Petit vendeur de beignets dans les années 1980, l’homme d’affaires a développé un empire agroalimentaire dans tout le pays et fait vivre la ville dont il est originaire. Par Laure Broulard
L’entrepreneur Gérard Sina dans un magasin de sa ville, Nyirangarama. Laure Broulard pour « Le Monde »
C’est un
arrêt presque obligatoire pour les voyageurs allant vers le nord du
Rwanda par la route. Au-dessus d’une fontaine, le nom de la petite ville
est inscrit en lettres de bois : Nyirangarama. Le royaume de l’homme
d’affaires Gérard Sina. Car ici tout ou presque appartient au roi de
l’agroalimentaire rwandais : l’église, la station-service, la
boulangerie, les restaurants et, surtout, les magasins, où les nombreux
produits du millionnaire remplissent les étals.
En 1983, lors de l’ouverture de sa première boutique à Nyirangarama, sa ville natale, Gérard Sina vendait des beignets ronds faits de farine, d’eau et de sucre. Aujourd’hui, l’entreprise est devenue l’une des plus grandes firmes agro-industrielles du pays, mais a gardé le nom de ces premiers gâteaux : Urwibutso, qui signifie « souvenir » en kinyarwanda, la langue nationale. Comme un clin d’œil aux débuts modestes de ce véritable « self made man » à la rwandaise.
Gérard Sina reçoit brièvement, entre deux rendez-vous, dans son restaurant aux murs tapissés de photos immortalisant ses succès. On le voit accepter diverses récompenses, serrer la main du président rwandais Paul Kagame ou encore discuter avec l’ancien premier ministre britannique Tony Blair. « Ma passion, c’est de créer des emplois et d’innover. Je veux sortir un nouveau produit chaque année », lance-t-il d’emblée. Derrière une apparence sobre, Gérard Sina est un entrepreneur prodigue et infatigable, à l’origine de plus d’une dizaine de produits principalement issus de l’agriculture locale. Jus, lait, eau, bière de banane, vin, farine ou miel, rien ne lui échappe.
Véritable culte
Il y a quelques années, il défrayait la chronique en décidant de jouer de la musique à ses cochons pour qu’ils soient en meilleure santé. Récemment, il a lancé un élevage de bergers allemands et assure que la demande pour ses chiots est en augmentation constante. « Mes parents étaient de simples fermiers. Ils cultivaient des pommes de terre et du sorgho qu’ils vendaient au marché. Mais moi, j’ai voulu introduire de nouveaux produits et ajouter de la valeur », explique-t-il en présentant sa dernière nouveauté, une mayonnaise « made in Rwanda ».
La première boutique de ses vingt ans et ses livraisons à vélo semblent aujourd’hui bien loin. Dans l’usine de jus Agashya, en plein centre de Nyirangarama, les machines tournent à plein régime. Dix mille bouteilles en sortent chaque jour, avant d’être chargées dans des petits camions bleus : direction des dizaines de point de vente dans tout le pays.
Gérard Sina achète les matières premières aux fermiers de la région et emploie quelque 1 200 personnes en saison haute, principalement des locaux. Une politique qui vaut au directeur d’Urwibutso un véritable culte. « Un jour, un ministre est venu ici et a demandé à des jeunes le nom du président du Rwanda. Ils lui ont répondu que c’était Gérard Sina ! », explique en riant Isaie Nizeyumuremyi, un salarié, arborant le nom de son employeur sur son tee-shirt.
Mais si les Rwandais connaissent si bien le nom de Gérard Sina, c’est surtout qu’il a réussi à s’inviter dans tous les plats du pays avec une huile pimentée, son « petit secret », akabanga, en kinyarwanda. Le liquide orangé vendu dans une fiole à bouchon blanc est présent sur toutes les tables de restaurants et l’on peut facilement le glisser dans sa poche. « Avec l’Akabanga, Gérard Sina a prouvé son génie marketing. Ses produits sont partout », assure l’économiste Canisius Bihira. « On dit même qu’en manger améliore vos performances au lit », ajoute-t-il dans un sourire. Aujourd’hui, l’Akabanga est exporté dans plusieurs pays d’Europe ainsi qu’au Canada, selon l’entreprise, qui annonce un chiffre d’affaires d’environ 6 millions d’euros pour l’année 2019.
Mégalomanie
Au fil des années, Nyirangarama et sa région se sont donc transformées au rythme des succès et de la mégalomanie de Gérard Sina. Le long de la rue principale, des étendards listent ses produits. L’homme d’affaires a même ouvert un musée en son honneur. Y sont exposées ses premières machines et de nombreuses photos de lui, de sa femme et de ses filles. L’église de Nyirangarama, dont il a payé la construction, a été consacrée en grande pompe le 7 juin 2019 par l’archevêque de Kigali et porte son nom : chapelle Saint-Gérard.
Le Rwandais Gérard Sina avec l’archevêque de Kigali, Mgr Antoine Kambanda, lors de la consécration de la chapelle Saint-Gérard, le 7 juin 2019, à Nyirangarama.
Le Rwandais Gérard Sina avec l’archevêque de Kigali, Mgr Antoine Kambanda, lors de la consécration de la chapelle Saint-Gérard, le 7 juin 2019, à Nyirangarama.
Mais sa nouvelle obsession, c’est l’éducation. « Je voudrais que chaque enfant rwandais ait les outils pour trouver un travail », explique-t-il. Pour cela, il a fait construire deux établissements scolaires à Nyirangarama, où les enfants issus de familles pauvres sont exemptés de frais de scolarité. Au secondaire, il propose des filières agricoles et vétérinaires, préparant ainsi les élèves à devenir de futurs employés.
Aujourd’hui, il rêve même de construire une université à Nyirangarama. Et assume pleinement son management aux accents paternalistes. « Je veux être une figure parentale. Je voudrais que mes étudiants excellent et soient employés dans de grandes entreprises internationales », assure-t-il. Mais quand on lui parle de politique, l’homme d’affaires esquive dans un sourire : « Ma politique, c’est le business. C’est comme cela que je fais avancer mon pays. »