Chaque mois ou presque sort une publication scientifique sur les bienfaits ou méfaits supposés de l’alcool. Devant les conclusions contradictoires, on s’y perd. Par Nina Pareja
En considérant uniquement les études de 2018, on ne sait toujours pas quelle dose d’alcool est dangereuse ou non mais il y a profusion de réponses.
332. C’est le nombre d’articles associés au mot-clé «alcool» publiés sur Slate.fr. On y apprend qu’une simple cuite pourrait nuire à notre sommeil, que l’alcool réduirait notre espérance de vie, qu’une centenaire survivrait grâce à une bonne dose quotidienne, que l’alcool rendrait plus beau, qu’une pâte à tarte réussie contiendrait de l’alcool et même que boire serait bon pour la santé.
Je me souviens du conseil du cardiologue de mon père: «Un régime sain et un petit verre de vin rouge par jour» (rouge parce qu’il serait moins sucré que le blanc). Un conseil que beaucoup doivent appliquer sur le Vieux continent et dans l’Hexagone: l’Europe a la plus forte consommation moyenne d’alcool au monde (9,8 litres d’alcool pur par an) et la France est 11e au classement européen, avec 12,6 litres d’alcool pur consommés par personne chaque année (devant la Russie), soit plus de 2,5 verres par jour en moyenne, d’après les dernières données de l’OMS. Pourtant, on ne cesse de nous répéter que «la consommation d’alcool est dangereuse pour la santé», qu’il faut en «consommer avec modération».
En ce qui concerne la science, à force de voir des titres contradictoires dans la presse, on finit par s’interroger: recommander une certaine consommation d’alcool a-t-il un sens, et pourquoi les scientifiques n’arrivent-ils pas à se mettre d’accord? En prenant en compte uniquement les études de 2018 relayées par la presse, on ne sait toujours pas quelle dose d’alcool est dangereuse ou non mais il y a profusion de réponses.
«Selon une étude, …»
En janvier, on nous affirme que «l’alcool cause des dommages génétiques irréversibles aux cellules souches»; un mois plus tard, «boire de l’alcool peut aider à nettoyer les déchets du cerveau, montre une étude».
En France comme outre-Atlantique et outre-Manche, les titres sont toujours les mêmes, évoquant un lien entre alcool et santé, lien suivi d’une virgule et d’une source plus ou moins sérieuse: «dit une étude», «selon une étude», «montre une étude». «Vous [les journalistes] savez comment procéder pour faire le buzz», lance le docteur Gabriel Perlemuter, chef de service en hépato-gastroentérologie et nutrition à l’hôpital Antoine-Béclère et auteur du livre Les pouvoirs cachés du foie, paru le 19 septembre.
Dans le cas des deux études citées précédemment, on apprend d’abord que d’après des tests pratiqués sur des souris, quand les mécanismes de défense de l’organisme sont faibles, l’un des composés de l’alcool, l’acétaldéhyde, devient très dangereux pour l’ADN des cellules souches. «La limite, c’est que vous êtes sur une souris, l’extrapolation est compliquée mais l’idée est logique», analyse le Dr Perlemuter.
«Ce sont tous les cofacteurs qui font qu’on va être malade et que l’alcool va être protecteur ou toxique.»
Pour ce qui est de l’alcool qui aiderait à «nettoyer» le cerveau, on est très loin de la conclusion abusive tirée par Fox News: «Deux verres par jour peuvent aider à combattre Alzheimer, dit une étude». En réalité, l’étude affirme qu’à faible dose, l’alcool pourrait permettre de booster le système de nettoyage du cerveau et l’aider à se débarrasser de produits résiduaires tels que des protéines toxiques qui marquent la maladie d’Alzheimer.
En revanche, pour les plus gros consommateurs, à partir de trois verres par jour, l’alcool est dangereux pour le cerveau. Le Dr Perlemuter ne trouve pas cette étude pratiquée sur des souris dénuée d’intérêt, mais trop générale: «Deux verres ou deux verres et demi par jour, si on est avec quelqu’un en surpoids, on va le rendre malade». Pour évaluer les risques pour chaque individu, il faut prendre plusieurs éléments en considération: «Ce sont tous les cofacteurs qui font qu’on va être malade et que l’alcool va être protecteur ou toxique».
Pour certaines personnes, une consommation d’alcool quotidienne aide à –ou plutôt n’empêche pas de– vivre très longtemps. Claudia Kawas, neurologiste à l’université de Californie et son équipe étudient depuis 2003 les habitudes de vie de 1.700 nonagénaires. Selon elle, celles et ceux qui consomment deux verres de bière ou de vin par jour ont 18% de risques de moins de mourir prématurément. Elle n’aurait «aucune explication pour cela, mais croit fermement qu’une petite consommation améliore la longévité».
Pas de quoi extrapoler pour autant et transformer l’alcool en élixir de jouvence. Pour Gabriel Perlmuter, cette consommation raiosnnable s’inscrit aussi dans un certain mode de vie, «sûrement un régime alimentaire méditerranéen, pauvre en viande, riche en légumes, riche en fruits, avec un peu d’amandes, mais il y a tout un biais quand on se focalise sur un seul aliment». Si on se reporte à la population globale cette fois, une consommation de deux verres par jour peut augmenter les risques de développer de nombreuses maladies.
«Il faut faire attention à soi, mais si on a envie de se faire plaisir avec des amis, c’est bon.»
Il n’y a pas vraiment de bonne consommation, explique le médecin, car cela reviendrait à définir une consommation type pour l’ensemble de la population en ignorant ces fameux cofacteurs comme le poids et les maladies. Plutôt que deux verres par jour, il recommande de s’arrêter à un, même en bonne santé. «Une consommation modérée et de temps en temps ne fait pas de mal. Je pense que prendre du vin tous les jours, ce n’est pas bon, que prendre des cuites, ce n’est pas bon. Il faut faire attention à soi, mais si on a envie de se faire plaisir avec des amis, c’est bon.» En revanche, un patient ou une patiente atteinte de cirrhose du foie ne doit évidemment rien boire d’alcoolisé.
Et savourer un verre par jour n’équivaut pas à en enchaîner sept le samedi soir façon binge drinking. Tout simplement parce que notre foie ne «digère» pas du tout de la même manière ces deux types de consommation. L’alcool est d’abord absorbé par le tube digestif puis transmis au foie, chargé de son épuration et de sa transformation en acétaldéhyde puis en acétate, une sorte de vinaigre. À trop forte dose, le travail d’épuration du foie se complique car on l’empêche de réguler correctement le taux de sucre. Si on prend sept fois un verre d’alcool, on augmente la toxicité neurologique, les risques d’épilepsie, de coma, d’hypoglycémie… Si d’autres cofacteurs entrent en jeu comme le surpoids ou même une prise de paracétamol, le foie doit traiter plusieurs «digestions» en même temps et perd en efficacité.
Effet cigogne
Femmes et hommes ne partent pas non plus sur un pied d’égalité. Le Dr Perlemuter condamne totalement les pratiques d’alcoolorexie qu’on observe de plus en plus chez les jeunes femmes qui, pour éviter de prendre du poids, privilégient l’alcool et sautent un repas afin de compenser. Si l’on sait que le foie des femmes est plus sensible à la toxicité de l’alcool, on ne peut encore expliquer pourquoi, même si la plupart des hypothèses pointent vers les hormones: «On pense qu’il y a des hormones délétères sur la capacité de la femme à épurer».
Au mois d’avril, une étude espagnole s’est intéressée à ce rapport entre hormones et alcool chez les femmes, en avançant que les femmes qui boivent plus d’un verre par jour auraient 79% de risques de plus que celles ne buvant pas de développer un syndrome pré-menstruel. Ce que l’étude ne dit pas, c’est si les femmes boivent parce que leur syndrome est déjà douloureux: il est très compliqué d’établir une causalité –au mieux, on peut parler de corrélation.
Souvent, la confusion entre corrélation et causalité trouble l’interprétation d’une étude. C’est le fameux effet cigogne: l’évolution similaire du taux de natalité et du nombre de nids de cigognes dans une zone géographique donnée ne veut pas pour autant dire que les cigognes apportent (réellement) les bébés. Pour rappel, une corrélation signifie que deux variables A et B évoluent de façon similaire, sans que l’une n’agisse sur l’autre; une relation de causalité entre deux variables A et B implique qu’une variable agit sur une autre, et donc que toute modification de A entraîne une modification de B.
Dans les études de santé publique ou épidémiologique, où les scientifiques ne font qu’observer une population sans intervenir (études observationnelles), un lien de causalité est souvent établi à tort. En mai, le Fonds mondial de la recherche contre le cancer réaffirmait le lien entre alcool et risque de cancer: «Deux verres d’alcool ou plus par jour augmentent le risque de cancer colorectal. Trois verres ou plus, celui de cancer de l’estomac, du foie ou même de la bouche, du pharynx et larynx, de l’œsophage, et du sein».
Un mois plus tard, une étude menée par des scientifiques irlandais et américains a relativisé ces découvertes. Sur les 100.000 personnes suivies pendant une dizaine d’années, les moins à même de développer un cancer consomment moins de sept verres par semaine, et les gros consommateurs (trois verres par jour) augmentent le risque de 20% par rapport aux modérés. Le plus étonnant est peut-être que ceux qui ne boivent pas d’alcool ont 7% de risques en plus de développer un cancer par rapport aux modérés.
Au cas par cas
En août, une étude encore plus importante publiée dans The Lancet établit avec beaucoup d’assurance que l’alcool «bon pour la santé» est un mythe, comme titraient de nombreux journaux. Elle évalue les niveaux de consommation et leurs effets sur la santé de personnes âgées de 15 à 95 ans dans 195 pays entre 1990 et 2016. Boire un verre par jour pendant un an augmente de 0,5% le risque de développer l’un des vingt-trois problèmes liés à l’alcool (cancers, maladies cardiovasculaires, AVC, cirrhose, accidents, violences, etc.) en comparaison avec une situation d’abstinence totale. Cela correspond à un surplus de 100.000 morts par an dans le monde pour un verre par jour, précise la Dr Emmanuela Gakidou de l’Institute for Health Metrics and Evaluation (IHME, université de Washington), coautrice de l’étude. «Les risques pour la santé associés à l’alcool sont énormes, affirme-t-elle, on avait l’habitude d’entendre qu’un verre ou deux par jour était ok. Mais les preuves sont là.»
Il y a plusieurs façons de voir les choses. D’abord, parlons chiffres, comme le fait le pédiatre Aaron E. Carroll dans le New York Times. «Sur 100.000 personnes qui ont bu un verre par jour pendant un an, 918 peuvent connaître l’un des vingt-trois problèmes liés à l’alcool. Parmi celles qui ne boivent pas, 914 peuvent s’attendre à subir un problème. Donc 99.082 ne sont pas affectées et 914 auraient eu un problème de toute façon.» Il ne s’agit pas de jouer l’avocat du diable –l’alcool consommé avec excès est, de fait, dangereux pour la santé– mais cela permet de mieux saisir le sens des chiffres.
La publication de The Lancet qui se veut la conclusion, presque sans appel, de toutes les autres, n’est pas une nouvelle étude mais un regroupement de centaines d’autres études observationnelles. Beaucoup de ces travaux ne prennent pas en compte les autres facteurs susceptibles d’accroître les risques liés à la consommation d’alcool: le tabac, l’obésité, d’autres maladies, des conduites à risques, la pauvreté…
«Si vous vous mettez à consommer, vous n’êtes pas un simple numéro.»
«Le papier de The Lancet est excellent en termes de santé publique, mais pas à titre individuel», tranche le Dr Perlemuter qui dirige également une équipe de recherche à l’Inserm sur le microbiote intestinal, les macrophages et l’inflammation hépatique. «Je pense que la prohibition ne sert à rien mais c’est très compliqué de faire passer un message. Vous, si vous vous mettez à consommer, vous n’êtes pas un simple numéro, vous allez être plus ou moins sensible. La susceptibilité individuelle dépend de plein de paramètres.» Son équipe de recherche a conclu qu’en fonction de nos bactéries digestives, nous sommes différemment affectés par la toxicité de l’alcool. «Des personnes vont boire des citernes d’alcool et iront parfaitement bien, d’autres vont prendre trois verres par jour et faire une cirrhose. Il ne faut pas extrapoler à titre individuel une enquête épidémiologique.»
Pour montrer le pouvoir des bactéries digestives, l’équipe a transposé des bactéries humaines sur des souris. «Quand vous faites picoler une souris qui a reçu les bactéries digestives d’une personne qui picole et qui va bien, elle va bien. Quand vous faites picoler une souris qui a reçu les bactéries digestives d’une personne qui a un foie malade de l’alcool, vous la rendez malade. Et si vous lui transmettez les bactéries d’une personne qui va bien, son état de santé s’améliore, voire elle guérit.» Ici, on est finalement assez loin de l’étude épidémiologique. La différence est là, entre un médecin qui a une patiente ou un patient à prendre en charge et une politique de santé publique nécessairement générale.
Donner des repères
En France, l’enquête n’a pas vraiment été commentée par la ministre des Solidarités et de la Santé Agnès Buzyn. Interrogée par Sud Ouest, elle répond que «la population cherche des repères pour savoir si sa consommation d’alcool lui fait courir un risque ou pas» et revient assez vite sur la sensibilité des Français et Françaises à «cette particularité culturelle qu’est le vin». La ministre renchérit: «Ce qu’il faut, c’est bien informer les personnes sur les risques encourus […], mais ma bataille se focalise essentiellement aujourd’hui sur l’alcool chez les femmes enceintes parce qu’il y a un enfant tous les jours qui naît avec un handicap lié au syndrome d’alcoolisation fœtale […]. C’est zéro alcool pendant la grossesse».
Agnès Buzyn a les mains quelque peu liées depuis que le président s’est lui-même déclaré buveur quotidien de vin, et doit également faire face aux lobbys alcooliers. En mars, elle expliquait dans «Question politiques» sur France Inter: «Sur le vin, on a deux façons de voir le sujet. Soit on le voit du côté du patrimoine français et ça fait partie de notre patrimoine, de notre culture, de notre savoir-faire. Soit on le voit du côté de la santé publique et c’est le problème de l’alcoolisme, avec 2,5 millions de personnes dépendantes, les maladies, les violences intra-familiales, les violences routières. Ce sont deux réalités qui existent, il faut les faire se rencontrer, et pour moi la clé c’est l’information. Après, les gens sont libres de faire ce qu’ils veulent».
Charge à eux de s’y retrouver parmi les nombreuses études mal ou surinterprétée
http://www.slate.fr/story/167078/consommation-alcool-etudes-scientifiques-medias-sante-publique-contradictoire
Posté le 13/10/2018 par rwandaisescom