Poussés par l’offensive de l’armée congolaise, les Hutus réfugiés en République démocratique du Congo reviennent au Rwanda, par centaines. Hommes, femmes et enfants traversent la frontière, souvent dans un état physique déplorable. Dans un premier temps, ils sont identifiés, reçoivent des soins médicaux, et le Rwanda jaloux de ses prérogatives et instruit par les équivoques du passé, n’entend pas laisser au HCR le soin de prendre en charge ceux qui reviennent au pays après un quart de siècle d’exil.
Ce retour, officiellement, se passe bien : chacun est invité à regagner sa colline d’origine, à retrouver les membres de sa famille souvent rentrés depuis longtemps et à tenter de reprendre ses activités. Mais il apparaît, de source officieuse, que les litiges sont fréquents : non seulement les nouveaux venus ignorent les us et coutumes du nouveau Rwanda, mondialisé, anglicisé, modernisé, mais surtout, ils souhaitent retrouver les propriétés laissées au moment de l’exode, qui se réduisent souvent à une humble parcelle, exigüe certes, mais vitale pour cette population paysanne.
Quant aux rescapés, ils redoutent cette cohabitation avec ceux qui, bien souvent, ont participé au massacre de leurs familles, pillé leurs biens et qui, malgré la « gaçaça », justice communautaire, on fait preuve de bien peu d’empathie envers les survivants. « Qui peut lire dans les cœurs de ses voisins, dans le secret des conversations familiales ? «  nous confie G, un sociologue ?
L’angoisse que suscite le retour des réfugiés au Congo est aggravée par d’autres perspectives : cette année, ayant purgé leur peine, plus de 40.000 prisonniers détenus pour avoir participé au génocide, seront remis en liberté. Redevenus des citoyens ordinaires, ils rejoindront leur colline, leur parcelle, leur famille. « Ce retour là inquiète encore plus que les rapatriements depuis le Congo » poursuit G, car si ces hommes ont purgé leur peine jusqu’au bout, c’est aussi parce qu’ils ont refusé de faire acte de repentance, ils n’ont fait preuve d’aucune empathie à l’égard de leurs victimes… Quel sera leur comportement envers les rescapés qui restent traumatisés, appauvris, qui se sentent vulnérables et isolés ? »
Illuminée par les gratte ciel, traversée de routes asphaltées, balisée par des caniveaux et des rond points taillés au ciseau, des lampadaires éclairés de jour comme de nuit, rutilante de centres commerciaux ou administratifs, Kigali, devenue l’une des plus belles villes d’Afrique se prépare à accueillir dignement le sommet du Commonwealth qui aura lieu en mai prochain. Une fois de plus les autorités rwandaises seront congratulées par leurs pairs, pour l’excellente organisation de la rencontre, pour la propreté de la ville, la sévérité des mesures d’hygiène et de prévention, qu’il s’agisse d’Ebola ou du coronavirus, l’excellence des hôpitaux qui traitent désormais les cancers, les diabètes, des pathologies jusqu’à présent négligées mais qui sont un effet de la sédentarisation des citadins.
Mais dans les coulisses d’autres craintes s’expriment, dans une discrétion obligée. Malgré la reconnaissance internationale dont il bénéficie, malgré les bonnes relations désormais nouées avec le pouvoir de Kinshasa qui lui permettent de mener en territoire congolais des opérations militaires bien peu secrètes, le Rwanda se sent à nouveau isolé, voire menacé : les relations avec l’Ouganda sont exécrables, à tel point que l’ancien allié, le président ougandais Museveni soutient désormais Bujumbura, et le Rwanda y décèle l’éternelle main de la France !
En outre, un ancien diplomate passé par les Nations unies nous assure à Kigali que les massacres de Beni, qui font chaque semaine des dizaines de morts en contrepoint à l’offensive des forces congolaises, seraient instigués par l’Ouganda mais mis sur le compte du Rwanda afin de justifier les soupçons congolais, récurrents sinon obsessionnels, de balkanisation de la RDC.
Les craintes de notre ami sociologue dépassent le plan diplomatique : « le temps », dit-il, « n’a pas nécessairement joué en notre faveur. Dans de nombreux pays d’Europe, mais aussi d’Afrique s’est établie, depuis 1994, une nouvelle diaspora. Elle est organisée, relativement prospère, composée d’agriculteurs qui, en Zambie, en Tanzanie, au Mozambique, ont trouvé des terres à cultiver, des camions et des taxis à conduire, des écoles où envoyer leurs enfants, des commerces à faire prospérer. Ces communautés n’ont guère répondu aux efforts de Kigali qui a multiplié les opérations « come and see » « venez et voyez » destinées à convaincre les exilés de revenir dans une patrie reconstruite. Au Mozambique, deux leaders de la communauté rwandaise qui avaient accepté de faire le voyage ont été assassinés à leur retour ! »
Même s’ils n’expriment leurs craintes qu’à voix basse, les rescapés se demandent si les exilés de 1994, rêvant toujours de revanche, ne seraient pas en contact avec d’éventuelles « cellules dormantes » créées dans le pays…
Ce qui explique un autre des impressions que laisse le Rwanda un quart de siècle après le génocide : un pays où la sécurité demeure une compréhensible obsession, où chaque hôtel ou restaurant, chaque bâtiment administratif est doté d’un portail électronique où les visiteurs sont dûment scannés. Cette impression de surveillance se double certes d’un sentiment de sécurité car la criminalité est faible et nul ne craint de sortit la nuit. Mais en même temps chacun sait que dans ce pays où la population dépasse les 12 millions d’habitants et où chaque année 250.000 jeunes se pressent sur le marché du travail, rien n’est jamais définitivement acquis

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