Alors que la mission parlementaire d’information sur le génocide au Rwanda achève aujourd’hui ses auditions, Michel Rocard critique l’engagement français dans ce pays. Premier ministre en octobre 1990, au moment du déclenchement de l’opération «Noroit», la première intervention militaire, Michel Rocard explique comment il a été «court-circuité» par l’Elysée. Entendu, mardi 30 juin, par la mission (Libération du 1er juillet), l’ancien chef du gouvernement regrette de ne pas avoir pu lire la déposition qu’il avait préparée pour les parlementaires, dans laquelle il condamnait la politique de François Mitterrand. Michel Rocard s’est rendu en mission au Rwanda en septembre 1997, pour le compte du Parlement européen, où il siège désormais.
Dans le texte que vous aviez préparé pour la mission, vous affirmez «n’avoir jamais entendu parler du Rwanda» lorsque vous étiez Premier ministre (mai 1988-mai 1991), alors que l’engagement militaire de la France a débuté à cette époque. On peine à y croire …
J’ai été totalement court-circuité. C’est par la presse que j’ai appris le lancement de l’opération «Noroit». J’ai vérifié auprès de mon ancien directeur de cabinet, Jean-Paul Huchon, de mes deux conseillers diplomatiques, Philippe Petit et Jean-Maurice Ripert et de mon chef de cabinet militaire, le général Menu. Ils ne gardent aucun souvenir d’avoir alors été associé à des réunions sur l’intervention au Rwanda. En fait, c’était la règle tacite. Les affaires politiques et militaires africaines se traitaient directement à l’Elysée. Elles m’échappaient totalement. C’était le domaine du Président avec deux ou trois hommes autour de lui, dont son fils Jean-Christophe. Cette tradition, remontant aux débuts de la Ve République, était renforcée par la faiblesse de la confiance que Mitterrand me prêtait, mais elle était déjà bien établie.
Vous assistiez néanmoins au Conseil des ministres, où la question a été abordée. Et le ministre de la Coopération (en charge de l’Afrique) Jacques Pelletier était l’un de vos proches …
Le Conseil des ministres n’est pas un lieu où l’on imagine les politiques à venir. C’est une instance de ratification et de formalisation de décisions déjà prises. Quant à mon ami Jacques Pelletier, il n’aurait pu me rendre compte de son action sans mettre en cause la confiance que lui faisait le président de la République.
Dans votre déposition écrite, vous estimez que «nous avons eu tort de soutenir trop longtemps le régime indigne, devenu monstrueux», du président Habyarimana. Selon vous, pourquoi l’avon
s-nous fait?
A cause d’une vision folle et dévastatrice de la francophonie. Le critère linguistique, c’est-à-dire le fait que l’élite rwandaise parlait français, a permis d’occulter les pratiques de ce régime. Il y a d’abord une faute technique, celle de l’insuffisance de la collecte de l’information. Comme souvent, on peut craindre que des rapports obtus aient eu pour principal objet la recherche de boucs émissaires. C’est le thème de l’agression extérieure: derrière le FPR (1), il y avait l’Ouganda anglophone et les Anglo-Saxons. Cette explication est totalement déséquilibrée. C’est un peu comme si l’on accusait la 2e DB de Leclerc d’avoir agressé la France, parce que, en 1944, elle était insérée dans un dispositif américain. Du point de vue de la moralité internationale, au Rwanda, on était en présence d’un régime oppresseur combattu par ceux qu’il persécutait, les Tutsis, et d’un nombre significatif de Hutus qui désapprouvaient ses méthodes. Pour la France, tout cela confine au déshonneur.
Que pensez-vous du rôle des militaires français engagés au Rwanda?
Au-delà d’éventuelles bavures toujours possibles, il est évident qu’ils n’ont fait qu’appliquer les décisions du pouvoir civil. Or, comme les politiques ne veulent pas assumer leurs responsabilités, on va retomber sur les soldats. Il ne faut pas jouer à cela. Il ne faut pas déshonorer l’armée pour le simple fait qu’elle a rempli les missions qui lui étaient confiées par le pouvoir. Ce n’est pas l’armée française qui est en cause.
(1) Front patriotique rwandais, résistance armée au régime de l’époque.