« Plus de la moitié de la population tutsi du Rwanda a été massacrée au vu et au su de tous, sans que la communauté internationale fût capable seulement de nommer l’horreur. Il s’agit du mal absolu : un génocide, une entreprise de destruction planifiée d’êtres humains, écrasés pour la simple raison qu’ils sont ce qu’ils sont », des Tutsis (1)…
Les Français ont vu à la télévision l’évacuation par les soldats français des ressortissants européens et des proches du dictateur Habyarimana… Après cet exode peu glorieux, la purification ethnique pouvait commencer, sans témoins espérait-on. Passé le choc provoqué par ces images, nous les émigrés rwandais fûmes envahis par une foule de questions. Toujours sans réponses.
Pourquoi vous, Occidentaux, avez-vous fui ? Et vous, les prêtres de Jésus-Christ, qu’avez-vous fui ? Souvenez-vous, à Kigali, les tueurs vous ont séparés des 17 jésuites rwandais, la plupart hutus, qu’ils ont mitraillés en votre présence. Si vous ne saviez pas grand-chose, que savaient les gouvernements qui ont décidé votre rapatriement ? Que pouvaient révéler ou cacher les dossiers de l’ambassade de France, soigneusement détruits à la broyeuse avant la fuite ?.
Pourquoi, juste avant le génocide des Tutsis, la France a-t-elle voté au Conseil de sécurité la résolution autorisant l’ONU à ramener à 300 hommes ses soldats au moment même où la France quittait le Rwanda ? Pourquoi, alors que le génocide des Tutsis était en train de se consommer, la France a-t-elle déployé un véritable forcing auprès du Conseil de sécurité de l’ONU pour obtenir de celui-ci un mandat spécial l’autorisant à « protéger les populations menacées, au besoin par les armes », alors qu’il était interdit aux casques bleus présents à Kigali d’utiliser leurs armes pour secourir les populations massacrées par les milices de la dictature ? Au fait, qui désignait-on sous le vocable de « populations menacées » ? Aux yeux de Paris, ce n’était ni les familles tutsi jetées dans les puits ou découpées à la machette ; ni celles des démocrates hutus victimes des mêmes tueurs. Mais alors, encore une fois, qui ?…
Pourquoi cet ostracisme sans cesse réitéré ? La France nous a exclus de Biarritz… Le FMI, au nom de son orthodoxie financière, pousse le génie du paradoxe jusqu’à nous réclamer 6,5 millions de dollars d’intérêts de la dette, avant de débloquer les aides qu’il fait par ailleurs miroiter… La France s’obstine à refuser de recevoir notre président et notre premier ministre… Durant l’année de célébration du cinquantenaire de la Libération de l’Europe de la barbarie nazie, entre le 6 avril et le 4 juillet 1994, un million de Rwandais sont morts. Ce qui est arrivé n’était pas le « suicide d’un peuple », comme l’a dit le président français. C’était un génocide planifié, et dont le projet était connu. Aussi bien par la France que par l’Eglise catholique du Rwanda.
Que dire quand vos hommes politiques nous somment d’oublier le génocide de notre peuple ? Il ne date que de quelques mois seulement. Certes nous allons nous réconcilier. Mais en aucun cas cette réconciliation ne peut être décrétée. Les crimes ne doivent jamais être oubliés. Ils doivent être châtiés, pour ensuite, être… pardonnés. Les assassins « malgré eux » peuvent espérer ce pardon, mais à la condition qu’ils reconnaissent leurs crimes. Chacun de nous a besoin de justice, pour ensuite envisager la réconciliation.
émigré rwandais
(1) Rappelant cette phrase de Rony Brauman, dans son ouvrage « Un génocide en direct », Emmanuel Seruvumba, Rwandais appartenant à la communauté tutsi, venu adolescent en France après l’assassinat de plusieurs membres de sa famille et de son village, lors d’un massacre raciste perpétré au cours des années soixante, livre ici les sentiments et les questions qui agitent la diaspora rwandaise dispersée en Europe et ailleurs. Lui-même a perdu un oncle et plusieurs cousins lors des carnages d’avril-juin derniers.
EMMANUEL SERUVUMBA
humanité: article paru le 8 février 1995