J’ai vu le Rwanda en août 1994, au lendemain du génocide des Tutsi, et je m’en souviens encore, aujourd’hui… Je me souviens encore de cette odeur de mort remontant de la terre, dès lors que quelques gouttes de pluie tombaient au sol. Je me souviens encore de ces chiens charognards arpentant les rues et allant de cadavres en cadavres, des chiens immenses et menaçants car habitués désormais à la chair humaine.
Et je me souviens encore de ces regards, de ces regards hébétés des rescapés revenus de l’extermination, des regards emplis de détresse et de souffrance, des regards qui s’interrogent: pourquoi? Oui pourquoi?
Depuis ce mois d’août, pas un seul jour ne passe sans que ma pensée ne soit tournée vers ces frères et sœurs humains qu’on a voulu effacer de la surface de la terre, parce qu’ils sont tout simplement nés Mututsi. Enfants, femmes, hommes, vieillards, tous, du plus petit au plus grand, tous devaient disparaître car coupables, d’être nés Tutsi.
Oui, à l’origine du génocide des Batsi, il y a cette monstrueuse pensée génocidaire: le crime de naissance.
La liquidation des Batutsi, la machine de mort s’est nourrie de cette vision du monde fondée sur ce fantasme idéologique célébrant l’identité pure Hutu et cloisonnant radicalement les Batutsis dans le champ du mal. Et dès lors, que faire de ces Batutsi ainsi désignés comme source ontologique, existentielle de tous les maux de la terre? Le journal Kangura répondra en illustrant la couverture d’un de ces numéros par la photo d’une machette: les découper, les exterminer, exterminer les Inyenzi.
Inyenzi, cancrelats. C’est ainsi: l’extermination commence to
ujours par le langage, et un jour, on se réveille et il est trop tard.
En assimilant les Batutsi aux Inyenzi, aux cancrelats -ces insectes associés à la saleté-, le ton était donné. Il s’agissait, en les refoulant hors du monde de préparer leur extermination. Cette animalisation préfigurait la cruauté à venir, la violence totale, la chasse au faciès.
Et le jour venu la Radiotélévision des Milles collines, « radio machette », pouvait se déchaîner, appeler ouvertement, à longueur de journée, « le peuple à sortir avec machettes, lances, flèches, houes, pelles, râteaux, clous, bâtons, fers électriques, fils de fers barbelés, pierres, pour tuer, dans l’amour et l’ordre, tous les Batutsi, ceux qui ont des longs nez, qui sont grands et minces », à « tuer même les nourrissons » jusqu’à ce que « les fosses soient pleines ». Au commencement de l’extermination des Batutsi, il y a donc cette idéologie génocidaire, ce langage qui insulte, qui dégrade, qui avilit, qui porte à l’effacement.
Ce génocide n’aurait jamais dû avoir lieu. Et pourtant il est advenu en direct, en prime time sur toutes les télévisons du monde. Pourquoi? Parce que nous n’avons rien fait.
Le génocide des Batutsis est cet héritage qui nous interpelle et qui nous dit que nous avons failli à notre devoir d’humanité, un héritage qui nous dit que si nous n’agissons pas aujourd’hui face à d’autres situations similaires, le génocide des Batutsi deviendra -comme hier la Shoah- non pas un avertissement, mais un précédent.
Et agir c’est commencer par être au clair avec notre propre passé. Agir, c’est avoir le courage d’assumer nos responsabilités, de regarder en face l’histoire. C’est avoir le courage de nous interroger sur nos faillites morales, sur nos lâchetés. Nos lâchetés qui font, encore aujourd’hui, face au piétinement de la mémoire des victimes par les courants négationnistes.
Des négationnistes ayant pignon sur rue et vociférant ouvertement chaque jour la même rengaine: les Batutsi auraient provoqué leur propre extermination, en organisant l’attentat contre l’avion présidentiel; les Batutsi l’auraient bien cherché. Il s’agirait, en somme, d’un auto-génocide. Oui le négationnisme, cette volonté délibérée, résolue de distorsion, de falsification, de destruction de la vérité, cette tentative de retourner l’accusation, d’accuser les victimes, de les charger, de les incriminer, est une infamie, une brutalité, une cruauté mentale totale visant achever le génocide en décomposant l’histoire et en démolissant la mémoire des victimes.
J’ai vu le Rwanda au lendemain du génocide des Batutsi et je m’en souviens encore aujourd’hui…
La terre des mille collines avait alors l’allure d’un pays hors du monde. La désespérance était totale, absolue et les défis semblaient insurmontables. Comment en effet reconstruire l’humanité là où elle vient d’être niée? Comment revivre comme avant, quand le voisin d’en face, le voisin d’à côté, est le bourreau de vos proches, celui-là même qui a porté la machette dans la chair de vos parents, de vos amis?
Comment revivre là, à l’endroit même de votre extermination? Comment et où trouver la force, les ressources morales pour aller de nouveau vers l’avant? Comment faire repousser la vie sur une terre empoisonnée par la mort? Que faire dans de telles conditions? Livrer bataille ou laisser tomber, sombrer donc définitivement ? Que faire: se relever, se remettre debout ou se laisser démolir dans son être?
« Le Pessimisme est un luxe, qu’un juif ne peut jamais se permettre » disait en son temps Madame Golda Meir. Je dirai de même que le pessimisme est un luxe que les Rwandais ne pouvaient pas se permettre après 1994. Ainsi ce pays sans avenir en 1994 est devenu aujourd’hui le symbole d’une certaine réussite africaine. Et ce, malgré les contingences lourdes d’une histoire absolument tragique.
Résilience: le Rwanda a su surmonter autant que possible ses blessures et faire son chemin, parce que dans un élan de dépassement d’eux-mêmes, les Rwandais ont refusé de se soumettre au malheur comme on se soumet au destin. Ils ont su transmuer leur douleur en force de vie et redonner un sens positif à leur existence. Ils nous rappellent ainsi que même mutilé, brisé, un peuple peut se ressaisir, se remettre debout. Il n’y a jamais de désespoir définitif.
http://www.huffpostmaghreb.com/david-gakunzi/rwanda-kwibuka-se-souveni_b_7039638.html
Posté le 28/03/2017 par rwandaises.com