Par Donald Kaberuka (ancien président de la Banque africaine de développement)

Selon l’économiste rwandais, ce sont les acteurs nationaux, avant les bailleurs de fonds, qui peuvent permettre aux Etats les plus vulnérables de se relever sur le long terme.

Tribune. En dépit des gros titres négatifs et des défis économiques mondiaux de ces dix dernières années, nous vivons en réalité une ère de progrès mondial spectaculaire, caractérisée par des améliorations marquées sur l’ensemble des indices du développement, de la pauvreté extrême à la santé en passant par la faim et l’éducation.

Lorsque j’étais à la tête de la principale banque de développement d’Afrique, j’ai observé des changements extraordinaires : les technologies, les investissements, les réformes économiques et politiques ont ouvert de nouvelles perspectives et transformé pour le mieux la vie de millions d’êtres humains.

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C’est pour cette raison que je crois réaliste l’engagement historique que les dirigeants mondiaux ont pris en 2015 de « mettre un terme à la pauvreté sous toutes ses formes partout dans le monde » d’ici 2030. Toutefois, sa mise en œuvre – et celle de plusieurs des autres Objectifs de développement durable – est menacée par un syndrome tenace et persistant : celui de la fragilité des Etats.

Patience et pragmatisme

Des pays tels que le Yémen, la Syrie, la Somalie, la République démocratique du Congo (RDC) et le Soudan du Sud sont en effet embourbés dans des cycles de conflit et d’arrêt de développement. D’autres pays, Haïti par exemple, ne sont pas aux prises à des conflits mais demeurent fragiles. D’autres encore ont une « fragilité latente » : un bouleversement soudain, politique ou économique, risquerait de déclencher une crise.

Ces sociétés sont généralement affectées par diverses caractéristiques interdépendantes qui se renforcent mutuellement. Dans les Etats fragiles, les extrémismes prospèrent, les économies stagnent, les citoyens souffrent. Et les conséquences sont énormes – en attestent notamment les vastes mouvements de réfugiés. Si le problème n’est pas nouveau et a retenu l’attention du monde, il persiste néanmoins.

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Or nous savons, grâce aux exemples du Rwanda, de la Colombie et du Timor oriental, qu’il est possible d’échapper à la fragilité. C’est pour tirer les enseignements de ces pays et trouver de nouveaux moyens de surmonter le problème qu’a été créée la Commission sur la fragilité, la croissance et le développement des Etats, dont j’ai partagé la présidence avec l’ancien premier ministre britannique David Cameron et dont nous présentons aujourd’hui le rapport.

Nous avons écouté de nombreux acteurs nationaux et internationaux : gouvernements, entreprises, représentants d’armées, de la société civile et d’ONG. Ils nous ont apporté la preuve convaincante qu’une démarche du sommet vers la base, idéaliste, uniforme, dirigée par les bailleurs de fonds et assortie d’un calendrier serré était inadaptée.

Au contraire, la sortie de la fragilité doit être un processus étape par étape, jonché presque inévitablement de revers, nécessitant une patience énorme et du pragmatisme, qui doit être dirigé par des acteurs nationaux placés au cœur de l’aventure unique de leur pays. Aussi imparfait et long soit-il, un tel processus a plus de chances de perdurer.

Revitaliser le secteur privé

La première étape est la sécurité, sans laquelle aucune autre caractéristique d’une société stable ne peut émerger. On a longtemps considéré qu’elle pouvait venir de missions internationales de maintien de la paix. Cependant, cette approche ne peut être efficace que s’il existe une paix à maintenir – comme au Liberia, en Côte d’Ivoire ou au Timor oriental. Bien souvent, les pays limitrophes ou les acteurs régionaux sont mieux placés pour rétablir l’ordre. À terme, les acteurs nationaux doivent être habilités à pérenniser la sécurité dans leurs propres pays.

Une autre priorité immédiate – et souvent d’ailleurs une condition préalable pour mettre fin à une crise – est de mettre en place des dispositifs viables en matière de politique et de gouvernance. La Commission a ainsi appris que des élections précipitées où il n’y a qu’un seul vainqueur ou des modalités de prétendu partage du pouvoir imposées de l’extérieur ne menaient pas forcément à une paix durable.

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Au contraire, la transition a plus de chances de bénéficier d’une période prolongée au cours de laquelle un système de contre-pouvoirs est progressivement échafaudé, la confiance instaurée lentement et la voie tracée pour formuler un programme « positif » d’objectifs communs, rédiger une Constitution et, ensuite, organiser des élections.

Les citoyens doivent pouvoir se rendre compte que l’Etat essaie, dans le cadre de ses moyens limités, de fournir des services de base de manière équitable : réhabilitation des infrastructures, reconstruction des institutions, remboursement des dettes et effort d’assumer sa responsabilité envers les décisions politiques. La légitimité ne se gagne pas autrement.

Des efforts précoces doivent être consentis pour revitaliser le secteur privé. Un emploi salarié fiable dans les entreprises privées n’est pas seulement la clé de la croissance et de la réduction de la pauvreté : les emplois productifs stabilisent la société et réduisent les risques de rechute dans les conflits. C’est la confiance engendrée par les entreprises locales qui stimulera les investissements étrangers, et non l’inverse.

Un consensus national minimum

La construction d’une nation requiert des ressources, mais ce n’est pas principalement une question de bailleurs de fonds et d’aide. Certes, l’aide humanitaire et d’urgence sera nécessaire, tout comme le seront la reconstruction des infrastructures et, éventuellement, des mécanismes pour annuler certaines dettes. Toutefois, il est inopportun que les bailleurs de fonds prescrivent leurs politiques ou fixent des délais rigides en échange de leur soutien financier. Ils doivent se contenter de demander un consensus national minimum autour d’un ensemble de dispositions sociales, politiques et économiques.

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Pour les bailleurs de fonds, la question fondamentale est de savoir comment accompagner les pays le mieux possible pour optimiser non seulement leurs ressources nationales, mais aussi le dynamisme et le talent de leurs peuples et de leurs entreprises. Parce que la sortie de la fragilité passe par le pays et son peuple. Ce sont eux qui doivent montrer la voie. Il s’agit d’un problème politique qui demande du pragmatisme, pas de l’idéalisme. Ce sont les priorités locales et nationales, et non internationales, qui doivent s’imposer.

Au fil des années, nous avons appris beaucoup en matière de fragilité. Pour autant, deux principes doivent à coup sûr primer : « promouvoir l’appropriation par le pays » et « ne pas nuire ». Ainsi, guidés par des pratiques efficaces tangibles, nous aurons plus d’espoirs de surmonter le syndrome de la fragilité.

http://www.lemonde.fr/afrique/article/2018/04/19/donald-kaberuka-pour-en-finir-avec-le-syndrome-de-la-fragilite_5287526_3212.html#tcxDpoGvOQwwUEwS.99

Posté le 21/04/2018 par rwandaises.com