Le roi Baudouin et le mwami Mutara III, Nyanza, mai 1955. Source: Jean-Paul Harroy, Rwanda: souvenirs d’un compagnon de la marche du Rwanda vers la démocratie et l’indépendance, Bruxelles: Hayez-ARSOM, 1984, p. 207.

Questions à François Lagarde, professeur émérite de l’Université de Texas-Austin (Etats-Unis) et auteur de Colonialisme et Révolution: Histoire du Rwanda sous la Tutelle, Paris: L’Harmattan, 2017.

Comment décrire la fin de la période coloniale belge dans les années 1950 au Rwanda ?

Venus du Congo, les Belges occupent le Ruanda-Urundi allemand pendant la Première Guerre Mondiale. Mandatés par la SDN en 1922 puis chargés de Tutelle par l’ONU en 1946, ils ont mission de développer et de faire progresser le pays. En quarante ans, ils accomplissent peu et beaucoup. La masse paysanne reste économiquement sous-développée, seule une petite élite d’“évolués” accède au développement occidental. L’école, qui fait plus la morale que l’instruction, est un demi-succès: beaucoup d’appelés dans le primaire pour une infime minorité dans le secondaire qui seul débouche sur l’emploi. L’administration de l’État est “domino”: les “autorités administrantes” sont “Européennes” quand l’administration coutumière noire est entre les mains des Tutsi et des propriétaires fonciers. La monarchie belge recouvre et contrôle la monarchie rwandaise, elle ne l’abolit pas. Du mwami aux sous-chefs, le royaume coutumier administre les terres, le cheptel, les travaux obligatoires. Ces coutumiers tutsi abusent de leur puissance en exploitant un petit peuple hutu, tutsi ou twa. Les missions chrétiennes ont beaucoup œuvré mais seule une moitié de la population est christianisée à la veille de l’Indépendance, en 1962. Si des progrès certains en santé publique ou en agronomie ont eu lieu, les sciences et les techniques importés par la mission civilisatrice (l’expression se trouve dans l’Accord de Tutelle) ont eu dans l’ensemble des effets réduits.

Le colonialisme belge au Rwanda ne fut pas un colonialisme d’exploitation ou de peuplement, il n’y avait quasi rien à exploiter et le pays était “surpeuplé”. Ce fut une entreprise de développement général dirigée de loin par l’ONU et de près par les Belges. Leur grand succès fut politique: un colonialisme progressiste, démocratique, soutint la Révolution et mena le pays à la République et à l’indépendance.

En quoi consiste la Révolution rwandaise de 1959-1961 ?

Une révolution politique a lieu. Elle est progressive et mène par étapes de la monarchie à la république. La suppression de l’ubuhake, en 1954, est un premier pas: la fin des contrats de cheptel libère le serviteur de son maître. Quatre ans de campagnes de presse, de palabres, de manifestes (cf. le Manifeste des Bahutu, 1957), de débats au Conseil Supérieur du Pays sur la “question sociale raciale” durcissent les camps “hutu” et “tutsi” et les préparent à la bataille électorale et à la guerre civile. L’indépendance est le souci de l’élite évoluée tutsi, la justice sociale est celui de la population et des leaders hutu. La mort subite du mwami Mutara III en juillet 1959 et le “coup de Mwima” qui met sur le trône Kiberi V à la barbe des Belges provoquent les premières actions politiques des partis.

En novembre 1959, les paysans qui se lèvent contre les autorités coutumières tutsi et les “gros” déclenchent le processus révolutionnaire. Le Résident Logiest prend le relais en nommant des Hutu à la place des Tutsi chassés par les incendiaires et en organisant des élections municipales au suffrage masculin que les partis hutu remportent largement en 1960. Les Belges soutiennent l’évolution politique qui mène à l’État moderne, capable d’autonomie et d’indépendance, alors qu’il faut aussi séparer ce nouvel État du Burundi. Le Conseil Spécial Provisoire, le Gouvernement provisoire, le Coup d’État hutu du 28 janvier 1961, l’éphémère République de Gitarama, les élections législatives au suffrage universel (et féminin) et le référendum de 1961 qui abolit la monarchie font passer progressivement le Rwanda de l’État doublement monarchique (belge et rwandais) à la République démocratique et indépendante. Les Hutu ont renversé les Tutsi, le mwami quitte son pays et ne reviendra plus. Cette révolution par étapes commencée en novembre 1959 est achevée en octobre 1961, elle a pris deux ans. Elle est l’œuvre des Belges et des évolués hutu que le colonialisme a “civilisés”.

Mais un autre événement a lieu pendant la révolution politique. Des paysans hutu attaquent, sans pour autant les tuer, les Tutsi et les font déguerpir en incendiant leurs habitations. Peut-être les deux tiers d’une population tutsi d’environ 350.000 personnes ont été déplacés pendant cette guerre ethnique (on disait “raciale”), et 150.000 d’entre eux auront été bannis du pays en 1962. Ces violences peuvent être révolutionnaires en Novembre lorsqu’elles s’en prennent aux autorités coutumières, mais après cela, elles ne le sont plus. Chasser la minorité tutsi pour prendre ses terres, c’est du nettoyage ethnique, pas une révolution. Cette guerre des Hutu contre les “envahisseurs” rappelle les guerres des marches du royaume contre l’autorité centrale tutsi pendant l’occupation allemande puis belge. Sauf que celle de 1959-62 fut gagnée par les Hutu, l’Autorité administrante ayant abandonné les Tutsi pour soutenir les “révolutionnaires”.

Mais ces deux actions, politique et guerrière, ne sont-elles pas nécessairement liées ?

Sans doute, et des leaders Hutu comme Kayibanda ou Gitera approuvèrent le nettoyage ethnique. Le peuple soutient la révolution politique en votant aux élections en faveur des Hutu, en participant aux meetings, sinon aux coups de force. Les campagnes électorales opposent des ennemis “ethno-politiques”. Mais le peuple fait généralement la guerre quand les Belges et les évolués hutu font la révolution. L’incendiaire veut chasser et tout prendre, le politique veut partager le pouvoir entre partis, leurs actions ne sont pas de même nature. Le fil du droit suivi par les réformateurs n’est pas la violence, instrument des paysans racistes.

Cette révolution explique-t-elle la Terreur de 1963-64 ?

Le grand échec politique est le sacrifice de 150 000 Tutsi, quasi tous innocents, sur l’autel de la République, la Belgique n’a pu l’empêcher. Ils seront jusqu’à 300 000 quelques années plus tard. Une poignée d’entre eux, les Inyenzi cachés dans les pays limitrophes, harcèlent la République hutu de Kayibanda mais les forces belges les contiennent. Cependant plus d’un an après le départ des forces belges, une série d’attaques inyenzi meutrières, dans le sud du pays, déclenchent des représailles ethniques de masse. Des milliers de “Tutsi de l’intérieur” sont massacrés par les forces rwandaises et la population. Cette sanglante “Terreur rwandaise” entame la marche au génocide de 1994.

Ni la colonisation ni la Révolution ne mènent directement à la Terreur rwandaise. C’est au contraire le départ des Belges et l’indépendance d’une République devenue autocratique et raciste qui peuvent “expliquer” ces violences de 1963-64. Cette Terreur, premier “acte de génocide” dans l’histoire rwandaise moderne, a lieu sous la Première République de Kayibanda, pas sous la Tutelle.

Trente ans après la chute de la monarchie, des bannis de la Révolution reviendront sous l’uniforme de la NRA ougandaise, entraînant dans leur sillage la guerre, le génocide des Tutsi et l’exode des Hutu.

Par Vincent Hiribarren 3 décembre 2017

http://libeafrica4.blogs.liberation.fr/2017/12/03/tutelle-revolution-et-terreur-le-rwanda-de-1959-1964/

Posté le 04/12/2017 par RwandaNews