ENTRETIEN. Au-delà de la prise de conscience des enjeux scientifiques pour l’avenir, Youssef Travaly ce chercheur milite pour une approche systémique de l’innovation. Propos recueillis par Viviane Forson
Pour Youssef Travaly, le developpement du continent passe par l’essor des compétences scientifiques africaines.
C’est une rencontre décisive qui a fait rentrer le docteur Youssef Travaly en Afrique. C’était au mois d’octobre 2016. Alors que ce brillant chercheur assistait à une conférence internationale à Bruxelles, il y fait la connaissance de Neil Turok, un physicien cosmétologue sud-africain connu pour être le fondateur de l’Institut africain en sciences mathématiques et son corollaire, le Next Einstein Forum. En l’espace d’une dizaine d’années, ce cosmétologue blanc sud-africain a bâti autour de lui une forte communauté scientifique africaine de classe mondiale. Membres du Congrès national africain (ANC), le parti de Nelson Mandela, dans les années 1970, ses parents connurent la prison, avant d’être élus députés en 1994. Ce lourd héritage l’a fondamentalement marqué quand, à 43 ans, son père lui demanda ce qu’il allait faire pour son pays, l’Afrique du Sud. La quarantaine passée, Youssef Travaly est déjà en 2016 un scientifique chevronné qui a dirigé des équipes multidisciplinaires dans les domaines aussi divers que les recherches sur les semi-conducteurs, la physique des faisceaux dans la lutte contre le cancer, ou encore le changement climatique à travers des travaux sur la transformation du dioxyde de carbone.
« Deux mois plus tard », raconte cet homme à la voix joyeuse, il plie bagage et prend la direction de Kigali, au Rwanda. Lui qui pensait revenir aussi souvent que possible en Europe ou aux États-Unis, où il avait déjà effectué une partie de son parcours, se rend très vite compte que les savoirs ne sont pas toujours là où on pense les trouver. Tout comme Neil Turok, Youssef Travaly veut développer un esprit résolument panafricain au sein du réseau AIMS qui compte six centres d’excellence situés en Afrique du Sud, au Ghana, au Sénégal, au Cameroun, au Rwanda et en Tanzanie – depuis son lancement en 2003. Désormais, ce passionné s’engage pour que l’Afrique, qui, bien sûr, innove beaucoup et attire de plus en plus de chercheurs, intègre ces domaines clés que sont la physique au sens large, les mathématiques, l’innovation dans les chaînes de valeurs pour le développement futur du continent. Pour expliquer le retard ou, en tout cas, l’absence d’une vision systémique, il cite l’exemple de la 5 G qui est déjà en cours de déploiement en Chine et à un coût plus bas que la 3 G dans un pays qui se veut résolument numérique comme le Sénégal. À l’occasion du sommet international Emerging Valley, qui se déroule à Marseille jusqu’au 5 décembre et organisé par Samir Abdelkrim, entrepreneur et fondateur de Startup Brics, blog et agence d’actualité de start-up des pays émergents, Youssef Travaly a longuement répondu au Point Afrique.
Le Point Afrique : Vous prenez part au Sommet Emerging Valley, à Marseille, en France, quel est l’intérêt d’une telle manifestation pour les deux organisations dont vous êtes membre, l’AIMS et le Next Einstein Forum ?
Youssef Travaly : Avec Emerging Valley, nous partageons la même ambition de faire émerger des start-up africaines à fort impact socio-économique. Au sein du NEF, la mise en place d’un écosystème panafricain pour la science et l’innovation est l’un de nos principaux axes de travail. De plus, à trois mois de notre événement majeur, à savoir le NEF Global Gathering (NEF GG) de Nairobi du 10 au 13 mars 2020, il était important d’être présent à ce rendez-vous qui nous offre une plateforme de choix pour encore mieux nous faire connaître, pour de nouvelles rencontres en vue de nouveaux partenariats tant pour AIMS que pour NEF. À noter qu’en parallèle du NEF GG de Nairobi, nous organisons un salon de l’innovation pour lequel nous aimerions attirer des investisseurs potentiels. J’en profite, du reste, pour vous inviter à ces deux événements. Enfin, nous sommes venus ici à EV, accompagnés de certains membres de notre Communauté de scientifiques du NEF, une opportunité supplémentaire d’échange sur le travail fantastique de nos lauréats.
Aujourd’hui, l’innovation africaine est reconnue partout dans le monde, mais quel est le potentiel du continent en matière de gains de productivité dans ce domaine ?
Il est vrai que l’innovation africaine est reconnue partout dans le monde, mais force est de constater que celle-ci ne produit pas les effets escomptés. Très peu d’entre elles mènent à de véritables impacts socio-économiques majeurs. On remarquera à titre d’illustration que sur plus de 350 licornes recensées en 2019, à peine 3 provenaient d’Afrique. En bref, les innovations africaines, nombreuses certes, ne parviennent pas à franchir la « vallée de la Mort ». Il est donc primordial de se poser la question du pourquoi afin de mettre en place des mesures structurelles pour permettre au continent de bénéficier de son potentiel d’innovation. Les barrières à l’émergence de licornes africaines sont connues à mon sens, il s’agit soit de l’absence de cadre réglementaire propice à l’innovation ainsi que des politiques « produits » permettant à des produits innovants d’arriver sur le marché, soit de l’absence de financements importants pour la mise à l’échelle des innovations, soit de l’absence du capital humain adéquat ou soit de l’absence de véritables partenariats autour de chaînes de valeurs à fort potentiel. Il est donc impératif d’approcher la science et l’innovation de manière systémique pour véritablement bénéficier des fameuses innovations africaines dont tout le monde parle. À défaut, le gain de productivité est quasi inexistant.
Comment s’explique cette forte culture d’innovation locale chez les jeunes Africains, qui ne semble pas fondée sur l’enseignement des mathématiques et de la science ?
Comme vous le dites si bien, c’est une question de culture. La jeunesse africaine innove pour résoudre des défis de société, défis auxquels ils sont confrontés. Il en a toujours été ainsi, et c’est à ce titre que l’Afrique est le berceau de la mathématique… Il s’agissait à l’époque de trouver des solutions à des problèmes concrets et immédiats.
On voit bien qu’en Afrique le regard porté sur les mathématiques ou la recherche est complètement différent, et cela n’évolue que très peu, comment l’expliquez-vous ?
L’enseignement des mathématiques et des sciences en général n’a connu que très peu de réformes. Ce n’est que récemment qu’on assiste à des changements de paradigme dans l’enseignement de ces disciplines. À titre d’exemple, pour avoir étudié la physique en Europe, j’ai été confronté à une palette d’options incluant entre autres la physique médicale qui malheureusement est une discipline qui n’existe pas ou presque pas dans nos universités africaines, alors que le besoin est là, compte tenu de l’importance grandissante de la médecine nucléaire. Il en est de même des mathématiques et des autres disciplines scientifiques, il n’y a eu quasi pas d’adaptation du continu de l’enseignement aux évolutions majeures du monde. Au sein de l’Institut africain des sciences mathématiques, nous parlons bien de « sciences mathématiques », ce qui est beaucoup plus vaste que les mathématiques pures, et c’est à travers ce genre d’approche que nous parvenons à élargir le spectre des possibilités pour la jeunesse africaine. Pour la recherche, il en est de même, une carrière de chercheur n’est malheureusement pas valorisante et pas non plus valorisée au même titre qu’une carrière dans le secteur privé. Ce qui n’est pas le cas aux États-Unis et en Europe ou en Asie. En résumé, sans réforme des cursus, sans véritable financement de la recherche, c’est le statu quo.
Comment mieux valoriser les opportunités d’apprentissage et d’innovation pour ceux qui en ont les capacités sur le continent africain ?
Les voies sont multiples. Voici quelques pistes sur lesquelles nous travaillons : (1) Je pense qu’il serait temps d’enseigner l’innovation de façon sérieuse, d’étudier et de comprendre les grandes innovations de rupture qui se sont produites, comment elles ont été financées, comment les partenariats se sont structurés autour de ces innovations, comment le capital humain a été développé, etc. (2) Il faut impérativement cesser de créer des fonds d’innovation à 30 millions d’euros ou de penser que mettre 200 k€ dans une start-up africaine, c’est suffisant… Le financement de l’innovation est plus sérieux que cela ; il faut impérativement approcher l’innovation dans le contexte plus large des « nouvelles économies » de manière à mettre en place des mécanismes de financement plus conséquents (3) Il faut investir dans l’analyse prospective, piloter le présent à partir d’une bonne connaissance du futur que l’on souhaite pour notre continent.
Est-ce qu’il y a des formations « psychologiques » pour les enseignants ou les scientifiques que vous formez pour redonner la confiance, par exemple, aux plus jeunes. S’ils ont manqué le coche pendant l’enfance, est-il trop tard pour s’y mettre ?
Pour ceux qui ont manqué le coche, nous mettons en place des programmes de « upskilling » et « reskilling » permettant d’intégrer ou de réintégrer les « sciences mathématiques ». Pour les générations futures, nous avons le programme de formation des enseignants, dont un des objectifs est un meilleur enseignement des sciences mathématiques avec un accent particulier sur le genre. Au-delà de ce programme, nous avons lancé les Semaines africaines des sciences, qui se déroulent cette année dans une quarantaine de pays africains, nous sommes à notre troisième édition, l’objectif étant une sensibilisation massive de la jeunesse africaine, nous travaillons également sur la mise en avant de rôles modèles africains, jeunes hommes et femmes, au travers du programme des lauréats du Next Einstein Forum.
Pour l’instant, les étudiants africains en sciences, mathématiques ou encore en intelligence artificielle se forment et travaillent à l’étranger, comment attirer ces cerveaux en Afrique ou à y rester ?
La question de la diaspora scientifique africaine est vaste et relativement complexe. Je ne pense pas qu’il faille s’acharner à les faire rentrer, à mon sens, chacun le fera à son rythme et suivant ses prédispositions. Par contre, nous avons réfléchi à comment les utiliser, comment valoriser leurs compétences particulières. C’est pour cela que nous avons créé la Communauté des scientifiques du NEF, communauté très sélective, composées de jeunes technologues et de scientifiques africains/africaines de haut vol, capables de tracer la trajectoire scientifique du continent. Ensemble, nous faisons de l’analyse prospective, mettons en place des programmes de recherche, etc. Nous avons mis en place un programme de chaire de recherche basé au sein de nos cinq centres de l’AIMS. Ces chaires sont détenues par des chercheurs de la diaspora qui ont fait le pari du retour. La clé à mon sens est de permettre à tout individu de continuer à exercer sa passion à travers la mise en place d’une série d’initiatives dont le continent peut bénéficier.
En termes d’inspiration, on sait que la France et d’autres pays du monde regardent beaucoup en direction de la méthode de Singapour, et pour l’Afrique, quelles sont les références ?
Je ne sais pas si on peut parler de référence pour l’Afrique, mais, pour ma part, je préconise un modèle hybride EU/USA-Chine. Pourquoi ? L’approche de l’innovation développée par la Commission européenne est remarquable, structurée, et a fait ses preuves, et compte tenu du nombre d’États membres, ce modèle peut être pensé dans un contexte panafricain. Cependant, lorsqu’il est question du « Lab-to-Market », les États-Unis et la Chine restent imbattables ; un exemple concret : la conception des méthodes de production de méthanol synthétique est le fait de l’Europe, mais la souplesse du cadre réglementaire de la Chine et des États-Unis a permis un déploiement et une adoption plus rapide de la technologie dans ces pays… En outre, les chiffres sont clairs, plus de 50 % des licornes de 2019 proviennent de ces deux pays. Au-delà de ce modèle hybride préconisé, il nous faut penser l’innovation dans notre contexte, c’est-à-dire une innovation qui allie connaissance scientifique et connaissance dite indigène.
On sait aussi aujourd’hui que les stéréotypes de genre affectent les performances des filles. Est-il possible de lutter contre ces préjugés durablement ?
J’aimerais tout d’abord souligner que la problématique du genre est une problématique mondiale, et on peut s’y attaquer de façon durable, d’abord, en étant conscient que c’est un problème et, ensuite, au travers d’actions concrètes et délibérées telles que décrites précédemment. En Afrique du Sud, on peut citer le programme des chaires de recherche dirigées par des femmes scientifiques. À l’AIMS, nous avons un quota strict de 30 % pour les jeunes filles, et au sein du NEF, nous nous fixons 40 % de jeunes femmes parmi les lauréats et les ambassadeurs du NEF. C’est en créant une culture de rôle modèle que les choses vont changer de manière durable.
Justement, quelle place occupent aujourd’hui les femmes scientifiques sur le continent et comment vos organismes travaillent-ils avec elles ?
Le NEF a mis en place un partenariat avec le Sommet sur le genre (Gender Summit), et à ce titre, nous supportons l’organisation de ce sommet à la veille du NEF GG. Ce sommet est le lieu où nous discutons des questions d’inclusion du genre dans des problématiques telles que les changements climatiques, l’économie digitale… Par ailleurs, au sein de l’AIMS et du NEF, nous avons mis en place plusieurs approches : (1) des quotas stricts de 40 % de jeunes filles dans tous nos programmes, et nous suivons cet indicateur de performance de près (2) des activités de sensibilisation permanentes auprès des jeunes filles, auprès des parents, auprès des décideurs politiques.
Au-delà d’être une matière scientifique, comment percevez-vous l’apport des mathématiques dans le développement de l’Afrique ?
Nous parlons de sciences mathématiques, et cela inclut un certain nombre de disciplines telles que la science des données. L’importance de la « données » n’est plus matière à débat aujourd’hui, sa maîtrise a un impact dans les domaines de l’agriculture, de la finance, des assurances, de la santé, du transport et de la logistique ; la modélisation mathématique est déterminante pour la prédiction épidémiologique (Ebola), et nous avons des chercheurs qui travaillent sur ce sujet. Il en est de même pour les aspects liés au changement climatique, pour l’IA dans le domaine de la santé ou celui du transport aéroportuaire et… il est donc impératif que l’Afrique forme des mathématiciens massivement.
L’IA est un terme à la mode. Comment caractériseriez-vous les applications d’IA qui émergent ?
L’IA est un terme à la mode, en effet, et elle a son importance, cela est indéniable. Cependant, cela ne doit pas nous faire oublier nos priorités pour réussir notre transition vers la 4e révolution industrielle, car c’est bien de cela qu’il est question. Il y a des préalables à l’adoption de l’IA en Afrique et nous devons en être conscients. De façon plus large, je dirais qu’il y a des préalables à l’adoption des technologies digitales, à savoir sciences des données, sécurité informatique, IA, Internet des objets… Au nombre de ces préalables figurent les infrastructures tant de base que digitales, le cadre politique et réglementaire, le capital humain… Ceci dit, une fois ces préalables en place, les secteurs de la santé, de l’agriculture, du transport pourront en bénéficier pleinement. Toutefois, une de mes grandes préoccupations du moment, c’est l’absence d’une vision panafricaine unifiée de l’économie digitale, son impact et ce que devraient être nos priorités. Et bien sûr, quel est le coût monétaire de cette transition vers une Afrique digitale, quel mécanisme pour la financer, à quel horizon de temps ?
Justement, de plus en plus d’États et d’entreprises ont besoin de prendre des décisions fondées sur l’analyse massive de leurs données, y a-t-il une prise de conscience alors que les géants, Gafa et autres, convoitent ces données ?
Il y a une véritable prise de conscience, mais cela ne se traduit pas encore par des actions de soutien concret aux systèmes éducatifs ou aux systèmes d’innovation. Je pense qu’il est temps pour nous de former nos décideurs de manière plus large aux « nouvelles économies ». Il s’agit là d’une question structurelle qui ne s’applique pas seulement à la « donnée » ou à l’économie digitale, mais qui touche d’autres économies tout aussi stratégiques les unes que les autres, telles que celle de la « transition énergétique », de l’économie bio basée, de l’économie de la fonctionnalité, etc.