Le Rwanda vient de faire du swahili sa quatrième langue officielle alors que le français recule nettement dans le pays depuis plusieurs années. Cette volonté de liquider ce vestige culturel de la colonisation, et par là de tourner la page de la « nuit coloniale » pour construire un avenir authentiquement africain, a suscité l’ire de l’ancien colonisateur belge et des autorités françaises.
Puissance impérialiste de premier plan en Afrique, la France ne saurait tolérer aucune forme de remise en cause de sa domination dans ce qu’elle considère toujours comme son « pré carré » africain. Les Rwandais s’attendent d’ailleurs à ce que la France cherche à déstabiliser les autorités de Kigali. Paris pourrait notamment imposer des sanctions au Rwanda, augmenter son financement en direction des partis d’opposition, ou encore publier des rapports sur la mauvaise gestion du pays et sur les violations des droits humains par le gouvernement de Paul Kagame (1).
Au-delà du seul Rwanda, c’est l’exemple donné à l’ensemble de l’Afrique par ce pays qui inquiète les autorités françaises. L’Afrique est actuellement le continent qui possède le plus fort taux de croissance démographique au monde ; et, dans la majorité des anciens pays africains colonisés par la France et par la Belgique, le français reste la langue officielle. Alors, si le nombre de francophones était estimé à 284 millions en 2015, soit environ 4% de la population mondiale, ce chiffre pourrait approcher les 700 millions en 2050, soit 8% de la population mondiale, en raison principalement de la croissance démographique des pays africains ayant le français pour langue officielle. A cette date, 85% des francophones dans le monde pourraient être Africains.
Ces simples chiffres nous rappellent l’enjeu capital que représente le continent africain pour l’avenir de l’impérialisme français. Car, les autorités françaises savent pertinemment que la préservation de la domination linguistique marque également la préservation de l’influence politique et économique française sur le continent africain.
Avec une population de 75 millions d’habitants, la République Démocratique du Congo (RCD) est un exemple significatif puisqu’il s’agit, théoriquement, du plus grand pays francophone de la planète, devant la France. En RCD, les autorités françaises mènent une lutte sans relâche pour préserver la place institutionnelle de la langue française. En réalité, derrière cette langue, ce sont avant tout ses intérêts marchands que Paris veut défendre. Dans ce pays qui regorge de ressources stratégiques, une proche de l’ambassade de France à Kinshasa expliquait clairement au Figaro que « celui qui met la main sur le Congo Kinshasa, et cela passe par la domination linguistique, aura gagné un marché incommensurable ». Pour mettre la main sur ce marché, elle affirmait qu’« avant d’imposer le français à tous les Congolais, nous devons faire en sorte que la langue des affaires reste le français (2) ».
Au regard de l’exemple de la RCD, nous pouvons comprendre que la défense de la langue de Molière s’inscrit dans un projet de domination bien plus vaste. De ce fait, la décision rwandaise est un véritable danger pour les autorités françaises car elle pourrait faire tâche d’huile sur l’ensemble du continent africain. Dans bien d’autres pays africains, l’exemple rwandais pourrait inspirer nombre de revendications de libération culturelle contre la place hégémonique faite à la langue des anciens colonisateurs.
Si pour la France sa politique d’impérialisme culturelle vise à préserver son influence, pour les pays africains la politique de libération linguistique est une dimension de la décolonisation visant à liquider les vestiges culturels de la colonisation et à retisser le fil d’Ariane qui les relie à leur passé pré-colonial. La souveraineté linguistique est une manière de fermer la parenthèse de la domination occidentale pour recouvrer sa culture nationale et mettre en œuvre une véritable alternative civilisationnelle fondée sur une culture spécifique.
Pour les diplômés s’exprimant en français, l’utilisation des langues africaines marque incontestablement une volonté de rompre avec l’ancienne puissance tutélaire et de renouer avec l’histoire et la culture du peuple qui a, plus ou moins, préservé son identité culturelle originelle. Frantz Fanon expliquait qu’en période de décolonisation, les intellectuels colonisés étaient poussés par une « recherche passionnée d’une culture nationale en deçà de l’ère coloniale ». Cette quête « tire sa légitimité du souci que se partagent les intellectuels colonisés de prendre du recul par rapport à la culture occidentale dans laquelle ils risquent de s’enliser. Parce qu’ils se rendent compte qu’ils sont en train de se perdre, donc d’être perdus pour leur peuple, ces hommes, la rage au cœur et le cerveau fou, s’acharnent à reprendre contact avec la sève la plus ancienne, le plus anté-coloniale de leur peuple (3) ».
Cependant, malgré cette volonté de décolonisation culturelle et l’officialisation de langues nationales, la culture et la langue de l’ancienne puissance coloniale s’incrustent souvent au cœur même des États post-coloniaux. Par exemple, dans les pays du Maghreb, la langue de l’ancienne puissance coloniale garde une position dominante malgré le fait que les langues arabe et berbère soient les langues officielles de ces pays (4).
Dressant le constat de cette position hégémonique de la langue française en Algérie, Othman Saadi expliquait que « le lobby francophone en Algérie travaille à éterniser la domination actuelle de la langue française sur l’État algérien ». En conséquence, selon lui, « la francophonie a tracé une ligne rouge à l’utilisation de l’arabe dans « l’Algérie francophone » en décrétant que le français doit maintenir sa domination dans trois domaines : l’administration de l’État – la science et la technologie – l’économie, une ligne rouge au sens où la langue arabe ne doit pas pénétrer (5) ».
Pour Othman Saadi, cette position de la langue française est une des « limites » de la Révolution algérienne : « aucune révolution ne peut se considérer victorieuse si elle n’a pas atteint deux buts : la libération du sol et la libération de « l’être ». […] La Révolution algérienne […] a libéré la terre mais pas l’être. Elle l’a laissé continuer à être, et jusqu’à présent, sous l’influence coloniale à travers la domination de la langue française sur l’Algérie indépendante (6)».
Ainsi, même dans des pays où les langues nationales sont les langues officielles, la domination linguistique du français se perpétue sous d’autres formes. Dès lors, il ne s’agit aucunement de répudier les luttes de libération nationale qui ont conduit aux indépendances politiques mais de les continuer sur un plan culturel afin de permettre la « libération de l’être » colonisé. Par un mouvement dialectique, la libération culturelle permise par l’indépendance politique renforce cette indépendance politique et par là même l’indépendance économique. La question de la libération culturelle nous rappelle que les luttes de libération nationale restent plus que jamais d’actualité dans des pays qui sont pourtant indépendants politiquement depuis plusieurs décennies.
Condition de tout renouveau civilisationnel, la « libération de l’être » colonisé, qui passe nécessairement par le recouvrement de la langue nationale, est l’une des dimensions prioritaires des luttes de décolonisation dans un contexte post-colonial. Car, il ne saurait y avoir de décolonisation politique intégrale sans libération culturelle.
http://www.ism-france.org/analyses/La-liberation-culturelle-l-exemple-rwandais-article-20221
Par Youssef Girard
Posté le 19/02/2017 par rwandaises.com