Il se passe depuis quelques jours en France un bouleversement politique qui remue le «microcosme parisien» et chacun d’entre nous, ou presque. Ce spectacle inhabituel fait voler en éclats nos certitudes, mais aussi nos réflexes et nos scepticismes. C’est drôle et, si l’on parvient à se détacher de toute étiquette partisane, profondément jouissif.
Un gamin a surgi, qui a cassé nos jeux et, avec assurance, invente de nouvelles règles. Ou plutôt, l’air de rien, retrouve la vérité de la Ve République, d’un président au-dessus des partis, créant le sien, à sa mesure, pour faire voler en éclats ce qui lui a précédé.
Depuis longtemps, nous n’avions pas été à ce point bousculés. N’est-ce pas profondément drôle? Et même jouissif?
Peu importe au fond les jugements, généralement tranchés (à droite ou à gauche? Libéral ou étatiste? Profond ou marketé?), que chacun peut émettre sur Emmanuel Macron. Qu’il séduise ou agace, le personnage tranche radicalement avec ce à quoi la politique nous a habitués. Une ascension fulgurante, beaucoup de chance et autant de talent, pas de chapelle identifiée, un projet plus qu’un programme: en quelques jours, le monde politique a pris un coup de vieux ahurissant, sourire insolent du président en bonus. Dents écartées, on n’ose écrire dents de lait, tant il paraît poupin au regard de ses prédécesseurs.
Une République insaisissable
A droite comme à gauche, dans les rouages des partis, vieux briscards et jeunes ambitieux ne savent comment réagir, voyant tout leur échapper: les discours convenus, les oppositions irréductibles, les postes, le pouvoir. Leur vie.
Homme politique français essayant désespérément de s’accrocher à sa gloire passée (Goscinny, Morris © Dupuis).
Pour se protéger, sauver ce qui peut l’être, ils recourent à la panoplie habituelle: langue de bois, exclusions, appels au rassemblement, créations de mouvements au nom procrastinatoire. Rien de tout cela aujourd’hui ne peut être audible. Ce n’est pas ce que réclame l’instant, qui est au grand chambardement. Les ors de la République ne sont plus donnés en héritage aux patients et retors, par alternances et accords plus ou moins secrets.
On dirait que les vieux partis ont vécu. Et ce, même jusqu’aux extrêmes où l’on s’époumone en lendemains amers, rancoeurs de mauvais joueur pour l’un, grisaille de la défaite médiocre pour l’autre. Le risque d’éclatement guette, à droite, à gauche, à l’extrême-droite, à l’extrême-gauche. Qui l’eût cru?
Sigmund Macron
Mais ce bouleversement ne serait rien s’il n’ébranlait les électeurs. La France, du moins ce que j’en lis et entends, s’est couchée sur le divan collectif de la psychanalyse politique. Spectacle étrange qui montre que nous ne valons pas mieux que nos (anciens) représentants. À force de nous morfondre dans notre pays immobile, le mouvement nous fait peur, nous séduit, nous agace, nous perturbe, nous charme ou nous écœure. Nous prenons la nouveauté en pleine gueule. Violence de nous découvrir vieux quel que soit notre âge.
On résiste. Chacun s’accroche à ses certitudes. Au jugement confortable des convictions jamais questionnées. Droite ou gauche, ou UMPS, ou ultra-libéralisme: les grilles de lecture sont là, connues, utiles pour refuser une forme d’inconnu. Nos attachements idéologiques sont profondément ancrés, viscéraux, les repas de famille en témoignent. Y renoncer est douloureux et c’est pourtant ce qui nous est proposé imposé.
Je vous l’avais bien dit, ça ne marchera pas
Le scepticisme bien sûr, est là, qui cherche des rapprochements historiques, des précédents, d’autres grilles de lectures, plus érudites mais aussi vaines. Le scepticisme encore qui prédit déjà l’échec d’un gouvernement le jour où il s’installe. Comme des parents observant chez leurs enfants leurs enthousiasmes d’autrefois, depuis longtemps taris.
Entre les traîtres à leur camp, les «La société civile, ça n’a jamais marché» ou la majorité indécise de la future Assemblée, les prétextes ne manquent pas à qui se veut Cassandre. L’échec serait une satisfaction. On vous l’avait bien dit. La »> citation de Lampedusa est bien pratique, toujours d’actualité bien sûr, qui pare de vernis intellectuel une pensée figée.
Et puis, les arguments, plus ou moins fondés, les petits cris de rage. On déterre des tweets, les déclarations d’avant, intempestives, comme preuve de la duplicité des ministres, de leur mépris, d’un dessein secret, on exhume livres machistes ou casse-gueule. Et, pêle-mêle, avec cette machine de guerre, tout est en péril: droits des travailleurs, laïcité, écologie, école, croissance… Il manque des ministères, drame. On déplore le poids de l’énarchie, l’âge des ministres, la parité dévoyée, le diktat de Bruxelles ou d’Angela Merkel… Déjà, un sondage, bonheur du rassurant sondage!, prédit la fin de l’état de grâce. Retour à la normale, tout est écrit, forcément.
Rien n’est écrit de manière prévisible
Mais rien, justement, n’est écrit. Incrédules, nous regardons ce spectacle avec une forme de sidération agacée. Pour notre ventricule droit ou notre ventricule gauche, ce curieux assemblage d’inconnus et de «prises de guerre» n’est-il pas voué à l’échec? La vérité est que le pays, dans sa représentation, bouge, et vite. Il ne s’agit pas que d’une simple passation de pouvoirs, qui nous rassurerait, en supporters comblés ou déçus. Nous perdons nos repères, et l’assurance du président revêt une forme d’insolence. Il sait où il va. Il semble savoir où il va. Que sait-il? Nous ne le savons guère. Pour notre pays, nous voulons qu’il réussisse, pour notre confort, il faudrait qu’il échoue. Terrible paradoxe de la France d’aujourd’hui.
Selon les jours et les décisions, nous oscillerons sans doute entre craintes et espoirs. Nous sommes secoués, comme l’action EDF, qui grimpe de 7% lorsque le Premier ministre, ancien salarié d’Areva, est nommé, puis perd 7% le lendemain, lorsqu’arrive Nicolas Hulot.
On prend du recul et on rigole (de nous-mêmes)
Avant de m’accuser de macronisme bêlant, essayez, lecteurs, de vous abstraire de vos préjugés politiques. Reculez-vous, prenez la hauteur nécessaire, fumez un joint. Puis, détendus, oubliez la droite, la gauche, le capital, le travail, vos haines et vos enthousiasmes… Regardez le spectacle qui nous est donné. Un personnel politique prié de prendre la porte et qui s’y refuse, sans mesurer l’ampleur du «dégagisme». Des électeurs qui refont le match, s’accrochent à des slogans devenus désuets, contemplant sans l’accepter la bourrasque que leurs votes, multiples, ont provoquée. En nous, le «dégagisme» n’a pas encore produit ses derniers effets. Comme des poulets à qui on vient de couper la tête, nous courons en tous sens pour en trouver une autre de rechange.
L’électeur français des législatives de 2017, une allégorie
Bien sûr, l’exercice du pouvoir effacera cette séduction des premiers instants, la beauté du possible. Il y aura des couacs, des échecs, nul n’est infaillible. La presse s’extasiera bientôt d’un président avec un ordinateur sur son bureau. Puis elle s’en détachera, lorsque surviendront les orages. Mais ces premiers jours auront eu le mérite de mettre en valeur nos crispations, montrant notre difficulté à penser la France et le monde en dehors du cercle confortable de nos préjugés.
Ne serait-ce que pour cela, on a déjà envie de lui dire: Manu, merci pour ce moment!