L’amiral Lanxade a été chef d’état-major particulier de François Mitterrand de 1989 à 1991 et chef d’état-major des armées de 1991 à 1995.
Il répond aux accusations contre l’opération « Turquoise » publiées dans notre journal le 25 juin et au jugement sévère sur le rôle de la France au Rwanda porté par Bernard Kouchner dans notre édition du 2 juillet.
La Croix : Deux officiers ont affirmé récemment avoir participé, le 1er juillet 1994, aux préparatifs d’une mission aérienne au Rwanda contre le FPR (Front patriotique rwandais) dans le cadre de l’opération « Turquoise ». Une opération annulée au dernier moment, selon eux. Que leur répondez-vous ?
Jacques Lanxade : Je ne dis pas que l’aviation n’a pas été sollicitée ce jour-là. Mais ce n’était pas pour frapper le FPR et préparer une percée vers Kigali. À plusieurs reprises, nos avions de chasse se sont trouvés dans le ciel pour appuyer, s’il le fallait, nos troupes au sol. Mais ça n’a jamais été utile. Ces officiers subalternes ont sans doute participé à l’une de ces missions. Pour le reste, ce sont des élucubrations
Rwanda : un nouveau témoignage sur l’opération « Turquoise »
Pourquoi mobiliser, pour une opération humanitaire, 4 Jaguar, puis 4 Mirage F1 et 4 Mirage F1CR ?
J. L. : Il faut se remettre dans le contexte de l’opération : en juin 1994, le FPR nous était très hostile, et nous ne savions pas comment il allait réagir. C’est pourquoi, quand j’ai décidé la composition de la force, j’ai mobilisé des avions de combat pour nous défendre au cas où il nous attaquerait. À l’époque, nous étions persuadés que c’était le FPR qui avait tiré sur l’avion du président rwandais Juvénal Habyarimana (1). Et nous savions qu’il commettait aussi des massacres contre les civils Hutus.
Pourquoi pensiez-vous que le FPR avait tué le président Habyarimana ?
J. L. : Les accords d’Arusha étaient au départ favorables au FPR qui, avec l’aide de l’ancienne opposition légale à Habyarimana, avait pu prendre la direction du gouvernement. Mais, ensuite, cette opposition a envisagé de changer de camp et de rejoindre celui du président Habyarimana. Dès lors, Paul Kagame risquait de perdre le pouvoir. C’était notre lecture en 1994 et c’est toujours la mienne aujourd’hui.
Qui est ce « nous » auquel vous faites allusion ?
J. L. : Tous ceux qui participaient au conseil restreint en cette période de cohabitation : le premier ministre Édouard Balladur, le ministre des affaires étrangères Alain Juppé, le ministre de la défense François Léotard, des conseillers de l’Élysée et moi-même. Nous étions conscients de la nécessité d’intervenir pour arrêter les massacres. Alain Juppé s’est efforcé de mobiliser la communauté internationale. La décision a été prise d’agir seulement avec le concours de pays africains dans le cadre d’une résolution du Conseil de sécurité des Nations unies. Trois options ont été évoquées : intervenir à partir de Kigali, du Burundi ou du Zaïre. Kigali a été immédiatement écarté car c’était nous mettre au milieu des combats. Goma, au Zaïre, nous est apparu le plus opérationnel.
Pourquoi ne pas avoir arrêté les bourreaux pendant l’opération « Turquoise » ?
J. L. : L’ONU ne nous l’avait pas demandé. Le Conseil de sécurité nous avait donné mandat d’arrêter les massacres. Ce que nous avons fait en nous déployant. Notre objectif était de sauver la vie des civils, pas d’arrêter les bourreaux. Les massacres se sont arrêtés parce que nous nous sommes déployés. Les bourreaux ont cessé de tuer en nous voyant.
Pourtant, ce n’est pas ce qui s’est passé à Bisesaro où des centaines de Tutsi ont été tués en dépit de votre présence.
J. L. : C’était au début de l’opération « Turquoise », pendant notre montée en puissance. Dès que nous avons été au complet, il n’y a plus eu de massacres dans la zone sous notre contrôle.
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Bernard Kouchner parle d’une faute politique grave à propos de l’engagement de la France au Rwanda. Qu’en pensez-vous ?
J. L. : Je ne suis en rien d’accord avec lui. Dès 1990, la cellule diplomatique de l’Élysée alerte François Mitterrand sur la dangerosité du FPR pour la stabilité du Rwanda et de la sous-région. Si le FPR réussissait à renverser Juvénal Habyarimana, c’était la guerre civile au Rwanda. Le président Habyarimana apparaissait à François Mitterrand comme le dernier rempart avant la catastrophe et pensait pouvoir le pousser à démocratiser le régime. Je partageais cette analyse. J’ajoute, contrairement à ce que dit Bernard Kouchner, que François Mitterrand n’a jamais été influencé dans son jugement par ses conseillers politiques et militaires : c’est lui qui prenait les décisions.
Avez-vous pris en compte dans votre analyse, les pogroms anti-tutsi constitutifs de l’histoire de ce jeune pays et le fait que vous souteniez un président arrivé au pouvoir par un coup d’État ?
J. L. : Le président Mitterrand a été confronté au problème du Rwanda et il a pris la situation de ce pays telle qu’elle existait. C’était d’ailleurs comme cela dans presque toute l’Afrique et le sommet de La Baule a justement eu pour objet de tenter de faire évoluer les choses.
Vous souvenez-vous du moment où François Mitterrand a engagé l’armée française au Rwanda ?
J. L. : C’était une nuit, pendant la guerre du Golfe. Nous dînions à bord d’une frégate à Abou Dhabi. Autour de la table se trouvaient le président, Jean-Pierre Chevènement, ministre de la défense, le commandant du navire et moi-même. Pendant le dîner, on m’apporte un pli de l’Élysée : le FPR venait de franchir la frontière rwandaise. J’ai tendu la dépêche au président. Il m’a dit aussitôt : « Amiral, envoyez deux compagnies au Rwanda pour les stopper ! » Jean-Pierre Chevènement a émis des réserves mais Mitterrand a écarté l’objection. Pour lui, cela ne faisait pas de doute, il fallait s’opposer au FPR.
La version officielle remise en cause
En 1994, quand avez-vous compris qu’un génocide se déroulait contre les Tutsis ?
J. L. : Depuis les accords d’Arusha en 1993, nous n’étions plus au Rwanda. C’était l’affaire de l’ONU. À la mi-avril 1994, les derniers français en poste à Kigali avaient été évacués : nous n’avions plus personne sur place. C’est fin mai-début juin, qu’il nous est apparu que les [Ba]Tutsi étaient systématiquement visés par les [Ba]Hutu.
Que voient les soldats français chargés d’évacuer les ressortissants européens, lors de l’opération Amaryllis du 9 au 14 avril 1994 ?
J. L. : Ils n’ont pas eu le temps de voir vraiment ce qui se passait dans la ville. Quand ils sortaient dans leur base, ils opéraient rapidement. L’attitude de l’ambassadeur français ne nous a pas aidés à y voir clair. Il a exigé d’être évacué le premier, laissant nos soldats se débrouiller dans le bourbier. Il aurait dû être là pour nous aider à comprendre qui était qui. Il aurait dû être le dernier et non le premier à partir de Kigali.
24 ans après l’opération « Turquoise », l’Élysée se rapproche de Kigali, qu’en pensez-vous ?
J. L. : La France est toujours très injustement accusée de complicité de génocide alors qu’elle a été la seule des grandes puissances à intervenir et, notamment, les militaires français sont l’objet d’attaques répétées de la part du Rwanda et de quelques ONG.
De Jacques Chirac à aujourd’hui, aucun président n’a clairement dit que les militaires français n’avaient fait qu’obéir aux ordres des responsables politiques et qu’il n’y avait donc rien à leur reprocher. Au contraire, ils ont accompli leur mission de manière exemplaire et c’est en sorte les traiter comme des mercenaires que de les laisser seuls face aux agressions qu’ils continuent de subir.
Il ne suffit pas d’aider les officiers à faire face financièrement aux frais de justice ou de répondre à une question parlementaire que personne n’entend, car c’est l’honneur des soldats de la France qui est réellement en jeu.
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(1) La justice française a clos en décembre 2017 l’enquête sur l’attentat du 6 juillet 1994, sans que les responsabilités soient établies. Deux hypothèses accusent, pour l’une, les extrémistes [Ba]hutu, pour l’autre, le FPR.