L’offre touristique s’est étoffée ces dernières années pour faire revivre l’apport déterminant à l’histoire de France de nombreuses personnalités noires. Suivez le guide.
Seize paires d’yeux sont braquées sur le Panthéon. Les visiteurs, emmitouflés dans les doudounes de décembre, sont suspendus aux révélations du guide qui doit les mener du temple républicain dédié aux personnalités qui ont fait l’histoire de France, à Saint-Germain-des-Prés, haut lieu de la vie intellectuelleparisienne. Mais cette visite touristique n’est pas comme les autres. Durant deux heures, Kévi Donat va raconter un Paris méconnu, ignoré des manuels scolaires et des circuits classiques : une histoire des Noirs de France et d’ailleurs qui ont marqué leur époque et dont la mémoire, faute d’être transmise, s’est presque perdue. Article réservé à nos abonnés Lire aussi Aimé Césaire, volcan toujours actif
Face à l’écrasante devise, « Aux grands hommes, la patrie reconnaissante », un premier nom résonne : Félix Eboué. Certains approuvent de la tête, d’autres manifestent leur ignorance les yeux écarquillés.
Kévi Donat se lance :
« Né en Guyane française en 1884, le brillant étudiant deviendra l’un des premiers Noirs à intégrer l’Ecole nationale d’administration coloniale au début du XXe siècle. En 1940, au lendemain de la capitulation de la France face à l’Allemagne nazie, le général de Gaulle lance de Londres, le 18 juin, son Appel à la résistance. Alors administrateur du Tchad, Félix Eboué déclarera aussitôt son territoire du côté de la France libre, ralliant ainsi la quasi-totalité de l’Afrique occidentale française, ce qui permettra l’avancée décisive des troupes du général Leclerc en Afrique du Nord. Réputé humaniste et progressiste, adhérent du Parti socialiste de Jaurès, Félix Eboué sera parmi les premiers à être décoré du titre de Compagnon de la Libération des mains de De Gaulle, une distinction rare. Décédé en 1944 au Caire, le natif de Cayenne sera panthéonisé en 1949, moins de cinq ans après sa disparition. »
Etonnement et fierté se lisent sur les visages de l’assistance, composée pour moitié de Noirs et de Blancs. Mais le guide de préciser aussitôt que cette rapide mise en gloire n’était pas sans arrière-pensées politiques dans un empire agité par les velléités d’indépendance.
Il faudra attendre cinquante-trois ans, poursuit Kévi Donat, pour voir entrer en 2002 une deuxième personnalité d’ascendance noire : Alexandre Dumas. L’auteur du Comte de Monte-Cristo, des Trois Mousquetaires et de La Reine Margot, mort en 1870, était le petit-fils d’une esclave de Saint-Domingue. Un « quarteron », explique le guide, qui ne résiste pas à l’envie de rappeler que l’écrivain a été incarné à l’écran en 2009 par le blond Gérard Depardieu. « Un bel exemple de blanchiment de l’histoire », s’amuse-t-il. Le public éclate d’un même rire. Ce détail de l’Histoire dit tout : comment rendre à nouveau visibles ces personnalités qui ont aussi fait le monde contemporain ?
Un Congrès international fondateur
« C’est à nous de prendre en charge ce récit, explique Kévi, d’origine martiniquaise, qui a créé Le Paris noir en 2013. Nous ne devons plus attendre qu’on le fasse à notre place. C’est un geste politique. » Pour se souvenir que « l’histoire de la France est aussi cousue de fil noir », comme l’a rappelé l’écrivain franco-congolais Alain Mabanckou au Collège de France en 2016. Celle du monde aussi.
Devant la Sorbonne, le guide consacre cette fois un long hommage à Alioune Diop, créateur de la revue et maison d’édition Présence africaine située à deux encablures, rue des Ecoles. L’intellectuel et homme politique sénégalais y organisa en septembre 1956 le premier Congrès international des écrivains et artistes noirs. Durant quatre jours mémorables, des délégations africaines, caribéennes, antillaises et américaines se donnèrent rendez-vous dans l’amphithéâtre Descartes de la prestigieuse institution parisienne. Lire aussi Frantz Fanon, toujours vivant
Un événement fondateur destiné à « affirmer notre présence au monde », écrira Alioune Diop, avant de rappeler, lors de son discours d’ouverture, son ambition de voir « la culture noire (…) révélée et offerte à l’admiration du monde (…) que seule dissimulait jusqu’ici dans l’ombre le silence concerté des puissances coloniales et du racisme ».
Ressuscitent alors les destinées de Paulette et Jeanne Nardal, Aimé Césaire, Léon-Gontran Damas, Leopold Sédar-Senghor, Edouard Glissant, Gaston Monnerville, Habib Bengia, René Maran ou Frantz Fanon. Au fil des 5e et 6e arrondissements surgissent le concept de négritude, ferment de la libération, l’autopsie des rapports de domination et du colonialisme, les indépendances.
« Mes cheveux ne collent pas avec mon nom »
Kévi Donat n’est pas le seul défricheur de ces sentiers urbains. D’autres racontent ce visage de Paris, chacun avec ses nuances. Christina Maximoff est artiste peintre et prend aussi l’uniforme de guide à ses heures. Française de mère russe et de père ougandais, elle « assume » ses « cheveux afro qui ne collent pas avec mon nom et suscitent la surprise. Nous incarnons le sujet que nous allons raconter ! ». Devenue guide « un peu par hasard », elle s’est vite passionnée pour ce métier: « Qui sait que le grand poète russe Pouchkine était métis ? », que desjazzmen, artistes de music-hall, écrivains et peintres noirs américains sont venus à Paris dès les années 1920 pour échapper à la ségrégation qui lynchait outre-Atlantique ?
Christina s’amuse à faire connaître à ses visiteurs avides de réhabilitation de la culture noire les multiples rencontres que leurs aînés ont eues avec les intellectuels africains de l’empire français. « Les Afro-Américains ne s’attendent pas à trouver autant de Noirs en Europe et à Paris ! C’est aussi en racontant leur histoire, celle de la colonisation, des Antilles, des Caraïbes, que l’on peut aborder ce qu’être Noir signifie ailleurs dans le monde. Ça les interpelle et permet de confronter les points de vue. En tant que guides, nous travaillons à déconstruire tous les clichés. » Article réservé à nos abonnés Lire aussi Le cousin camerounais de Pouchkine
Olek Briga, lui, est né à Koszalin, ville balnéaire de Pologne au bord de la mer Baltique où il a vécu son enfance avec sa mère polonaise, professeure de français. Ce n’est que sept ans plus tard qu’Olek part rejoindre en France son père ivoirien, arrivé dans les années 1970. « Mon identité même est une provocation au débat !, s’exclame le trentenaire. Et cela me réjouit de susciter un questionnement qui va toujours plus loin que l’anecdote. »
C’est en France, à 18 ans, qu’Olek a « découvert » qu’il était noir, le jour où on lui a refusé l’entrée d’une boîte de nuit. « Avant, s’étonne-t-il encore, je croyais que j’étais différent parce que j’étais polonais ! » Après des études de chimie puis d’histoire du droit, Olek Briga, passionné de Versailles et du Louvre, devient guide. Devant les chefs-d’œuvre, il adore faire des détours par la petite histoire de ces Noirs qui ont fait la grande. « Le principal intérêt de ce métier, c’est l’interaction avec les gens, de plus en plus demandeurs, qui repartent avec l’envie de réfléchir et deviennent les ambassadeurs de notre histoire. »
L’Afro-Américaine Monique Wells, « créole de Louisiane », qui a lancé Entrée to Black Tours à Paris en 1999, confirme : « C’est vraiment la demande qui m’a décidée à bâtir des circuits qui raniment tous ces destins croisés. » Un regard que partage la pionnière Julia Browne. La Canadienne, afrodescendante, a conçu il y a vingt-cinq ans les premiers « Black tours » à Paris avec Walking the Spirit Tours, retissant le lien entre les diaporas anglophone et francophone : « Il faut que ces pans de l’histoire parviennent à tous, dans toute leur complexité et leur richesse parce qu’ils ne sont toujours pas enseignés à l’école. »
Des motivations qu’on retrouve parmi les visiteurs qui suivent Kévi Donat dans les rues de la capitale. « Je viens découvrir ici mes racines, raconte Pierre-Henri, 29 ans, originaire de la Martinique. Visiter Paris sous cet angle est un moyen d’explorer et de construire mon identité. » Pierre, lui, vit en Guyane. A 67 ans, ce retraité des télécoms n’est pas surpris par ce qu’il entend, car cette mémoire est choyée dans les territoires ultramarins : « Mais l’entendre ici, c’est un moyen de nous réconcilier. »
Daimy, en master d’histoire africaine à la Sorbonne, est venu avec sa sœur Rita. Originaires de Centrafrique, ils arpentent la ville en connaisseurs. « Notre groupe est très hétérogène, analyse Rita. Cela prouve que dire cette histoire est devenu une question de société. » Samuel, 29 ans, qui a offert cette visite à sa mère « pour désaxer le regard dominant », résume-t-elle, travaille dans la médiation culturelle. Il s’interroge « sur les non-dits et la grille politique post-coloniale toujours très active pour les minorités ».
Vincent, magistrat de 38 ans, abonde : « En France, on croit en toute bonne foi qu’on n’est pas raciste, que la République accepte tout le monde. Mais la condition des Noirs ici est faite de micro-agressions, de micro-discriminations invisibles pour nous. Il faut qu’ils soient enfin entendus. » Comme en écho, deux des visiteuses refusent avec une colère à peine contenue de s’exprimer, témoignant par ce mutisme que la blessure d’une histoire écrite par les vainqueurs reste vive.
« Des modèles auxquels s’identifier »
Mais si le passé est essentiel, il n’est pas tout. D’autres guides proposent des visites des Afriques d’aujourd’hui, à l’instar de l’agence Little Africa, créée en 2014 par Jacqueline Ngo Mpii. La Franco-Camerounaise, qui embarque les curieux dans les quartiers de la Goutte d’Or et de Château-Rouge à la rencontre des commerçants et des artisans africains de la capitale vient de publier la deuxième édition de son City Guide de l’Afrique à Paris : « Une partie de la population française est africaine et ne va pas disparaître. Elle existe, vit, participe à la dynamique du pays. Nous devons raconter nous-mêmes notre apport à la France, notre capacité d’entreprendre, la richesse humaine que nous représentons. » Lire aussi Une « Histoire générale du Sénégal » en 25 volumes pour décoloniser le passé
Mais Jacqueline Ngo Mpii voit plus loin et a développé un programme, Griots New Generation, pour former de futurs guides en France et sur le continent africain afin de développer une offre touristique « là-bas », où ces histoires doivent aussi être racontées, parce que « la jeunesse africaine », de France ou d’ailleurs, « doit avoir des modèles auxquels s’identifier ». « Aujourd’hui, il n’est plus question qu’on nous enlève l’une ou l’autre part de notre identité, analyse-t-elle. Nous sommes la génération de l’affirmation et de la célébration de notre double culture. » Pour écrire l’histoire de demain.
Le Paris noir propose trois visites guidées de deux heures : du Panthéon à Saint-Germain-des Prés, du Moulin-Rouge à Château-Rouge et un circuit spécial autour de James Baldwin, écrivain et polémiste afro-américain qui vécut en France. A partir de 16,50 euros.
Little Africa propose des visites guidées des artisans du quartier de la Goutte-d’Or et de Château-Rouge ainsi que des visites gastronomiques sur demande. A partir de 65 euros. Littel Africa a publié la deuxième édition de City guide de l’Afrique à Paris, 209 pages, 20 euros.
Les agences Entrée to Black Paris et Walking the Spirit Tours proposent des visites guidées en anglais sur l’histoire des Afro-Américains à Paris, en Normandie, en Champagne et en Dordogne. Sur les traces des Harlem Hellfighters durant la première guerre mondiale, de Joséphine Baker, des grands jazzmen et des écrivains américans en France. A partir de 30 euros et 80 euros.
Par Sandrine Berthaud-Clair Publié le 24 décembre 2019