Politique 28 juillet 2020 Affichages : 92

Le fait de représenter Jésus comme un Européen blanc fait de plus en plus débat en cette période de réflexion sur l’héritage raciste de notre société. Par Anna Swartwood House



Warner Sallman, Tête du Christ

Alors que des manifestants réclament le déboulonnage des statues de généraux sudistes de la Guerre de Sécession aux États-Unis, l’activiste Shaun King va plus loin, en suggérant qu’il convient d’« en finir » avec les fresques et autres œuvres d’art représentant un « Jésus blanc ».

Il n’est pas le seul à se préoccuper de la représentation du Christ, et de la façon dont elle est utilisée pour mettre en avant la notion de suprématie de la race blanche. Des chercheurs renommés, et l’archevêque de Canterbury lui-même, appellent à repenser cette tradition.

En tant qu’historienne de l’art et spécialiste de la Renaissance, j’étudie l’évolution de l’image de Jésus Christ de 1350 à 1600. Certains des portraits les plus connues, de La Cène de Léonard de Vinci au Jugement dernier de Michel-Ange dans la Chapelle Sixtine, ont été peintes durant cette période.

Pourtant, l’image la plus diffusée de Jésus, celle d’un homme aux yeux et aux cheveux clairs, est bien plus récente puisqu’elle est l’œuvre de Warner Sallman, qui l’a peinte en 1940. Cet ex-artiste publicitaire dont le travail a illustré différentes campagnes, a réussi à propager cette image dans le monde entier.

Grâce aux partenariats de Warner Sallman avec deux maisons d’édition chrétiennes, l’une protestante et l’autre catholique, sa Tête du Christ a été reproduite partout, sur tous les supports, depuis les images pieuses jusqu’aux vitraux, fausses peintures à l’huile, calendriers, livres de cantiques et veilleuses.

Son portrait marque l’apogée d’une longue tradition d’Européens blancs qui ont créé et diffusé des portraits du Christ à leur image.

À la recherche de la Sainte Face

Le Jésus historique avait probablement les yeux bruns et la peau foncée, comme la plupart des Juifs du Ie siècle en Galilée, une région d’Israël aux temps bibliques. Pourtant, personne ne sait exactement à quoi il ressemblait. Il n’existe pas d’images connues du Christ peintes de son vivant, et bien que les rois de l’Ancien Testament, Saül et David, soient explicitement décrits dans la Bible comme grands et beaux, il n’y a que peu d’indices sur l’apparence de Jésus, que ce soit dans l’Ancien ou dans le Nouveau Testament.

Ces textes sont eux-mêmes contradictoires : d’après Isaïe, un prophète de l’Ancien Testament, le sauveur à venir « n’avait ni beauté ni majesté », tandis que le Livre des Psaumes affirme qu’il était « plus beau que les enfants des hommes », sans autre précision.

Les premières images de Jésus sont apparues entre le Ie et le IIIe siècles, dans un climat d’inquiétude face à la montée de l’idolâtrie. Il s’agissait alors moins de capturer l’apparence réelle du Christ que de clarifier son rôle en tant que souverain ou sauveur.

Pour figurer clairement ces rôles, les premiers artistes chrétiens se sont souvent appuyés sur le syncrétisme, c’est-à-dire qu’ils ont combiné des formats visuels issus de différentes cultures.

La représentation syncrétique la plus connue du Christ est probablement celle du Bon Berger, jeune, sans barbe, inspiré des figures païennes d’Orphée, Hermès et Apollon.

Dans d’autres œuvres, Jésus porte la toge ou d’autres attributs d’un empereur. Selon le théologien Richard Viladesau, le Christ dépeint comme un homme mûr, barbu, aux cheveux longs « à la syrienne », mêle les caractéristiques du dieu grec Zeus et du personnage de Samson dans l’Ancien Testament, entre autres.

Pour les Chrétiens, les premiers portraits de Jésus considérés comme fidèles à sa véritable apparence étaient en fait des autoportraits : les miraculeuses « images qui ne sont pas produites par la main de l’homme », ou acheiropoïètes (du grec acheiropoietos).

Cette croyance a émergé au VIIe siècle, et dériverait de la légende selon laquelle le Christ aurait guéri le roi Abgar d’Edesse, l’actuelle ville d’Urfa, en Turquie, grâce à une image miraculeuse de son visage, aujourd’hui connue sous le nom de Mandylion.

Une légende similaire, qui s’est répandue en Occident chrétien entre le XIe et le XIVe siècles, raconte comment, avant sa mort sur la Croix, Jésus aurait laissé la trace de son visage imprimée sur le voile de Sainte Véronique, une image connue sous le nom de volto santo, ou Sainte Face.

Le Christ couronné d’épines. Artist Antonello da Messina. The Friedsam Collection, Bequest of Michael Friedsam, 1931, Metropolitan Museum, New York

Ces deux images, et d’autres reliques similaires, forment la base des traditions iconiques sur la « véritable image » du Christ.

Du point de vue de l’histoire de l’art, ces artefacts sont venus renforcer l’image déjà standardisée d’un Christ barbu aux longs cheveux sombres.

À la Renaissance, les artistes européens ont commencé à combiner l’icône et le portrait, en faisant le Christ à leur image. Ce glissement s’est produit pour diverses raisons, qu’il s’agisse d’une identification aux souffrances du Seigneur sous son apparence humaine, ou du désir des artistes de mettre en scène leur propre pouvoir de création.

Antonello de Messine, peintre sicilien du XVe siècle, a par exemple exécuté de petites peintures de la Passion du Christ au même format que ses portraits de gens ordinaires, où le sujet est placé contre une colonne, sur un simple fond noir, avec l’inscription « Antonello de Messine m’a peint ».

Au XVIe siècle, l’Allemand Albrecht Dürer a brouillé les frontières entre la Sainte Face et sa propre image dans un célèbre autoportrait datant de 1500. Il y pose de face, à la manière d’une icône, sa barbe et sa longue chevelure rappelant celles du Christ. Le monogramme « AD » peut être interprété comme les initiales de l’auteur ou celles d’« anno domini », en l’an de grâce.

À l’image de qui ?

Ce phénomène n’est pas propre à l’Europe : des images de Jésus datant du XVIe ou du XVIIe siècles le représentent ainsi sous des traits éthiopiens ou indiens.

Néanmoins, la vision européenne d’un Christ à la peau claire a influencé d’autres parties du monde par le biais du commerce et de la colonisation.

‘L’Adoration des mages.’ Artist Andrea Mantegna. The J. Paul Getty Museum

L’Adoration des mages du peintre italien Andrea Mantegna, daté de 1505, représente trois mages bien distincts qui, selon la tradition contemporaine, viendraient d’Afrique, du Moyen-Orient et d’Asie. Ils offrent des objets précieux en porcelaine, agate et bronze, possessions onéreuses importées de Chine et des empires persan et ottoman

Toutefois, la peau claire et les yeux bleus de Jésus suggèrent qu’il n’est pas d’origine moyenne-orientale mais né en Europe. Et la fausse inscription en hébreu sur les manches et l’encolure de Marie n’est pas représentative du rapport compliqué des Chrétiens au Judaïsme de la Sainte Famille.

Dans l’Italie de Mantegna, les mythes antisémites prévalaient déjà au sein de la majorité chrétienne, et les Juifs étaient souvent relégués dans le ghetto des grandes villes.

Les artistes s’efforçaient de tenir Jésus et ses parents à distance de leur judéité. Même de petits attributs comme les oreilles percées – les boucles d’oreilles étaient associées aux femmes juives, et cesser d’en porter était signe d’une conversion au christianisme – symbolisaient parfois la transition vers le christianisme de Jésus.

Bien plus tard, les mouvements antisémites européens, y compris les Nazis, tenteraient de séparer totalement Jésus de son judaïsme en faveur d’un stéréotype aryen.

Le Jésus blanc à l’étranger

À mesure que les Européens colonisaient des terres de plus en plus éloignées, ils y apportaient leur Jésus blanc. Les missionnaires jésuites ont ainsi fondé des écoles de peinture qui apprenaient l’art chrétien européen aux nouveaux convertis.

Un petit retable de l’école de Giovanni Niccolò, le Jésuite italien qui a fondé le « Séminaire des peintres » à Kumamoto, au Japon, vers 1590, combine un autel japonais traditionnel, doré et incrusté de nacre, et une peinture représentant une Vierge à l’Enfant clairement blanche.

Dans l’Amérique latine coloniale – l’ « Amérique hispanique » des colons européens –, les images d’un Jésus blanc renforçaient le système de castes dans lequel les Européens blancs chrétiens occupaient le sommet de la hiérarchie, tandis que les personnes à la peau sombre, perçue comme un signe de métissage avec les indigènes, étaient considérées comme inférieures.

Le portrait de Sainte Rose de Lima, la première sainte catholique née en « Amérique hispanique », peint en 1695 par Nicolas Correa, représente son union symbolique avec un Christ blond à la peau claire.

L’héritage de l’apparence du Christ

Selon les chercheurs Edward J. Blum et Paul Harvey, dans les siècles qui ont suivi la colonisation européenne des Amériques, l’image d’un Christ blanc a associé le Seigneur à la logique impérialiste des colons, et servi à justifier l’oppression des peuples autochtones et des Afro-Américains.

Dans une Amérique multiraciale mais peu égalitaire, le Jésus blanc a été diffusé de façon disproportionnée dans les médias. Non seulement la Tête du Christ de Warner Sallman a-t-elle été largement diffusée, mais bon nombre des acteurs qui ont incarné Jésus à la télévision ou au cinéma étaient blancs aux yeux bleus.

Historiquement, les images de Jésus ont eu de nombreuses fonctions, depuis la représentation symbolique de son pouvoir jusqu’aux tentatives de saisir son apparence réelle. Mais ces images ont de l’importance et ceux qui les voient doivent avoir conscience de leur histoire complexe.

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