Alors que son prédécesseur Nicolas Sarkozy avait pris quelques initiatives pour apaiser les relations avec le Rwanda et favoriser les poursuites judiciaires contre les auteurs et complices du génocide des Bututsi, le président François Hollande quitte l’Elysée sans avoir manifesté aucune volonté réelle de contribuer à la vérité sur la politique menée au Rwanda. La connivence des dirigeants actuels avec les responsables français au pouvoir entre 1990 et 1994 est une cause essentielle de la persistance du négationnisme dans notre pays.
Le quinquennat de François Hollande s’achève dans une impression de délitement général des institutions. Il est un domaine, néanmoins, où l’actuel président de la République, si prompt à tourner le dos à ses engagements, n’a pas varié : le dossier franco-rwandais. En comparaison, les timides avancées observées sous le mandat de Nicolas Sarkozy, pourtant bien insuffisantes, paraissent a posteriori remarquables.
De petits pas aux conséquences notables
C’est peu après son accession au pouvoir en 2007 que Nicolas Sarkozy et son ministre des affaires étrangères, Bernard Kouchner, s’emploient à se rapprocher de Kigali. Les relations diplomatiques entre la France et le Rwanda ont en effet été rompues fin 2006 suite à l’émission par le juge Bruguière de mandats d’arrêt internationaux contre neuf Rwandais, dont certains proches de Paul Kagame, accusés d’avoir commis l’attentat du 6 avril 1994, signal de déclenchement du génocide des utsi. Paul Kagame était lui-même accusé par le juge Bruguière d’avoir commandité l’attentat. Le Rwanda, désireux lui aussi de renouer avec la France, faisait de la levée des mandats d’arrêt un préalable. Un arrangement est conclu au plus haut niveau entre Paris et Kigali : l’un des prévenus rwandais doit être arrêté afin d’accéder au dossier d’instruction et d’organiser sa défense(1). Le 9 novembre 2008, Rose Kabuye, chef du protocole de la présidence rwandaise, sous le coup d’un des mandats d’arrêt, est interpellée à Francfort et transférée en France. Comme prévu, son arrestation relance l’instruction. Le successeur de Bruguière, le juge Marc Trévidic, ordonne une expertise balistique. Communiqué en janvier 2012, et conforté notamment par le témoignage d’un officier français, Grégoire de Saint-Quentin, le rapport des experts désigne comme origine des tirs le camp militaire de Kanombe, un endroit inaccessible à un commando du Front Patriotique Rwandais (FPR). L’attentat doit donc être attribué aux extrémistes Bahutu et à leurs complices, qui pourraient être des militaires ou mercenaires français. Par ailleurs, Nicolas Sarkozy rétablit les relations diplomatiques avec le Rwanda et se rend à Kigali en février 2010. Évoquant la politique menée par la France au Rwanda, il reconnaît de « graves erreurs d’appréciation », une « forme d’aveuglement quand nous n’avons pas vu la dimension génocidaire du gouvernement du président Habyarimana qui a été assassiné », ce que le rapport de la Mission d’information parlementaire (MIP) avait déjà souligné en 1998. En revanche, le président français continue à défendre l’opération Turquoise, où les « erreurs » commises seraient, selon lui, de l’avoir « engagée trop tardivement et sans doute trop peu ». Des propos qui ne manquent pas de surprendre quand on se souvient que sous couvert d’humanitaire, Turquoise avait pour but premier de stopper l’avancée du FPR et de voler au secours des autorités rwandaises, « accessoirement » auteurs du génocide. Le rapprochement franco-rwandais est concomitant de la création d’un pôle judiciaire dédié à la poursuite des crimes de guerre, crimes contre l’humanité et génocides. En conséquence, les dossiers auparavant confiés à des juges d’instruction répartis sur tout le territoire et chargés de nombreuses autres affaires sont, à compter du 1er janvier 2012, regroupés à Paris au pôle « crimes contre l’humanité et crimes de guerre ». Le pôle est doté de plusieurs procureurs et juges d’instruction, auxquels sont adjoints des assistants spécialisés et des officiers de police judiciaire. Malgré les reproches que l’on peut lui adresser – lenteur des procédures notamment – il ne fait aucun doute que l’action du pôle a permis la tenue en France de trois procès d’assises contre des responsables rwandais du génocide, en 2014 et en 2016. Par contre, les instructions ouvertes contre des Français (militaires de Turquoise dans le dossier Bisesero-Murambi, Paul Barril suite à la plainte déposée par Survie en 2013) n’ont pas bénéficié du même zèle de la part des juges (voir p. 9).
Hollande figé dans le souvenir de Mitterrand
Le contraste est frappant entre les avancées réalisées sous la présidence Sarkozy et l’immobilisme quasi-total sous la présidence Hollande. Ce dernier était attendu dès son élection sur le dossier franco-rwandais. Mais il faut croire que le fantôme de Mitterrand hante encore les couloirs de la rue de Solférino et plus encore de l’Elysée. La vingtième commémoration du génocide en 2014 aurait pu être une occasion à saisir si, dans un entretien à Jeune Afrique paru le 6 avril 2014, Paul Kagame n’avait pas dénoncé « le rôle direct de la Belgique et de la France dans la préparation politique du génocide et la participation de cette dernière à son exécution même ». La France était visée pour son soutien au régime Habyarimana puis au Gouvernement intérimaire rwandais (GIR) qui encadra le génocide. En outre, le président rwandais désignait les soldats français comme « complices, certes », mais aussi « acteurs » du génocide dans la zone contrôlée par l’opération Turquoise (22 juin – 22 août 1994). La sortie inattendue de Paul Kagame suscite une réaction officielle immédiate. La participation de la Garde des Sceaux, Christiane Taubira, à la commémoration du génocide à Kigali est annulée. Tirant les conséquences de cette décision, les autorités rwandaises excluent l’ambassadeur de France des cérémonies. En France, les responsables politiques font bloc. Tout juste nommé, le gouvernement de Manuel Valls endosse sans ambiguïté la politique conduite au Rwanda entre 1990 et 1994. Le 8 avril 2014, dans sa déclaration de politique générale devant l’Assemblée nationale, le Premier ministre réfute « les accusations injustes qui pourraient laisser penser que la France ait pu être complice d’un génocide au Rwanda alors que son honneur, c’est toujours de séparer les belligérants ». Droite et gauche l’applaudissent. Trois jours plus tard, dans un message aux armées à l’occasion du vingtième anniversaire de l’opération Turquoise, le ministre de la défense, Jean-Yves Le Drian, fustige les « accusations inacceptables qui ont été proférées à l’encontre de l’armée française ces derniers jours ». Un an plus tard, François Hollande a la marge de manœuvre nécessaire pour reprendre l’initiative. La montagne accouche d’une souris quand, le 7 avril 2015, l’Elysée annonce la levée de la protection sur 83 documents appartenant aux archives de l’Elysée… la plupart déjà connus. François Hollande promet en outre d’ouvrir tous les autres aux chercheurs, pour mettre fin à la « polémique » sur la politique menée au Rwanda. Il est temps d’agir, d’autant que le Premier ministre, Bernard Cazeneuve, est un des meilleurs connaisseurs de la politique menée par la France au Rwanda, puisqu’il était l’un des rapporteurs de la MIP. (voir p. 7) Au plan judiciaire, le pôle « crimes contre l’humanité et génocides », déjà sous doté par rapport à l’ampleur de la tâche, pourrait passer prochainement de trois à deux juges d’instruction seulement, tous deux nouvellement nommés. Des magistrats qui ne restent en poste que quelques années ne peuvent pas se saisir rapidement et efficacement de dossiers aussi complexes. Mais il y a pire : la loi de programmation militaire de décembre 2013 organise potentiellement l’impunité des militaires français en opérations extérieures. Elle réserve en effet au seul parquet l’initiative des poursuites, proscrivant la possibilité de forcer l’ouverture d’une instruction en se constituant partie civile. Les militaires français en OPEX sont donc sous la protection de l’exécutif, dont dépendent les procureurs.
Un silence officiel qui encourage le négationnisme
Le choix du silence sur les responsabilités françaises, qui a été celui du président Hollande, agit comme un encouragement au négationnisme du génocide des Batutsi. Car un négationnisme virulent sévit dans notre pays. Pour l’historien Stéphane AudoinRou zeau, si le « plus jamais ça ! » n’était pas qu’une « formule purement incantatoire », « un mensonge », « jamais un Premier ministre n’aurait pu faire applaudir sur tous les bancs de l’Assemblée nationale une déclaration affirmant que l’attitude de la France au Rwanda avait été irréprochable. Et jamais un négationnisme aussi puissant, aussi influent, aussi bien implanté dans les médias, aussi présent en haut lieu, ne pourrait se donner libre cours en France dès lors qu’il ne s’agit non des Arméniens de l’Empire ottoman en 1915, non des Juifs d’Europe lors de la Seconde Guerre mondiale, mais bien des Batutsi du Rwanda en 1994. » (Une initiation, Seuil, 2017, p. 17, voir p. 10). Un négationnisme au cœur de l’Etat (2), mettant en avant les mêmes raisonnements fallacieux depuis 1994. Ainsi, dans l’hebdomadaire Le Un du 1er février 2017, apprend-on que le FPR serait le vrai responsable de la tragédie rwandaise. Hubert Védrine, ancien secrétaire général de l’Elysée en 1994 et ancien ministre des affaires étrangères, déclare que ce sont les attaques du FPR à partir de 1990 « qui ont entraîné l’évolution génocidaire du système rwandais ». Quant à Pierre Péan, il cherche, dans le même numéro, à remettre en selle la thèse de la responsabilité du FPR dans l’attentat du 6 avril 1994, à l’occasion de l’audition prochaine par les juges français qui instruisent ce dossier d’un ancien haut responsable rwandais, Faustin Kayumba Nyamwasa. Selon ce dernier, aujourd’hui en Afrique du Sud, Paul Kagame lui aurait dit que le FPR avait abattu l’avion du président Habyarimana. Ne doutons pas que cette audition sera médiatisée… Focaliser l’attention sur l’attentat, l’attribuer au FPR, insinuer que ce mouvement serait donc, moralement au moins, responsable du génocide des Batutsi auquel l’opération Turquoise aurait mis un terme. Et faire oublier que c’est un gouvernement soutenu jusqu’au bout par la France qui commettait le génocide, et que c’est le FPR qui y a mis fin. Tel est le cercle fallacieux du négationnisme français. Sur la politique menée par la France au Rwanda entre 1990 et 1994, comme sur tant d’autres sujets, le bilan de François Hollande est calamiteux. Et il ne faut sans doute pas s’attendre à mieux de la part de son successeur. Les responsables politiques qui comptent parmi les « initiés » de la Françafrique, et les autres qui détournent pudiquement le regard, n’ont en effet aucun intérêt à briser les illusions de la grande majorité de nos concitoyens pour qui la « Patrie des Droits de l’Homme » ne peut mettre sa puissance qu’au service de la paix et du bien des peuples… « L’Etat et le pouvoir d’Etat seront toujours un masque, ce qui ne nous libérera pas du devoir de l’arracher. Le visage, lui, est le nôtre. » (Pierre Vidal-Naquet). Serons nous un jour capables d’arracher le masque ?
1. Philippe Bernard, « Wikileaks : en France, l’enquête sur le Rwanda était suivie en haut lieu », Le Monde, 9 décembre 2010 ; RFI, « Entente diplomatico-judiciaire entre Paris et Kigali ? », 21 novembre 2008.
2. Charlotte Lacoste et Raphaël Doridant, « Peut-on parler d’un négationnisme d’Etat ? », in Cités n° 57, Génocide des Batutsi du Rwanda : un négationnisme français ?, PUF, 2014.