La malédiction de Canaan est un mythe, issu de la Genèse, ayant favorisé, de par ses abondants commentaires, la propagation d’un préjugé foncièrement funeste pour les Noirs. Par Cédric Bernelas.





Cet épisode biblique, décliné sur des siècles par des théologiens de tous ordres, aura accessoirement permis de justifier et légitimer l’entreprise esclavagiste transsaharienne et transatlantique.

Aussi, ce mythe contribua, d’un côté, à soulager nos consciences vénales et mutilées, et de l’autre, à servir la raison des princes et des marchands. Rien n’est sacré pour l’appât du gain…

Enfin, on ne peut nier son influence encore récente dans l’institution de l’apartheid en Afrique du Sud, dans les conflits de la région des Grands Lacs ou dans les relents racistes des populations sudistes étasuniennes.

Mais revenons à la racine de ce mal et tentons de mieux comprendre les rouages de ce qui l’a autant altéré. Reprenons donc, dans un premier temps, le texte de la Genèse (9,18-27) :

Sem, Cham et Japhet étaient les fils de Noé qui sortirent de l’arche ; Cham, c’est le père de Canaan. Ce furent les trois fils de Noé, c’est à partir d’eux que toute la terre fut peuplée. Noé fut le premier agriculteur. Il planta une vigne et il en but le vin, s’enivra et se trouva nu à l’intérieur de sa tente. Cham, père de Canaan, vit la nudité de son père et il en informa ses deux frères au-dehors. Sem et Japhet prirent le manteau de Noé qu’ils placèrent sur les épaules à tous deux et, marchant à reculons, ils couvrirent la nudité de leur père. Tournés de l’autre côté, ils ne virent pas la nudité de leur père. Lorsque Noé, se réveillant de son ivresse, sut ce qu’avait fait son plus jeune fils, il s’écria : « Maudit soit Canaan, qu’il soit le dernier des esclaves de ses frères ! » Puis il dit : « Béni soit le seigneur, le Dieu de Sem, que Canaan en soit l’esclave ! Qu’Elohim fasse sa part à Japhet, mais qu’il demeure dans les tentes de Sem et que Canaan soit son esclave ! »

En quelques lignes naissent ainsi la justification religieuse de la servitude. Mais, difficile de déceler objectivement un quelconque rapprochement entre la malédiction de Canaan, l’Afrique et la couleur noire. D’autres facteurs occasionneront donc ces méprises. Détaillons-les.

Généalogie d’un avatar

« Canaan » signifie étymologiquement « le pays bas » et désignait ainsi le nom de terres, en plus de celui d’une personne. Sans doute ces territoires ennemis où vivaient les Cananéens, ou peut-être ces « terres chaudes » à l’Ouest et au Sud d’Israël pouvant correspondre à l’Éthiopie, l’Égypte et la région au sud de la Mer Rouge. Nous y reviendrons plus tard…

« Misraïm », un autre des fils de Cham – et donc frère de Canaan – désigne l’Égypte dans les livres saints des trois religions révélées. [en arabe, l’Égypte est appelée MISR] Par ailleurs, à quatre reprises la Bible désigne l’Égypte comme « terre de Cham » (PS 78,51 ; 105,23 ; 105,27 ; 106,27). Enfin, une des quatre sources de la Torah, le document jahviste, cite le mot « Kemet » comme la racine biblique kam de « Cham » ou « Ham » ; Kemet – ou Kemi -, nom antique de l’Égypte, signifiant aussi « terre noire » (et non « terre des Noirs »), en référence au limon fertile déposé chaque année sur les rives par les crues du Nil.

Dans la Septante – la Bible traduite en grec – le mot « Aetiops » signifie « visage brûlé » et nomme simultanément la personne et le pays de Kush – autre frère de Canaan et fils de Cham. Et, dans le langage rabbinique, « Kush » signifie « noir ». Sans oublier que les peuples de Kush bénéficient d’une belle et puissante réputation dans la Bible, comme ceux vivant, par exemple, sur les rives du Nil de l’actuel Soudan (Nb 12,1 ; 2R 19,9 ; Jr 38,7). À noter, aussi, qu’une des femmes de Moïse est kushite (Nb 12,1).

Difficile, alors, d’interférer la malédiction de Canaan avec la couleur de son frère Kush, parce que dans ce cas de figure le Noir serait le maître de Canaan et non l’inverse !

Nulle part, donc, dans la Bible l’on trouve une quelconque condamnation des Noirs à l’esclavage. Il faudra attendre certains commentaires issus du Talmud babylonien, au VIème siècle après J.C.

Mutilations talmudiques

Le Midrash Sanhedrin, par exemple, spécifie que la malédiction – devenue entre-temps celle de Cham et non plus celle de Canaan (alors que Cham béni de dieu ne pouvait être maudit et ce, même si c’était lui qui avait commis la faute) –, consista au noircissement de « sa peau », de « son âme » ou au fait d’être « charbonné » (108b). Quelques autres commentaires décrivent les descendants de Cham et Canaan avec yeux rouges, malformations des lèvres, cheveux bouclés et se promenant nus.

Mais, et c’est là le plus déroutant, dans de nombreux midrashim nous pouvons lire une réprobation de Cham pour avoir, aussi, sodomisé Noé (Sanhedrin 70a).

Plus on confronte ces exégèses talmudiques, plus elles paraissent insensées : ici, on rapporte que Kush était de couleur olive avant d’être noirci par Dieu parce qu’il avait été le plus ardent à la construction de la tour de Babel ; là, Jacob ben Eléazar de Tolède écrit que « les esclaves noirs sont fils de Cham » ; le rabbin Saadia Adani soutient que « Japhet et ses fils sont blancs et magnifiques, et Cham et ses fils sont noirs comme le corbeau » ; enfin Ovadia Sforno (célèbre rabbin de la Renaissance) révèle que si « Cham voit la nudité de son père c’est Canaan qui le castre » !

Tous ces commentaires rabbiniques ont incidemment un dessein bien précis : conforter les juifs dans leur destin de peuple élu. Dans le livre de Josué nous pouvons lire comment Israël lutta et conquit les cananéens (population dans la partie du Proche Orient située alors entre la méditerranée et le Jourdain). Les enseignements rabbiniques sont là pour rappeler qui Dieu a récompensé et qui il a puni, et que, même si l’ennemi cananéen a disparu, Canaan demeure le symbole du mal et de l’idolâtrie. Une propagande religieuse, déclinée de manière perfide et extravagante, condamnant au noircissement et à l’esclavage tous ceux mettant en danger l’existence d’Israël et désobéissant à Dieu.

Exégèses patristiques

Les Pères de l’Église ont aussi spéculé sur le geste de Cham. Plus de 250 commentaires, dont certains plus que troublants. À commencer par Théophile d’Antioche précisant que c’est Canaan le châtreur de Noé. Puis, Jean Cassien affirmant que Cham aurait incité au mélange des races dans l’Arche ! Souillure, dépravation, perversion ou corruption, les mots ne manquent pas pour souligner ce crime qui aurait dû périr dans le Déluge, comme Dieu l’avait exigé. D’où la punition : rendre impur Cham en le noircissant.

D’autres théologiens n’hésitent pas à parler d’orgies sexuelles entre Cham, Canaan et les femmes de Sem et Japhet !

Philon, Origène et Ephrem de Nisible, quant à eux, évoquent clairement la couleur noire de Cham. Ephrem de Nisible surtout, identifiera sans détour la malédiction et la négritude en écrivant : « Maudit soit Canaan et que Dieu rende noir son visage. »

Quelques siècles plus tard les propos deviendront encore plus virulents. En 1544, Luther dépeint Canaan avec les couleurs les « plus laides » et les « plus noires ». Il admet, à l’instar de Gilbert Genebrad dans sa Chronographia de 1570, que les descendants de Cham ont occupé toute l’Afrique. En 1575 le dominicain Francesco de la Cruz déclare devant le tribunal de l’Inquisition que « les Noirs sont esclaves par la juste sentence de Dieu contre les péchés de leur père. En signe de leurs péchés Dieu leur donna cette couleur. » Cent ans plus tard, le protestant Jean-Louis Hannemann proclame : « tous les Noirs, où qu’ils habitent sont maudits et destinés à l’esclavage pour mille générations. »

Globalement les théologiens chrétiens estimaient donc que le péché de Cham entraina l’esclavage de ses descendants… noirs. Et, miracle d’un christianisme opportuniste : pour relativiser des siècles d’exégèses racistes il suffira de rappeler les desseins réconciliateurs d’un Christ sauveur rassemblant au final les nations de Japhet, Sem et Cham pour mieux édifier l’Église…

Littératures musulmanes

Jamais dans le Coran le critère de l’esclavage n’est une question de race ou de couleur de peau.

Néanmoins dans la littérature islamique, celle-là même qui aida à populariser la doctrine musulmane, les auteurs arabes ont véhiculé rapidement de violents préjugés à l’encontre des Noirs – bien pratique aussi pour avaliser leurs rafles transsahariennes -, et ce toujours en rapport avec l’offense de Cham à Noé et la malédiction sur sa descendance.

El-Djelal-Siouti est le premier à parler de peau noire à propos de Cham. Il écrit précisément que ce dernier contempla la nudité de son père Noé alors que celui-ci prenait un bain. Noé, indigné, maudit ensuite son fils. Le verbe ici utilisé « sada » signifie à la fois « maudire » et « rendre noir ». Cham devint ainsi noir et père des Soudanais destinés à être les esclaves des enfants de Sem et Japhet.

Ibn Hisham est, quant à lui, le premier à reprendre les récits talmudiques relatant la transgression d’ordre sexuelle de Cham. Tout autant qu’Ibn Sa’d, Ya’qûbî et Ibn Qutayba, il influencera particulièrement le travail d’Al-Tabari retraçant l’histoire de Cham concevant un enfant (Kush) pendant le Déluge, avant de se faire châtier pour avoir transgressé l’interdiction des rapports sexuels dans l’Arche. Il écrit alors que Dieu le maudit en le faisant naître noir et de lui naquirent les Ethiopiens et tous les Africains noirs !

Plus âpre encore, Mutahar Ibn Jahir al Maqdisi, un contemporain d’Al-Tabari (Xème siècle donc), soutient que « les Zanj (Africains des côtes ou de l’arrière-pays) ont la peau noire, le nez plat, les cheveux crépus. Ils sont peu intelligents et comprennent fort peu de choses. » Ces propos rappellent ceux tout aussi terribles d’Ibn Qutayba : « Les Noirs sont laids et mal bâtis parce qu’ils vivent dans un climat chaud. La chaleur les cuit par trop dans la matrice, et frise les cheveux. Les mérites des peuples de Babylone sont dus au climat tempéré. »

Enfin, Djahiz dans son Kitab al-Burkhala décrit les noirs comme les « moins intelligents », et dans son Kitab al-Hayawn comme « les corbeaux de l’humanité ».

Avec l’expansion de l’Islam se développa l’esclavage. Tropisme impérial inéluctable. Ainsi, à partir du Xème siècle, le noir fut considéré comme un être déficient destiné au servage. Même islamisé ou bon guerrier le Noir demeurait inférieur à l’Arabe. Le mythe cananéen, alors travesti pour justifier les nécessités islamiques de l’époque, s’inscrivait pourtant contre le texte du Coran prônant l’égalité des races…

Les hommes sont des conquistadors et leur hégémonie semble toujours plus légitime quand elle se pare des philanthropies pieuses de leur livre saint, tout du moins de celles de leurs nombreux commentaires, dans lesquels s’en trouvent toujours de propices à leurs malversations. Toutes ces variations religieuses sur le thème de la malédiction de Canaan ont permis, dans une alchimie dont seuls les trafiquants de transcendance ont le secret, d’enchanter l’intolérable. Et, notre Histoire en pâtit d’autant plus qu’elle reproduit ce cercle vicieux en l’auréolant de fantasmagories divines…

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