« Je pense que le Premier ministre Balladur à l’époque a pensé que la politique, qui avait été menée depuis 1990 jusqu’en 1994 par le Président Mitterrand, n’était pas son affaire – Charles Onana

Charles Onana : « Je pense que le Premier ministre Balladur à l’époque a pensé que la politique qui avait été menée depuis 1990 jusqu’en 1994 par le Président Mitterrand n’était pas son affaire. Or, c’était à ce moment-là qu’il fallait défendre la politique de la France parce que, entre 1990 et 1994, il n’y a pas eu de génocide contre les Batutsi, ni contre quiconque »

Transcription de l’émission « Tout un monde », animée par Vincent Hervouët et diffusée sur LCI le 26 octobre 2019.

NB. – Les principaux bégaiements ont été supprimés.

Vincent Hervouët : Bonjour à tous. Il y a 25 ans, le Rwanda a basculé en enfer. Le grand règlement de compte, une soif de sang que rien n’étanche. C’est les débuts de LCI en même temps et on s’en souvient comme si c’était hier. Et pour cause ! Les génocides ne se laissent pas oublier, c’est même le contraire. Plus le temps passe et plus ils deviennent obsessionnels. Alors depuis 25 ans, la France est en accusation. Les dirigeants français de l’époque sont désormais suspects d’avoir commis le pire, c’est-à-dire d’avoir soutenu à bout de bras un régime de tueurs. Et après le génocide, d’avoir aidé ses auteurs à échapper à la justice. C’est l’opération Turquoise qui est ainsi mise en accusation. L’opération votée par l’ONU…, une opération d’une force multinationale sous commandement français pour protéger les civils en fuite et en danger. Bonjour Charles Onana.


Charles Onan
a : Oui, bonjour.

Vincent Hervouët : Vous êtes un spécialiste de l’Afrique des Grands Lacs. Vous avez…, vous vous êtes plongé dans cette…, dans cette histoire terrible, épouvantable. Vous signez une enquête de 665 pages – quand même – comme jamais aucune n’avait été…, n’avait été menée. Vous vous êtes immergé dans les archives. Et vous dites : « Ça fait 25 ans qu’on polémique. Mais en fait, personne n’avait fait avant moi ce travail scientifique, ce travail élémentaire ».

Charles Onana : Oui, tout simplement parce que, quand j’ai commencé mes recherches, je me suis tourné, évidemment, vers mes prédécesseurs. Parce qu’il y avait beaucoup de chercheurs aux Etats-Unis et en France, en Europe, qui mettaient la France en accusation ou qui corroboraient les accusations contre la France. Et je me suis rendu compte qu’il n’y avait aucune recherche scientifique sur l’opération Turquoise. Il y a à peine un Belge qui avait fait un travail mais c’était sur le rôle de la France…

Vincent Hervouët : Ouais.

Charles Onana : Et la première… enquête ou la…, la première recherche approfondie sur l’opération Turquoise, elle est hélas la mienne.

Vincent Hervouët : Alors vous êtes allé où pour…, quelles archives avez-vous consulté, qui vous a ouvert les portes, lesquelles se sont fermées, comment ça s’est passé ?

Charles Onana : Alors…, je pense que j’ai pu obtenir les archives de l’Elysée, les archives du ministère de la Défense, les archives du Conseil de sécurité qui n’avaient jamais été consultées auparavant sur cette période et qui n’ont pas été examinées par les chercheurs. J’ai eu accès aux archives du Tribunal pénal international où il y a énormément de dépositions et des témoignages. J’ai pu obs…, obtenir les archives déclassifiées du Président Clinton et du…, de…, du département d’Etat américain.

Vincent Hervouët : Ça vous a pris combien de temps ? Tout ça vous a pris combien de temps ?

Charles Onana : Près de 20 ans de travail de recherche.

Vincent Hervouët : 20 ans de travail ! Et alors, qu’est-ce qui vous dit que les archives auxquelles vous avez accédées étaient complètes, n’avaient pas été expurgées ?

Charles Onana : Alors…, j’ai tout à fait pensé à cette éventualité pour mes contradicteurs mais j’ai essayé de…, d’innover dans la recherche, dans ce domaine-là. C’est-à-dire que j’ai examiné l’action militaire et les stratégies des acteurs, sur le terrain. Parce que si les archives sont expurgées, on ne peut pas expurger l’action militaire. L’action militaire répond très précisément aux objectifs politiques.

Vincent Hervouët : Mais, par exemple, les archives sont…, sont classifiées. Les archives françaises de la Défense sont…, elles ne sont pas gardées…

Charles Onana : J’ai obtenu un certain nombre d’archives non déclassifiées.

Vincent Hervouët : Oui. Et alors, qu’est-ce que vous avez découvert, justement, en vous plongeant dans ce matériau brut ?

Charles Onana : Mais que toutes les accusations qui sont proférées contre l’armée française, l’opération Turquoise en particulier, sont fausses !

Vincent Hervouët : Alors, la principale accusation, c’est d’avoir continué à armer les génocidaires alors que le massacre, hein, était connu de tous, hein.

Charles Onana : Ecoutez, entre le 22 juin 1994 et le…, la fin du mois d’août, il y avait les ONG sur place, il y avait des journalistes, il y avait des Américains, il y avait des Britanniques. Il y avait énormément de monde. Et le problème de ces accusations sur les livraisons d’armes, c’est que, on ne…, on ne nous dit pas avec précision à quelle date, à quel lieu et à qui on a livré des armes.

Vincent Hervouët : Oui, c’est la chronologie qui fait toujours défaut. C’est-à-dire qu’on essaie de mettre en contradiction des évènements, sans se référer… Le 22 juin, c’est le, justement, c’est le début de l’opération Turquoise.

Charles Onana : La…, le début de… l’opération Turquoise. Et, à cette date, évidemment, ce qui est même paradoxal dans cette affaire, c’est que les…, les autorités françaises ont lancé l’opération Turquoise comme une opération de marketing politique, aussi. C’est-à-dire que, il en avaient assez de…, de…, enfin les dirigeants français en avaient assez d’être accusés de soutenir des Hutu ou des génocidaires. Alors, il se sont dit : « Pour une fois, on va montrer à tout le monde que nous allons libérer les…, les Tutsi qui sont… Ce qui n’était d’ailleurs pas le mandat des Nations unies ! Le mandat des Nations unies demandait d’aller…, de…, d’empêcher les massacres de tout le monde ! De toutes les parties.

Vincent Hervouët : Pas simplement protéger une zone…

Charles Onana : Pas…

Vincent Hervouët : Où se réfugiaient des civils qui étaient en fuite.

Charles Onana : Des civils, voilà ! Donc…, mais les autorités françaises…, à l’époque Monsieur Balladur voulait absolument qu’on…, qu’on aille… extirper les Batutsi. Parce que les accusations portaient sur le fait que la France laissait massacrer les Batutsi ou encourageait au massacre des Tutsi. Alors, le problème, c’est que, ils l’ont fait ! Mais paradoxalement au moment où on le fait, c’est le moment où doublent encore plus les accusations contre la France et contre l’opération Turquoise.

Vincent Hervouët : Et alors, est-ce que vous dites que les massacres des Batutsi nous ont cachés le massacre des Bahutu qui se faisait en même temps aussi ?

Charles Onana : Alors…, ça, c’est ce que je dis dans ce…, dans cette affaire, c’est que la plupart des chercheurs qui se sont focalisés sur le génocide ont oublié, en fait, le mandat des Nations unies qui était d’examiner tous les crimes commis au sein de…, de…, pendant cette période-là.

Vincent Hervouët : Parce que, Charles Onana, le…, quand même, au fond de votre ouvrage, il y a une thèse qui émerge, c’est que le régime rwandais actuel a tout fait pour empêcher une intervention des Nations unies pendant le génocide parce qu’il voulait aller jusqu’au bout de la guerre civile, en fait.

Charles Onana : Pendant deux mois, à partir du mois d’avril jusqu’au mois de juin – avant le…, l’arrivée de l’opération Turquoise –, les autorités hutu qui étaient en place ont appelé les Nations unies. Les documents sont là. Le secrétaire général de l’ONU a fait la même chose. Tout le monde a demandé une intervention.

Vincent Hervouët : Pas les Américains.

Charles Onana : Et pendant ces deux mois, le FPR a envoyé précisément des lettres au Conseil de sécurité pour refuser, pour empêcher toute intervention mili…, multinationale qui aurait pu empêcher les massacres. Et le problème, pour moi, c’est que ça a été vraiment le…, le point central de mon…, de mon travail de recherche, c’est de demander : pourquoi ont-ils fait ça ? Pourquoi ont-ils refusé qu’on arrête le massacre et des Bahutu, et des Batutsi et des Batwa ! Qui se déroulait.

Vincent Hervouët : Et dans votre idée, c’est qu’ils ne voulaient pas le partage du pouvoir qui aurait été imposé par la communauté internationale.

Charles Onana : La preuve, c’est qu’ils n’ont plus parlé des accords d’Arusha jusqu’au mois de juillet où ils ont pris le pouvoir sur le plan militaire.

Vincent Hervouët : Et que 25 ans après, ils sont toujours au pouvoir ! CQFD. Alors, bon, on peut être d’accord ou ne pas être d’accord mais, vous, qu’est-ce que vous avez découvert en vous plongeant des les archives auxquelles vous avez eu accès ?

Charles Onana : J’ai…, j’ai constaté qu’il y avait une omerta générale sur l’action qui avait été menée par le FPR, y compris au sein des organisations non gouvernementales comme Médecins sans frontières, qui étaient sur place au moment de l’opération Turquoise. Pas une phrase ! Et dans les archives de Médecins sans frontières, on découvre par exemple que le FPR, le…

Vincent Hervouët : Ouais.

Charles Onana : Kagame et ses hommes ont massacré des membres de…, de MSF mais MSF n’a jamais parlé de cela officiellement. Et ça, c’était assez troublant pour moi.

Vincent Hervouët : Ouais. Est-ce que…, le témoignage, par exemple, de cet officier français, le capitaine Ancel…

Charles Onana : Oui, Monsieur Ancel.

Vincent Hervouët : Oui. Qui affirme avoir vu des caisses d’armes… arriver à Goma pour être données aux miliciens Bahutu en fuite. Vous le récusez, ça, vous n’en avez pas trouver trace dans vos archives ?

Charles Onana : J’ai simplement constaté que Monsieur Ancel se contredisait. Il a rédigé un rapport de mission, il n’a jamais fait état de cela. Il a fait une interview…, il a fait un témoignage dans un magazine militaire, il n’a jamais fait… état de cela. Et j’ai même remarqué…

Vincent Hervouët : Ouais.

Charles Onana : Que pendant la période où il raconte cela, il ne vous dit pas qui, du côté français, a livré des armes. Parce que, dans l’armée, il faut… de temps en temps être précis. Il ne vous dit pas qui a livré, à qui on a livré et à quelle date ça a été fait.

Vincent Hervouët : Comment est-ce que vous expliquez que la France ait gardé un silence gêné pendant aussi longtemps ?

Charles Onana : Ça, c’est la grande… énigme de…, dans mon…

Vincent Hervouët : La culpabilité coloniale, toujours ?

Charles Onana : Je ne crois pas. Je crois que les dirigeants français – un certain nombre de dirigeants français – ont pensé…, ont fait de cette affaire de politique internationale, de géopolitique, une…, une affaire de querelle domestique. Et la position du Premier ministre Balladur n’était pas celle du Président Mitterrand. Et je pense que le Président…, le Premier ministre Balladur à l’époque, a pensé que, en se mettant en retrait de la politique, qui avait été menée depuis 1990 jusqu’en 1994 par le Président Mitterrand, n’était pas son affaire. Or, c’était à ce moment-là qu’il fallait défendre la politique de la France parce que, entre 1990 et 1994, il n’y a pas eu de génocide contre les Batutsi, ni contre quiconque.

Vincent Hervouët : Quand les archives parlent, Charles Onana, Rwanda, la vérité sur l’opération Turquoise. C’est une plongée passionnante, fascinante, dans cette…, dans cette tranche d’histoire dont on n’a pas fini d’entendre parler. Vous dédiez votre ouvrage à la mémoire de Pierre Péan, notre confrère qui est disparu au début de l’été. Vous avez repris le flambeau ?

Charles Onana : Je pense [sourire]. Je pense qu’il fallait reprendre le flambeau. Nous avons mené ce combat ensemble. Il a pris beaucoup de coups, j’en ai pris également. Il fallait quand même que son fils spirituel continue.

Vincent Hervouët : Bonne route, Charles Onana ! Merci à vous. Ainsi va le monde. L’info continue sur La Chaîne Info.