Le Rwanda continue de panser ses plaies, observe notre chroniqueur, en revisitant l’histoire tragique du génocide Batutsi avec le théâtre, la littérature et les chansons.

A Paris comme à Rome, le printemps commence à montrer le bout de son nez. On entend de nouveau le pépiement des oiseaux au petit matin. On devine sur le visage des passants un petit air guilleret qui ne demande qu’à croître pour se transformer en joie de vivre. Les jours s’allongeant, on se met à rêver. On se dit que ce vieux monde, secoué de violentes convulsions et rongé par la peur, pourrait retrouver un brin de calme qui l’aiderait à panser ses blessures. Clopin-clopant, la confiance reviendrait talonnée par l’espérance. Nous retrouverions notre verticalité. Et nous retrousserions nos manches pour entreprendre des actions pour le bien du plus grand nombre. C’est à ces petits détails sensoriels et à ces pulsions utopiques que l’on reconnaît le souffle du printemps. Mais quittons l’Europe occidentale pour la région des Grands-Lacs, où le principe printanier est aussi à l’œuvre.

Dans une dizaine de jours, les autorités rwandaises vont commémorer le génocide des Tutsi, déclenché le 6 avril 1994 alors que les jeunes Américains pleuraient le suicide du chanteur chevelu Kurt Cobain, survenu la veille. Depuis vingt-trois ans, la date du 6 avril marque le début d’une longue période de recueillement, de deuil et de réflexion. En 1994, près d’un million d’hommes, de femmes et d’enfants ont été massacrés, soit un septième de la population, souvent à coups de machette. Au pays des Mille Collines, il n’y a pas une parcelle, pas un bourg, pas une famille qui n’ait été touché.

Le goût du vivre-ensemble

Quatre ans après le génocide, au cours de l’été 1998, je suis parti au Rwanda avec un groupe d’écrivains africains pour prendre le pouls d’un pays ravagé et rencontrer les survivants, les orphelins, les génocidaires emprisonnés comme les exilés de retour. Nous avons sillonné le pays, pleuré dans les lieux de mémoire, écouté des témoins dans des églises et tenté de lire tous les ouvrages disponibles. L’été suivant, je suis reparti au Rwanda et au Burundi pour étancher ma soif de comprendre. Enfin, mes collègues et moi, nous avons écrit des œuvres de fiction et des articles de circonstance pour apporter notre solidarité aux victimes et accompagner le pays tout entier dans son interminable deuil.

Depuis mon premier jour à Kigali, mon amour pour ce pays attachant aux défis colossaux ne m’a jamais quitté. Si l’enjeu de la reconstruction nationale reste un sujet sensible, si la justice ne se hissera jamais à la hauteur de l’ampleur du crime, force est de reconnaître que les gens ordinaires ont pu retrouver le goût et les gestes du vivre-ensemble. Pour eux, il n’y avait jamais eu un autre chemin à prendre, un autre choix à méditer. Dans cet espace tendu, toujours à fleur de déséquilibre, quelque chose de beau et d’inouï peut surgir à tout moment, bousculant nos certitudes et nos habitudes. Le théâtre, le roman, la chanson sont les meilleurs véhicules pour donner à voir et à partager ce que les Rwandais ont pu vivre dès la fin du génocide, ce qu’ils vivent aujourd’hui et ce qu’ils vivront encore dans les décennies et les siècles qui viennent.

Les morts ne sont jamais loin

La dernière pièce portant la trace du génocide rwandais était récemment à l’affiche à Paris. Ecrite par le Sénégalais Felwine Sarr et portée par la Belge d’origine rwandaise Carole Karemera, We Call It Love est une magnifique pièce qui s’inspire de l’histoire vraie d’une femme qui, au lendemain du génocide, s’est retrouvée seule avec un trop-plein d’amour. Elle décide de le donner à celui qu’elle pense en avoir le plus besoin : le bourreau de son fils. Quasiment dans le même registre, le festival d’Avignon accueillera cet été Unwanted, une pièce de Dorothée Munyaneza sur l’insondable traumatisme des victimes, et plus particulièrement sur celui des femmes qui ont été violées pendant cette période et sur celui des enfants qui sont nés de ces viols.

Comme on le voit, les morts ne sont jamais loin des vivants. Ils partagent les mêmes collines, les sentiers visibles ou invisibles pour le quidam ordinaire. Au printemps, leur frémissement est plus doux. Le froissement d’une aile de papillon peut changer le cours du temps ou l’ampleur de la marée. Pourquoi en serait-il autrement pour les morts qui reposent sous la latérite rwandaise ? A Rome, il semble que le pape François, plus souple et plus subtil que son prédécesseur, ait capté leur message. Le 20 mars, au beau milieu de l’équinoxe, l’Eglise catholique et le Rwanda ont décidé d’ouvrir un nouveau chapitre de leurs relations. Devant Paul Kagamé, le pape François a imploré le pardon de Dieu. L’austère président a salué le geste du Vatican. Et le printemps de s’installer aussi dans le ciel de Rome.

 

Abdourahman A. Waberi est né en 1965 dans l’actuelle République de Djibouti. Il vit entre Paris et les Etats-Unis, où il a enseigné les littératures francophones aux Claremont Colleges (Californie). Il est aujourd’hui professeur à George-Washington University. Auteur, entre autres, d’Aux Etats-Unis d’Afrique (éd. J.-C. Lattès, 2006) et La Divine Chanson (éd. Zulma, 2015). En 2000, Abdourahman Waberi avait écrit un ouvrage à mi-chemin entre fiction et méditation sur le génocide rwandais, Moisson de crânes (ed. Le Serpent à plumes), qui vient d’être traduit en anglais, Harvest of Skulls (Indiana University Press, 2017).

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Posté le 01/04/2017 par rwandaises.com