En France, la mission de réflexion sur la restitution du patrimoine africain au continent, confiée à Bénédicte Savoy et Felwine Sarr, a débuté. Pour faire l’inventaire des biens culturels qui pourraient être concernés par cette procédure, le binôme devra s’intéresser aux conditions d’acquisitions de ces oeuvres, notamment à l’époque coloniale.
Par Clémentine Pawlovky

Les travaux sur la restitution d’oeuvres africaines à l’Afrique sont lancés. Pour mener à bien leur mission, l’historienne d’art Bénédicte Savoy, membre du Collège de France, et l’universitaire sénégalais Felwine Sarr prévoient de rassembler autour d’eux des juristes, des chercheurs, des militants associatifs et des directeurs de musées. Pour l’heure, aucun échéancier précis n’a été déterminé. Les deux experts promettent de travailler vite pour rendre leurs conclusions d’ici à novembre 2018.

Le chef de l’Etat français a annoncé leur nomination le 5 mars, à l’occasion de la visite en France de son homologue béninois Patrice Talon. L’initiative de cette mission s’inscrit dans la continuité du discours de Ouagadougou où Emmanuel Macron avait créé la surprise en déclarant vouloir que « d’ici cinq ans les conditions soient réunies pour un retour du patrimoine africain à l’Afrique ». Ces propos ont été particulièrement bien reçus au Bénin, premier pays à avoir adressé, en juillet 2016 à la France, une demande officielle de restitution de son patrimoine.

« Personne ne m’a parlé des oeuvres « pillées » par la France pendant la colonisation, avait déclaré Emmanuel Macron le 5 mars lors d’un point presse à l’Elysée en répondant à la question d’un journaliste qui lui demandait si « d’autres pays réclament la restitution des oeuvres pillées par la France pendant la colonisation ».

« Ces oeuvres ont souvent quitté l’Afrique pour plusieurs raisons : d’abord pendant la période de la colonisation, parce qu’elles ont pu être, en effet, à ce moment-là prises, expliquait le président français. Parce que parfois, elles ont été l’objet de trafics qui ont d’ailleurs été accomplis par des Occidentaux comme par des Africains. Ensuite, parce qu’elles ont été le fruit de différents marchands d’art. Et enfin parce qu’elles ont été ramenées en France par des missions anthropologiques pour être protégées ».

Afin de faciliter la circulation des oeuvres entre les deux pays, Stéphane Martin, le président du musée du Quai Branly devrait prochainement se rendre au Bénin. Le musée parisien conserve plus de 4 600 objets béninois sur quelque 70 000 oeuvres d’Afrique subsaharienne. Une collection héritée, en grande partie, de celles du Musée de l’Homme et du Musée national des arts d’Afrique et d’Océanie, essentiellement constituées à l’époque coloniale.

Du trophée militaire à l’oeuvre d’art

Plusieurs de ces biens ont été offerts à la France par des militaires français comme le général Alfred-Amédée Dodds (1842-1922). C’est le cas des statues royales évoquant les règnes des rois d’Abomey Ghézo (1818-1858), Glélé (1858-1889) et Béhanzin (1890-1894), de trônes, de récades – sceptres royaux – ou encore de nombreuses toiles appliquées, saisis par ses troupes à la fin du XIXe siècle lors de la conquête coloniale de l’ancien royaume du Dahomey, situé dans la partie sud-ouest de l’actuel Bénin.

« Nous sommes dans un contexte colonial, impérialiste, à la deuxième moitié du XIXe siècle, explique l’historien béninois Romuald Michozounnou. L’Occident industrialisé avait décidé d’aller à la conquête des terres au-delà de la Méditerranée. Il a été dit à la conférence de Berlin de 1884 que tout pays installé sur les côtes avait la possibilité d’aller à l’intérieur, le plus loin possible, jusqu’à rencontrer un obstacle naturel, l’essentiel étant de le notifier aux autres ».

« La France était déjà présente sur les côtes du royaume du Dahomey, dans de petits établissements comme à Cotonou, en accord avec le royaume, poursuit-il. Le Dahomey pensait que la France était toujours en coopération et en location de tout espace. Les rois du Dahomey n’avaient pas compris que le contexte international avait changé et que les pays de l’Occident avaient décidé d’aller à la conquête de leurs terres et d’aller prendre, par la force militaire, les terres de l’intérieur de l’Afrique ».

Comme le rappelle l’historien français Francis Simonis, maître de conférence en histoire de l’Afrique, « la colonisation débute généralement par des opérations militaires, au cours desquelles il est de coutume de piller les peuples conquis. Ce droit de prise est d’ailleurs reconnu par le droit de la guerre de l’époque ».

Une partie de ces trophées militaires, principalement saisis dans les palais royaux d’Abomey, est envoyée au Musée d’ethnographie du Trocadéro qui devient, en 1937, le Musée de l’Homme. D’autres sont exposés à partir de 1931 au Musée des colonies, futur Musée des arts nationaux d’Afrique et d’Océanie.

« Les plus grosses pièces étaient données aux institutions publiques françaises. Mais les plus petites comme les bijoux atterrissaient dans les collections privées, chez des particuliers ou des revendeurs d’art. C’est à ce moment-là qu’un marché de l’art béninois a commencé à se développer », explique Joseph Adandé, spécialiste des Arts africains au Bénin.

« Plus nous avançons dans le temps, plus la valeur de ces pièces devient inestimable, estime l’historien béninois Gabin Djimassè. Pour nous, cela fait partie de notre quotidien, de notre vie. Ces objets, on ne les utilise pas seulement pour leur beauté, pour l’aspect esthétique. L’esthétique vient après. C’est d’abord la valeur cultuelle. A Abomey, on continue de faire des cérémonies où on va louer des auteurs portatifs auprès du gestionnaire du site des palais royaux d’Abomey parce que ces autels sont réalisés pour chaque roi, en plusieurs exemplaires, et pour nous, ces autels servent de couverts. C’est sur ces autels qu’on immole les animaux, qu’on sert les repas préparés et nous partageons le repas. C’est des moments très importants de notre vie où nous partageons ce que nous avons avec l’esprit de nos défunts et le reste de nos concitoyens ».

Pour beaucoup de ces biens culturels, aujourd’hui érigés en oeuvres d’art, l’aspect esthétique reste secondaire au regard des sociétés qui les produisent. « Ces objets avaient d’abord une valeur cultuelle », souligne l’historien béninois Gabin Djimassé, citant l’exemple d’autels portatifs saisis lors de la conquête du Dahomey.

« Certains objets sont liés à l’art divinatoire du Fa. Ils permettaient à nos rois de lire dans l’avenir afin de savoir quelles décisions prendre. Il y a aussi les « bocchios », des fabrications en bois utilisées dans les sacrifices quotidiens », complète Romuald Michozounou, enseignant à la retraite du département d’histoire et d’archéologie de l’université d’Abomey-Calavi au Bénin.

Les palais royaux d’Abomey, l’ancienne capitale du royaume, possèdent aujourd’hui plusieurs reproductions de ces biens. Mais les historiens béninois s’accordent sur l’importance de la restitution des originaux qui, au-delà de la visibilité touristique qu’ils offriraient au Bénin, conservent une exceptionnelle valeur patrimoniale et spirituelle.

« Dans les années 1990-2000, j’étais en très bonne intelligence avec un certain nombre de fonctionnaires de la France dans mon pays et il m’arrivait de conduire certaines visites du musée d’Abomey, raconte le Béninois Joseph Adandé, historien de l’art. Il y avait un certain nombre de pièces devant lesquelles nous disions à l’époque « L’original se trouve au Musée de l’Homme à Paris », dont par exemple le trône de Béhanzin dont on avait à l’époque qu’une photo, la statue du dieu Gou, un certain nombre de toiles appliquées. Lors d’une des visites, à la fin, les amis m’ont dit : « Mais tous les originaux se trouvent donc au Musée de l’Homme à Paris ? ». Moi, je n’avais même pas remarqué combien ce commentaire était frappant. Et pour eux, c’était frappant. C’était choquant que tout le patrimoine artistique d’un pays se retrouve en France. Mais ils n’y pouvaient rien parce qu’à l’époque, il n’était pas question de revendiquer à la France quoi que ce soit, ni de lui demander quoi que ce soit ».

Des saisies similaires sont effectuées tout au long de la conquête de l’Afrique par les Français. Pour autant, ces butins de guerres ne constituent qu’une partie des acquisitions de biens culturels africains à l’époque coloniale. Les ethnologues ont, à cet égard, largement contribué à enrichir les collections muséales françaises.

Les ethnologues à la conquête de l’Afrique

Les années 1930 marquent le début des grandes expéditions ethnographiques à destination de l’Afrique subsaharienne. La mission « Dakar-Djibouti » (1931-1933), dirigée par l’ethnologue français Marcel Griaule, est la plus célèbre. Il s’agit de la seule à avoir été subventionnée par l’Etat français et son lancement coïncide avec celui l’Exposition coloniale internationale qui se tient à Paris.

« La mission Dakar-Djibouti réussit à avoir des financements en clamant que c’était une volonté de connaître les pays colonisés par la France, raconte Eric Jolly, chercheur français à l’Institut des mondes africains (IMAF) dépendant du CNRS. Il y avait aussi tout un discours sur le prestige de la France à travers ces grandes expéditions françaises qui étaient d’ailleurs tardives par rapport à d’autres pays colonisateurs comme l’Angleterre ou l’Allemagne. L’Allemagne a, dès le début du siècle, organisé de grandes expéditions à travers l’Afrique. »

« Ces arguments pour obtenir de l’argent étaient parfois un peu opportunistes parce qu’il n’y avait pas besoin d’aller en Ethiopie, par exemple, pour y étudier les populations des colonies françaises, poursuit-il. Il y avait une deuxième raison qui était avancée : c’était que l’ethnologie pouvait permettre, à l’époque, de connaître les populations colonisées pour une meilleure administration de ces populations par la France. Dans les faits, contrairement aux Anglais, les ethnologues vont très peu intervenir au niveau de l’administration et ne vont jamais être au service de l’administration coloniale ou quasiment jamais ».

Comme son nom l’indique, « Dakar-Djibouti » parcourt le continent africain d’ouest en est, sur quelque 20 000 kilomètres, en passant par le Mali, le Burkina Faso, le Bénin, le Niger, le Nigeria, le Congo, le Tchad, le Cameroun, la Centrafrique, le Soudan, l’Erythrée ou encore Djibouti. Sur place, les ethnologues français collectent plus de 3 500 biens : des objets du quotidien, des tissus, des vêtements, des bijoux, des masques, des objets sculptés. « Il y avait cette idée qu’il fallait se dépêcher de collecter le plus d’objets possibles dans des sociétés dites « traditionnelles » qui allaient soi-disant disparaître », explique encore Eric Jolly.

« Ce présupposé était fondé sur l’idée qu’on se faisait de ces sociétés, celle de sociétés figées dans le temps depuis des millénaires, incapables de s’adapter aux changements en cours, induits par la colonisation, les nouvelles religions, le contact avec les Blancs. Il était totalement faux mais il était partagé par l’ensemble des ethnologues de l’époque », ajoute-t-il.

« Aimer » et piller à la fois

Sur le terrain, la collecte prend différentes formes. Les objets sont achetés, réquisitionnés, parfois volés. Des méthodes d’acquisition dont on retrouve la trace dans les écrits de Michel Leiris (1901-1990), secrétaire-archiviste, de la mission « Dakar-Djibouti » : « Les méthodes de collecte des objets sont, neuf fois sur dix, des méthodes d’achat forcé, pour ne pas dire de réquisition. Tout cela jette une certaine ombre sur ma vie et je n’ai la conscience qu’à demi tranquille. Autant des aventures comme celles des enlèvements du kono, tout compte fait, me laissent sans remords, puisqu’il n’y a pas d’autre moyen d’avoir de tels objets et que le sacrilège lui-même est un élément assez grandiose, autant les achats courants me laissent perplexe, car j’ai bien l’impression qu’on tourne dans un cercle vicieux : on pille des Nègres, sous prétexte d’apprendre aux gens à les connaître et les aimer, c’est-à-dire, en fin de compte, à former d’autres ethnographes qui iront eux aussi les « aimer » et les piller ».

« Michel Leiris décrit très bien, dans son ouvrage, la manière dont la mission Griaule a passé son temps à piller des oeuvres dans toute l’Afrique, analyse Francis Simonis, maître de conférence en Histoire de l’Afrique. La mission Griaule, c’est une formidable mission de pillage pour constituer des collections pour les musées français ».

Comment s’organisaient ces pillages ? « Michel Leiris le dit très bien. On arrivait de nuit, on était dans un village, et puis la nuit on allait subrepticement, quitte à soudoyer quelqu’un, piller ce qui se trouvait dans les cases sacrées. Puis, on choisissait les objets qui nous plaisaient, les plus beaux, on les chargeait dans le camion et on s’en allait. De toute façon, c’était en toute impunité puisqu’on était protégés par l’administration coloniale ».

Les réquisitions se déroulent généralement dans les villages où les ethnologues ne sont que de passage. « On oblige les gens à donner leurs objets même s’ils n’en ont pas envie et, en échange, on leur donne une compensation financière », poursuit Eric Jolly de l’Institut des mondes africains (IMAF), précisant que ces méthodes d’acquisitions restent marginales par rapport à l’ensemble des objets collectés.

Quelle que soit la méthode d’acquisition de ces biens, ces biens ont été « arrachés », estime Ludovic Obiang, directeur de recherche au Centre national de la recherche scientifique du Gabon et ancien directeur du Musée des arts et traditions de Libreville, insistant sur la nécessité de replacer ces prises dans le contexte de l’époque.

Samuel Sidibé, l’ancien directeur du Musée national de Bamako, au Mali, partage ce point de vue : « Il faut bien imaginer que les rapports de force entre l’administration coloniale et les populations étaient forcément des rapports de supériorité. Quelle que soit la méthode employée, elle s’inscrit dans une démarche qui n’était pas toujours volontaire ».

Les cas de réquisitions les plus documentés concernent le Soudan français, l’actuel Mali, avec notamment les masques et les fétiches Dogon ou Boli. Ces objets à valeur religieuse ou sacrée fascinaient les ethnologues.

« Il y avait là deux visions complètement différentes. Il y avait des oeuvres simplement fonctionnelles qui relevaient d’une relation culturelle. Et puis, il y avait le regard esthétique occidental qui reconnaissait en ces oeuvres une beauté qui n’était pas forcément partagée par les Africains », analyse Ludovic Obiang.

« Du point de vue du rapport de force, les acquisitions qui ont été faites de biens culturels autochtones, « indigènes » pour reprendre les désignations de l’époque, l’ont toujours été de façon, pour ainsi dire, coercitive, conclut Ludovic Obiang. Mais évidemment, cela pouvait se décliner de plusieurs manières. Il pouvait y avoir des dons. Il pouvait, par exemple, avoir des objets qui étaient sauvés de la déprédation ou de la dégradation. Mais du point de vue du rapport de force qui existait entre les Français, représentants de la puissance coloniale, et les populations indigènes, les objets ont été pour ainsi dire arrachés. Très souvent, les populations, elles-mêmes n’étaient pas conscientes de la beauté qu’on reconnaissait à ces oeuvres. Il y avait là deux visions complètement différentes. Il y avait des oeuvres qui étaient simplement des oeuvres fonctionnelles qui relevaient d’une relation cultuelle. Et puis, il y avait le regard esthétique occidental qui reconnaissait en ces oeuvres, une beauté qui n’était pas forcément partagée par les Africains ».

Néanmoins, si la restitution de ces biens culturels annoncée par le chef de l’Etat français se concrétise, elle « contribuerait à la création d’une fierté africaine », estime Samuel Sidibé, l’ancien directeur du Musée national de Bamako au Mali. « Je pense, ajoute-t-il, que si un certain nombre d’objets, partis dans le contexte colonial, reviennent en Afrique, au-delà de la question de la réparation, les Africains pourront les regarder avec une légitime fierté ».

Redigé par rfi

http://fr.igihe.com/education-culture/patrimoine-africain-un-pillage-inavoue.html

Posté le 11/11/2018 par rwandaises.com