses parasites. » Elle fait soigner Gaspard par des chirurgiens anglais, le confie à un orphelinat, prend régulièrement de ses nouvelles.
Au diable les grands principes

« Je n’envisageais pas encore l’adoption, mais je m’en sentais responsable. » Sa trop grande sollicitude finit par inquiéter ses collègues. Les French doctors parcourent la planète pour sauver des milliers d’enfants, mais pas « un » en particulier : « Je sortais de ma mission, disaient-ils… »

Décembre 1994, l’heure du retour approche. « Je préparais Gaspard à mon départ. On se comprenait par le regard, les gestes… Un jour, il a pris ma main et l’a posée sur sa tête, comme pour dire « Toi seul, tu me protèges ». Moi, je cachais mes larmes derrière mes lunettes de soleil. » Rentrée en France, Dominique n’hésite plus. « J’étais célibataire, 42 ans. Je ne me voyais pas comme une future maman, mais comme la seule pouvant l’aider… » Elle active des réseaux, appelle le consul, mobilise des proches qui connaissent quelqu’un qui connaît un ministre… « Mais adopter un enfant au Rwanda… Avec les soupçons qui pesaient sur Paris après le génocide ! »

L’infirmière demande un nouveau congé, repart sur place, « pour lui dire : je suis là ». Son incroyable complicité avec l’enfant a « retourné » des responsables locaux de MSF. Au diable les grands principes, eux aussi assistent Dominique dans ses démarches. Elle apprend alors que Gaspard n’est pas orphelin. Son père et son frère sont vivants ! Le père est un vieillard de 54 ans, usé par la misère et la guerre. Elle va le rencontrer avec une assistante sociale : « Il m’a dit : je vois que vous l’aimez… Moi, je ne peux rien pour lui. »

Le 21 juin 1995, c’est l’été. Papiers en ordre, Dominique et Gaspard atterrissent à Paris. « Les premières nuits, il jetait de l’eau dans son lit. Il ne pouvait s’endormir que dans un lieu humide. »

La suite est une autre histoire, commune à beaucoup de parents adoptifs. Des moments de bonheur et d’autres plus durs. Une scolarité chaotique… (pour finir à la Sorbonne, quand même !) Une adolescence perturbée. Les psys. Le refus, encore aujourd’hui, de lire des livres sur le Rwanda. D’y retourner. Le dialogue impossible avec son frère resté là-bas et que Dominique continue d’aider financièrement : « Il ne parle pas français et Gaspard a oublié sa langue natale ». Le petit rescapé du génocide est devenu un grand gaillard, amoureux d’une étudiante en droit, heureux de sa vie parisienne. Mais il dort mal. Il a toujours mal dormi : « La nuit, maman, j’ai des images… » Il n’en dit pas plus.

Publié le 24-11-2015 – par Ouest France

Posté le 24/11/2015 par rwandaises.com