« Nous voulons aller vers un pays où il n’y a pas d’ethnie, pas de race, pas de racisme » Par La Croix


Charles Habonimana, ancien président du Groupe des anciens étudiants rescapés du génocide au Rwanda


C’est un livre choc, qui vient de paraitre aux éditions Plon. Moi le dernier Tutsi relate la tragédie vécue par Charles Habonimana alors qu’il n’avait que 12 ans. Enfant , il a assisté à l’assassinat de sa famille et à d’innombrables scènes de massacres autour de son village de Mayunzwe, au sud du Rwanda. Victime et témoin du génocide commis d’avril à juin 1994 par des extrémistes [Ba] Hutu, qui a conduit à la mort de plus de 800 000 personnes, pour la grande majorité Tutsis, il raconte cette épouvantable épopée en 37 chapitres courts, le plus factuellement possible, plongeant le lecteur dans un enfer parcouru avec un regard d’enfant. Un ouvrage écrit avec Daniel Le Scornet, ancien président de la Fédération des mutuelles de France.

Tous deux sont là, ce vendredi après-midi, dans une petite pièce de la maison d’édition Plon, place d’Italie. Trois jours plus tard, ils prendront un avion pour Kigali, afin d’être au Rwanda lors de la commémoration du 25° anniversaire du génocide. Ils se rendront notamment sur la colline de Biserero, dans le district de Karungi, jumelé avec la ville de Dieulefit, en France. C’est là que des soldats de l’opération française Turquoise déployée à la partir de la RD Congo fin juin 1994, mirent trois jours pour secourir des milliers de Tutsis assiégés par des miliciens Hutus.

La conversation se tisse à deux voix. Celle, parfois émue, du rescapé; celle, résolue, du coauteur et militant, déterminé à ce que la France rende des comptes pour le soutien qu’elle a pu apporter, de 1990 à 1994, à un régime et à des forces armées qui se révèleront génocidaires. Pour Daniel Le Scornet, « la France doit faire face à ses responsabilités », à cause des erreurs commises à l’époque mais aussi dans une démarche de prévention, d’éducation, pour éviter que d’autres crimes de masse ne se reproduisent sur terre. « C’est une blessure narcissique pour les Français que de se dire que la France, ‘patrie des droits de l’homme’, puisse être complice d’un génocide », insiste-t-il. Mais c’est important d’en parler pour que les deux peuples puissent communiquer à nouveau ».

De cet entretien, j’ai ressorti les propos de Charles Habonimana, une personnalité connue à Kigali notamment du fait de ses anciennes responsabilités de président du Groupe des anciens étudiants rescapés du génocide. Privé de famille par les massacres, il a grandi au sein des structures mises en place par le régime du Front patriotique rwandais (FPR) pour prendre en charge les orphelins. Marié, il a aujourd’hui quatre enfants et voyage dans différents pays pour entretenir la mémoire du génocide rwandais, créer des solidarités avec des descendants de victimes de la Shoah ou du génocide des Arméniens, et tisser des liens avec des mouvements comme EGAM, en Europe. Dans notre conversation, il exprime la lecture rwandaise des événements. Je n’ai pas poussé la contradiction.

« J’ai cru qu’Emmanuel Macron viendrait »

« Le génocide au Rwanda, c’est le nôtre, mais c’est aussi le vôtre », assure Charles Habonimana. « A l’époque, il y eut un lien de collaboration, un lien d’amitié entre l’État qui a commis le génocide et l’État français. La France doit assumer cette responsabilité, du fait de la continuité de l’État. Cette responsabilité était financière, militaire, politique, culturelle, aussi : c’est un gouvernement racial et raciste qui a été soutenu par l’État français. Cette responsabilité se poursuit aujourd’hui, alors que de nombreux génocidaires vivent en France sans que la justice ne s’en saisisse ».

« En France, l’appareil de l’État ne bouge pas. J’ai cru que le président Emmanuel Macron viendrait au Rwanda pour le 25° anniversaire du génocide. Lorsque Paul Kagame est venu à Paris en mai 2018, j’ai vraiment cru que Macron lui rendrait cette visite onze mois plus tard et que je lui serrerai la main ! Je voyais en lui un jeune chef d’État, qui n’avait pas trempé dans cette affaire et qui n’avait aucune raison d’épouser l’idéologie des anciennes autorités françaises. En tant que rescapé du génocide, en tant que Rwandais, en tant que jeune, enfin, j’aurais vraiment aimé qu’il vienne. J’ai 37 ans et lui 40 ans. Nous sommes de la même génération. Je croyais qu’il était courageux ».

« Le jour où un chef d’État français portera cette reconnaissance de complicité, il dira sans doute qu’il arrive bien tard. Et pourtant, vous ne craignez rien. Regardez les Belges, qui ont demandé pardon en 2000. Ils ne sont pas allés très loin dans l’introspection sur leur pratiques coloniales, quand ils ont instrumentalisé le fait ethnique pour assoir leur pouvoir. Mais ils ont exprimé une vérité du cœur. Comme Bill Clinton venu à Kigali pour demander pardon pour l’inaction de son pays. Comme le pape François il y a deux ans« .

« Moi je n’attends pas d’argent, pas de récompense. Juste un discours de vérité, une demande de pardon. Je voudrais que le peuple français, en la personne de son plus haut dirigeant, regarde cette histoire qui fait partie de son histoire, exprime son désir d’écrire une nouvelle page avec le peuple rwandais mais après avoir lu et relu la précédente. Et si la politique ne le permet pas encore, cela ne doit pas empêcher le peuple français d’avancer. C’est à lui de bouger, de dire à l’exécutif quelle direction il doit prendre. Il y a des Français au grand cœur, comme Daniel, qui veulent que la vérité soit sur la table. C’est tous ensemble que nous allons amener les dirigeants à assumer leurs responsabilités, notamment qui étaient dans l’appareil, qui ont fait du tort. Il faut briser le silence entre les deux nations et faire renaitre l’amitié ».

« Militant pour la justice, la paix, et la vérité »

« Il faut agir aussi sur l’enseignement. Le génocide rwandais n’est pas enseigné en France comme il le faudrait. C’est juste un passage dans un programme. On ne le traite pas comme on traite la Shoah ou le génocide des Arméniens. Mon témoignage vise à conserver la mémoire, à susciter de nouvelles réflexions. Qu’est-ce qu’un génocide ? Comment un nouveau génocide a-t-il pu être perpétré après le « plus jamais ça » qui suivit la Shoah? Par qui a-t-il été exécuté? Dirigé? Financé? Protégé? Aujourd’hui, c’est le silence absolu dans les programmes scolaires ».

« Moi, je porte mon témoignage et je soulève ces questions ici en France mais aussi en Bosnie ou en Turquie. Très tôt, nous avons appris à parler de ce que nous avions vécu. En tout, 309 000 personnes ont survécu au génocide. La plupart, environ 60%, étaient orphelins. Il y avait aussi beaucoup de veuves ».

« Des associations ont été créées pour chaque catégorie. L’association pour les orphelins a commencé à rassembler les enfants, les adolescents, dans les écoles, les collèges, les universités… Elles ont permis à beaucoup d’entre nous de parler, de raconter leur histoire, de témoigner, mais aussi d’exprimer nos difficultés, de défendre notre cause. Elles nous ont donné du réconfort. Elles ont contribué à notre reconstruction, individuelle et collective. C’est ainsi, lorsque j’ai eu une trentaine d’années, que j’ai présidé le Groupe des anciens étudiants rescapés du génocide. Il  porte l’enjeu de la préservation de la mémoire mais aussi une action de plaidoyer pour les rescapés et de lutte pour le justice. C’est pour cela que je suis militant. Je milite pour la justice, pour la paix, et pour la vérité ».

« Enfermer à double tour la notion d’ethnie »

« Au Rwanda, nous voulons aller vers l’unité, vers un pays où il n’y a pas d’ethnie, pas de race, pas de racisme. Nous sommes tous dans cet objectif, rescapés ou génocidaires ou condamnés ayant terminé sa peine. Socialement, le pays est bien avancé avec une protection sociale généralisée. Le pauvre ne paie rien. Éducation, santé, logement : le gouvernement prend tout en charge car il faut reconstruire la société. Il y a eu près d’un million de disparus, deux millions de personnes poursuivies par les tribunaux, un million de personnes condamnées… Sur une population de 7 millions d’habitants à l’époque, douze millions aujourd’hui…. C’est gigantesque ».

« Cette notion d’ethnie, il faut la mettre dans un coffre et l’enfermer à double tour, pour que l’identité commune s’impose à tous. Les différences entre [Ba]Hutuset Tutsis ont été instrumentalisées par le colonisateur belge et par l’Église catholique. Au départ, il y avait une monarchie, une élite, qui était [Mu] Tutsi. C’était la famille royale. Ils se sont appuyés sur elle,  les autres [Ba]Tutsi étaient appelés les ‘petits [Ba]Tutsis’. Puis il y a eu un retournement d’alliance. Ils ont affirmé que le Rwanda était un pays où vivaient deux peuples différents, de différentes provenances. Que les Hutus étaient majoritaires, qu’ils représentaient 90% ou 95% de la population, qu’il fallait les promouvoir ».

« Moi, dans mes souvenirs d’enfant à Mayunzwe, je ne vois pas de différences entre les Hutus et les Tutsis. Ce n’était pas un critère. Les Hutus étaient dans notre salon et nous étions dans leurs salons. Le peuple de Mayunzwe était resté semblable pendant des siècles. Bien sûr, en 1959, en 1962 et en 1973, il y avait eu des attaques contre les [Ba] Tutsi venant de l’extérieur du village mais aussi de l’intérieur. Et l’administration a commencé à amener des gens venant d’autres régions pour habiter là, des gens qui n’étaient pas liés à nos familles, qui n’étaient pas tenus par nos pactes. Cela s’est produit sur toutes les collines. Finalement dès 1957, avec la publication du Manifeste des Bahutu, la violence est programmée. Les années suivantes, notamment en 1962, il y a des pogroms et des observateurs étrangers sur le terrain écrivent que les Tutsis sont attaqués en tant que Tutsis. Le discours génocidaire était déjà là. »

« Au Rwanda, le peuple veut Kagame »

« L’unité aujourd’hui se fait derrière Paul Kagame, président depuis dix-neuf ans. En France, beaucoup disent que le Rwanda n’est pas une démocratie, comme si une démocratie, c’était un pays où on changeait de président tous les cinq ans. Nous, ce n’est pas notre choix. Nous avons un président qui nous protège. Des gens disent que c’est un homme de fer, mais c’est pour le bien du pays ».

« Le Rwanda a été victime d’un génocide. Des génocidaires vivent toujours dans la région, juste à côté, avec armes et bagages. Ils viennent en Occident pour plaider leur cause. Et vous voudriez que Kagame s’en aille ? Tous les Rwandais veulent qu’il reste. Lui peut parler à haute voix à ses collègues chefs d’État, à ses voisins. Il parle au nom de son petit peuple, les Rwandais, mais aussi au nom des Africains. C’est le choix du peuple, c’est le choix rwandais. Et après tout, en France, le président Macron n’est-il pas arrivé au pouvoir en ayant obtenu les voix de seulement 18 % des inscrits au premier tour de l’élection présidentielle ? Est-ce vraiment de la démocratie? Au Rwanda, la majorité, le peuple, ne veut pas d’un tel système ».

« Ces différences ne doivent pas nous empêcher de nous parler. Et j’espère que le président Macron saisira l’occasion du 25° anniversaire du génocide. S’il ne peut pas venir à Kigali, il peut aller à Paris, où il y aura une grande commémoration, avec Barbara Hendricks qui lui a demandé de venir. C’est l’appel que je suis lance. Mon appel en tant que rescapé. Dites-lui que vous avez rencontré quelqu’un qui souhaite sa présence et sa parole. Moi, je suis un symbole des [Ba]Tutsi survivants. Tout ce que je vous dis, c’est leur parole. Et je parle aussi la parole des disparus. Ils sont partis, mais moi je suis toujours là parce qu’ils vivent en moi. Ils vivent. Je veux qu’ils vivent à jamais ».

Posté le 01/04/2019 par rwandaises.com