Vincent Duclert, le président de la commission Rwanda, qui a remis vendredi 26 mars son rapport final à Emmanuel Macron, sur le rôle de la France dans le génocide des Tutsis. © AFP – JOEL SAGET

Notre invité ce samedi matin 27 mars est Vincent Duclert, le président de la Commission de 14 historiens chargée « d’analyser le rôle et l’engagement de la France au Rwanda » avant et pendant le génocide contre les Batutsi. Il revient sur les principales conclusions du rapport remis ce vendredi 26 mars au président français Emmanuel Macron. Il est interrogé par Laurent Correau.

Par Laurent Correau

RFI: Le rapport de votre commission parle de « responsabilités accablantes » dans le rôle de la France au Rwanda. Quelles sont les responsabilités que vous avez pu démontrer au cours de ce travail ?

Vincent Duclert : Ces responsabilités sont dans des politiques qui, au départ, se décident de manière plutôt vertueuse : réaliser les principes du sommet de La Baule de juin 1990, plus de démocratisation dans les pays « du champ » – les pays anciennement coloniaux ou les pays francophones, comme le Rwanda.

Mais au fond, la France va se trouver piégée – mais piégée aussi de manière très volontaire -, par le soutien à un régime raciste, à un régime qui persécute les Tutsis, qui met en place des quotas, qui maintient des cartes d’identité ethniques… C’est le régime du président [Juvénal] Habyarimana.

Lui-même, n’est pas fondamentalement un extrémiste, mais il est entouré par des extrémistes qui l’enserrent. Et la politique de la France, plutôt que de le desserrer des extrémistes, donc de parier sur l’opposition démocratique qui se met en place, maintient et renforce cet engrenage raciste, qui, on le sait, est l’un des éléments fondamentaux de la préparation d’un génocide. Et ce qui est terrible, c’est que la France ne le comprend pas, ne le voit pas.

Une partie de cet aveuglement, si on vous suit bien, porte sur le Front patriotique rwandais (FPR), le mouvement de Paul Kagamé qui est constamment perçu comme une menace, comme un danger…

La France va diaboliser le Front Patriotique Rwandais, qui est un mouvement des Batutsi exilés et de Hutus opposés au régime de [Juvénal] Habyarimana. Dans le portait qui est fait de ce mouvement, on parle d’« Ougando-tutsis » : donc le conflit est ethnicisé et on considère qu’il y a intervention extérieure.

Qu’est-ce qui explique cette diabolisation du FPR ?

C’est l’idée qu’il faut tenir le Rwanda. Tenir le Rwanda, notamment, en face de ce qui est perçu comme un espace anglo-américain. On sait qu’à l’époque, François Mitterrand est extrêmement hostile aux Américains et donc il a une vision géopolitique assez surannée. Il faut effectivement diaboliser le FPR pour légitimer le soutien au président Habyarimana et le soutien à une dictature.

Est-ce que, finalement, cette diabolisation est le fait de certains acteurs, plus que d’autres ?

Oui, il est clair que nous, dans le rapport… Je vous rappelle que c’est un travail de chercheurs, fondé sur les archives françaises qui ont révélé justement l’existence d’un groupe d’hommes, notamment à la présidence de la République. On a vu effectivement le rôle des chefs de l’État-major particulier, qui agissent sous l’autorité de François Mitterrand. On n’a pas affaire à des militaires factieux qui font eux-mêmes la politique. Et il y a aussi les diplomates : les diplomates accompagnent cette politique qui soutient un régime raciste, en dépit d’un certain nombre d’alertes. Et là, on a constaté, à travers des notes qui sont émises, les instructions, un effondrement intellectuel et une incapacité à penser la réalité rwandaise. Et là, c’est très grave.

Qu’est-ce qui explique selon vous cet entêtement des autorités françaises ?

C’est un mélange. Il y a une sorte de vertige de la conquête : le Rwanda qui n’est pas une ancienne colonie française apparaît comme une prise de guerre de cette France encore ancrée dans des visions néocoloniales de l’Afrique. Il y a aussi, comme je l’ai dit, la volonté de s’opposer aux influences anglo-américaines. Il y a les liens personnels avec [Juvénal] Habyarimana. Il y a l’idée aussi que, grâce aux forces spéciales qui sont déployées au Rwanda, on peut tenir un pays à peu de frais. Parce qu’à l’époque, il y a une volonté de réduire aussi l’assistance militaire française en Afrique.

Fin 1993, la France quitte le Rwanda et il n’y a plus de militaires français au Rwanda, sinon quelques assistants militaires techniques. Lorsque le Génocide se déclenche en avril 1994, il n’y a pas de forces françaises au Rwanda. La France n’est pas impliquée dans la phase paroxystique du génocide, mais elle a contribué à renforcer cette dérive raciste, ce surarmement du Rwanda. L’armée rwandaise passe de 5 000 hommes à 25 000 hommes. Et quand vous formez une armée de 25 000 hommes, vous formez aussi des miliciens. La France n’a absolument pas eu conscience de la gravité de sa politique. Il faut réfléchir aussi au sens des actions.

Est-ce que les archives nous apprennent quelque chose sur l’attentat du 6 avril 1994 contre l’avion du président Habyarimana ?

Pas de manière certaine. On ne sait pas encore, à l’heure actuelle, qui a détruit l’avion. Mais c’est vrai que les fiches de la DGSE [Direction générale de la sécurité extérieure – NDLR], tout comme le fait que les Forces Armées Rwandaises avaient récupéré des SA-16 et étaient potentiellement capables de les utiliser, tend plutôt à accréditer la thèse du Hutu Power, de ceux qui découvraient qu’Habyarimana risquait finalement d’appliquer les accords d’Arusha. Et donc, [il] devenait un traitre à la cause extrémiste hutue. Maintenant, je crois qu’il faut être très clair : un génocide se prépare de longue date et s’il n’y avait pas eu l’attentat, il y aurait eu le génocide des Tutsis.

L’ancien « super gendarme » français Paul Barril a aidé le régime génocidaire. Est-ce que vous avez pu trouver des connexions avec les autorités françaises ?

Sur la question de Paul Barril, je crois qu’il y a une instruction judiciaire. Il faut qu’il y ait véritablement une enquête de police, une enquête diligentée par des juges. Nous, nous sommes restés au niveau de l’enquête historique. Il y a effectivement un certain nombre d’archives que nous n’avons pas vraiment eu le temps de consulter. Il faudrait creuser du côté de la sécurité militaire, du côté de la DST [Direction de la surveillance du territoire, ancêtre de la DGSI – NDLR]. Ce sont des archives qu’on n’a pas eu le temps de consulter, parce que nous avons eu toutes les archives diplomatiques et militaires à consulter.

Le cas de Paul Barril est un cas un peu particulier, qu’il faudrait vraiment expertiser. Ce que l’on sait, c’est que Paul Barril s’est mis au service de la veuve du président Habyarimana et on sait qu’elle n’a pas été passive. Alors même qu’elle était en France, accueillie par une volonté de la présidence de François Mitterrand, elle a continué à animer les réseaux extrémistes et à orchestrer le génocide contre les Tutsis.

Concernant l’opération Turquoise, est-ce que la Zone humanitaire sûre, où la force s’est déployée dans le sud-est du Rwanda, était considérée par François Mitterrand comme l’embryon d’un « Hutuland » face aux territoires contrôlés par le FPR ?

En fait, Alain Juppé et Édouard Balladur décident de faire quelque chose. Et là, il y a une volonté tout à fait importante d’agir et incontestablement de la bonne foi. Ce qu’on a pu repérer de manière assez fine, c’est qu’il y a eu une petite tentative de loger dans cette opération humanitaire une opération militaire d’action contre le FPR. Non pas tellement pour créer un « Hutuland » mais tenter de maintenir une sorte d’équilibre des parties pour continuer les accords d’Arusha. Cette idée de repousser le FPR pour conserver une légitimité au gouvernement intérimaire qui est génocidaire…

… et permettre son retour d’une certaine manière ?

Voilà… et bien cette idée se heurte à la réalité. La réalité, c’est un génocide qu’il faut arrêter. Et là, il y a des hésitations.

C’est vrai que l’opération Turquoise est une opération qui permet de sauver un certain nombre de Tutsis. Il y a eu un flottement – c’est incontestable -, mais qui était lié à la pression des bellicistes autour de François Mitterrand. Édouard Balladur, Alain Juppé, le général Lafourcade – qui commande l’opération – et tous les militaires sur place se rendent très bien compte que ce ne sont pas des massacres interethniques. Il y a un génocide et il faut sauver les Tutsis. L’opération Turquoise n’est en rien une opération de protection des génocidaires.

Par rwandapodium | Mar 27, 2021