Comment croire qu’Aloys Ntiwiragabo n’ait pas bénéficié de complicités, au plus haut niveau ? Me Philippe Lardinois, avocat, en Belgique, des victimes du génocide, partage la stupeur de ses collègues français et plus particulièrement celle d’Alain et Daphrosa Gautier, ce couple qui, depuis 1974, recherche inlassablement les auteurs du génocide des Batutsi réfugiés en Europe et anime le Collectif des parties civiles pour le Rwanda.. Dans le cas de Ntiwi ragabo, la surprise est plus grande encore : ce n’est pas la police française, ni les enquêteurs du Tribunal pénal international sur le Rwanda qui ont mis la main sur l’un des architectes du génocide, mais un journaliste de Mediapart, au terme d’une patiente enquête de sept mois ! De toutes manières la justice internationale avait depuis longtemps renoncé à poursuivre un homme que l’on croyait réfugié quelque part en Afrique, dirigeant à distance l’un des groupes les plus meurtriers opérant au Congo, les FDLR (Forces démocratiques pour la libération du Rwanda).
Alors que l’affaire semblait classée depuis une dizaine d’années, les limiers de Médiapart n’ont pas lâché prise. Sur base de certaines informations ou présomptions, ils ont ciblé la ville d’Orléans, et plus particulièrement un immeuble à appartements où réside Catherine Nikuze l’épouse de Ntiwiragabo, arrivée en France en 1998 et naturalisée depuis 2005 sous le nom de Tibot.
Sur la modeste boîte aux lettres, trois noms étaient affichés : Tibot, Nikuze mais aussi Nitiwiragabo. Il a fallu des semaines, des mois d’observation discrète pour que les journalistes repèrent un homme âgé, dissimulé derrière de larges lunettes noires et, avec l’aide de certains informateurs rwandais, l’identifient comme l’un des auteurs du génocide, mais aussi l’un des meneurs de la fuite des Bahutu vers le Zaïre et leur réorganisation en groupes armés.
C’est en juillet de cette année que le maître espion, d’ordinaire si prudent, a baissé la garde : en se rendant au bureau de poste le plus proche, il a signé de son nom un courrier recommandé qui lui était nommément adressé. La traque a pris alors une tournure plus précise et c’est finalement au sortir d’un office religieux que l’homme a été formellement identifié. Chaque dimanche en effet, il se rendait à la messe dans l’église de sa paroisse, fidèle à la réputation pieuse de ceux qui portaient volontiers le nom d’ « abacunguzi », (les rédempteurs).
Pourquoi se serait il inquiété: c’est depuis 2000 que la justice internationale, le croyant perdu sinon mort dans les forêts congolaises avait renoncé à le poursuivre activement. Trop loin, trop cher, trop compliqué…Il en fut longtemps de même pour Félicien Kabuga, le financier du génocide, l’un des beaux frères du président Habyarimana qui a finalement été arrêté par les équipes du TPIR et par la police française le 16 mai dernier, ce qui a permis de découvrir qu’il vivait en France depuis 13 ans et avait réussi à échapper à toutes les poursuites.
Aloys Nitiwaragabo appartient cependant aux criminels dits de la première catégorie, celle des concepteurs et des planificateurs du génocide : originaire du Nord du Rwanda, comme le président Habyarimana et son épouse Agathe, il appartient aux services de renseignement rwandais, dit le G2 et à ce titre se montre actif dès le début de la guerre ouverte par le Front patriotique rwandais en octobre 1990. Mais lui, son ennemi, ce ne sont pas les Inkotanyi, les militaires du mouvement : bien avant 1994, il vise les Batutsi rwandais, qu’il considère comme des collaborateurs ou des sympathisants du FPR qui opère au départ de l’Ouganda. Ses compatriotes Batutsi, il les surveille, les menace et très vite, il participe au projet définitif, les éliminer jusqu’au dernier, afin de dissuader définitivement le FPR de prendre le pouvoir.
L’homme opère au sein de l’armée, mais il est également actif dans les coulisses de la Radio des Mille collines, qu’il incite à attiser la haine des Batutsi et à diffuser les fausses informations qu’il leur glisse. La guerre est aussi psychologique et le maître espion participe à la manipulation des consciences, à la construction de la haine qui culminera dès avril 1994 et mènera à l’élimination d’un million de Batutsi. Il dresse les listes des personnes à exécuter, nomme et condamne les militaires qui ne sont pas totalement acquis à la cause génocidaire.
Longue est l’enquête de Médiapart : minutieusement, les journalistes ont retracé l’itinéraire d’un homme qui n’a jamais désarmé. Après la réorganisation des milices dans les camps du Kivu, où les Bahutu s’emparent de zones minières et terrorisent la population en y introduisant une nouvelle manière de faire la guerre, le viol et les mutilations des femmes, l’ancien chef du G2 trouve refuge à Kinshasa puis il se rend au Soudan en proie à la guerre civile et se met au service du président Bechir. Désireux de se rendre en France, il se présente sans crainte dans les représentations diplomatiques françaises à Khartoum et au Niger et obtient finalement un visa de longue durée dans la patrie des droits de l’homme, et cela alors que son nom figure sur la liste des génocidaires les plus recherchés. Même si sa demande est refusée, l’homme a des relations en haut lieu : il rencontre le juge Bruguière qui enquête sur l’attentat contre l’avion d’Habyarimana et lui « souffle » la version mettant en cause le FPR.
Comment croire que, malgré les « notes confidentielles » de la DGSE, les investigations du Parquet national anti terroriste, un tel homme, d’un niveau aussi élevé, ait pu passer aussi longtemps entre les mailles ? La réponse tient sans doute en un seul mot : «protections ». Les mêmes protections que celles dont jouit toujours l’épouse du président Habyarimana qui, malgré deux ordres d’expulsion, coule toujours des jours tranquilles à Courcouronnes, dans sa maison de la banlieue parisienne.