C’est à sa manière, d’un tweet ironique et rageur, que le président rwandais a répondu à la « profonde déception » manifestée par le département d’État américain, après l’annonce, le 31 décembre, de sa très probable candidature à un nouveau mandat : « Il y a pas mal de choses très décevantes qui se produisent de par le monde. Nous, nous souhaitons porter notre fardeau et ne pas être celui des autres. Je vous promets que nous n’avons pas l’intention de décevoir quiconque, à commencer par nous-mêmes. »
Vu de Washington, dont la théorie du « deux mandats et puis s’en va » ne doit souffrir, en Afrique subsaharienne, aucune exception, Paul Kagamé s’apprête donc à basculer du côté obscur de la gouvernance, celui des « big men » à vie, dont le Financial Times du 6 janvier égrène la liste comme on fait l’inventaire d’un Jurassic Park : Obiang Nguema, dos Santos, Mugabe, Museveni…
Au Rwanda pourtant, tout a le mérite d’être clair. Oui, les médias y sont contrôlés, comme les partis politiques, les associations et les ONG, en fonction d’une ligne rouge parfaitement revendiquée : tout ce qui, de près ou de loin, est susceptible de ranimer les démons de l’ethnicisme et du communautarisme tombe sous le coup de la loi. Démocratie tronquée ? Régime hybride ? Despotisme éclairé ? Admettons. Après tout, Paul Kagamé, qui n’a jamais eu comme souci premier de correspondre aux critères du politiquement correct établis en Occident, assume le fait que chez lui démocratie et développement ne progressent pas au même rythme.
Il est convaincu que l’ancrage de la première est impossible sans son appropriation par la population, laquelle suppose certains préalables : éducation, santé, accès à l’eau et à l’électricité, mais aussi ordre et stabilité, quitte à contraindre les libertés publiques. Il n’est pas et n’a jamais été l’oncle Tom, ce « Noir désireux de plaire aux Blancs » à qui se résume (non sans exagération) le personnage central du célébrissime roman de Harriet Beecher Stowe.
Le « deux mandats et puis s’en va » a un défaut majeur. Il ne pose pas la bonne question, la seule qui vaille : « Monsieur le président, qu’avez-vous fait de votre pouvoir ? » Un chef qui n’a rien fait pour son peuple et son pays mais qui abandonne son fauteuil à l’heure fixée par la Constitution n’est pas automatiquement un héros, et un chef dont le bilan économique et social est incontesté, et qui, pour le parachever, prolonge son bail avec l’accord de ses concitoyens n’est pas, ipso facto, un vilain. Cette question, Barack Obama et les diplomates du département d’État devraient tenter d’y répondre, chiffres à l’appui, plutôt que d’établir une équivalence dénuée de fondements entre Kagamé et son voisin, Pierre Nkurunziza.
Le PIB de Kigali vaut plus du double de celui de Bujumbura et 104 places séparent le Rwanda du Burundi sur l’indice de perception de la corruption
Le Rwanda et le Burundi ont sensiblement la même taille, la même population, et ils étaient, il y a vingt ans, à un niveau semblable de déstructuration. Aujourd’hui, le revenu annuel par tête des Rwandais est deux fois et demie supérieur à celui des Burundais, le taux de pauvreté de vingt points inférieur, le PIB de Kigali vaut plus du double de celui de Bujumbura et 104 places séparent le Rwanda du Burundi sur l’indice de perception de la corruption. Comment s’étonner que la très grande majorité des compatriotes de Paul Kagamé ne souhaite pas prendre le risque d’une alternance, qui, nulle part, n’est en soi synonyme de meilleure gouvernance ?
Il y a bien peu de doute que l’homme de fer du Rwanda sera réélu en août 2017. Si, à l’issue de ce nouveau septennat, il n’a pas atteint son objectif majeur (hisser son pays jusqu’au seuil de la catégorie des émergents) et s’il choisit, comme la Constitution lui en donne désormais le droit, de prolonger encore ses mandats, alors oui, il aura échoué. Conscient que ce rendez-vous avec l’Histoire sera alors inévitable, Paul Kagamé a cru bon de préciser ce qui suit, juste après avoir annoncé sa probable candidature : « Mais je ne crois pas que nous ayons besoin d’un leader éternel. »
Quoi qu’il en soit, ce sont les Rwandais qui en décideront. Car ce que Washington, Londres, Paris, Bruxelles semblent encore ignorer, c’est que depuis la faillite massive de la communauté internationale avant et pendant le génocide de 1994, plus aucun Rwandais ne compte sur elle pour les protéger et bien rares sont ceux qui écoutent encore ses leçons.
François Soudan est directeur de la rédaction de Jeune Afrique.
Publié le 22 janvier 2016 à 20h20