Des Rwandais soupçonnés de crimes contre l’humanité lors du génocide de 1994 vivent en France en toute impunité. Un enseignant de Reims marié à une Rwandaise consacre sa vie à tenter de déférer devant les tribunaux ces tueurs présumés. Malgré les étranges lenteurs de la justice

Lorsqu’il y a trente et un ans Alain Gauthier, professeur de français, s’est marié avec la splendide Dafroza, il ne se doutait pas qu’il allait aussi épouser la pire horreur de la fin du XXe siècle : le génocide des Tutsis du Rwanda. Il avait rencontrée cette jeune Tutsie à Butare, quand il servait dans la coopération. Sans doute n’imaginait-il pas alors que la maison de Reims où ils vivent avec leurs enfants allait devenir l’un des épicentres de la traque aux tueurs. Ceux qui, en 1994, pendant trois mois, ont exterminé artisanalement, mais méthodiquement, souvent à la machette, 800 000 personnes, en écrasante majorité tutsies.
Français ordinaire, Alain Gauthier s’est retrouvé confronté à l’Histoire. «Trop grande pour moi», soupire-t-il. Car cet homme de 60 ans, originaire d’une modeste famille d’artisans du fond de l’Ardèche, ne pouvait pas non plus savoir que ces tueurs vivraient à nos portes, en France, et que sa propre patrie, «le pays des droits de l’homme», serait accusée de complicité dans le génocide au Rwanda. Pis, qu’elle accueillerait, parfois à bras ouverts, les massacreurs.
«Les tueurs sont parmi nous», s’exclame le professeur. Il a même eu dans l’établissement où il enseigne le fils d’un génocidaire présumé. «Ici, à Reims ! Ils vont m’égorger», s’écrie Dafroza dans un rire forcé. Sur la table du petit salon, on partage simplement une pizza achetée au restaurant du coin. Le temps compte. Leurs heures libres, Alain et Dafroza les consacrent aux suppliciés dont les âmes flottent dans la maison, pèsent sur toutes les conversations et dans les silences. Une partie de leurs revenus est ainsi engloutie dans cette recherche obstinée de justice.

L’extermination en marche
Alain Gauthier le reconnaît : sa femme et lui sont obsédés, hantés par ce génocide. «Pas une journée sans en parler. Le vide s’est fait autour de nous.» Alain se relève la nuit pour prendre des notes, relire un dossier. Les boîtes en carton sont alignées sur les étagères du bureau. Dans les classeurs, dans le disque dur de l’ordinateur est consigné l’inimaginable. Ces femmes violées, brûlées vivantes avec leurs enfants, les hommes découpés à la machette. Mais il y a aussi la liste des tueurs qui ont si longtemps pu vivre tranquillement parmi nous. Jusqu’à ce qu’Alain et Dafroza Gauthier créent avec des amis une association d’utilité publique, le Collectif des Parties civiles pour le Rwanda (CPCR). Le CPCR a déjà porté plainte pour génocide, crimes contre l’humanité, complicité de génocide contre près d’une quinzaine de Rwandais vivant en France. Le cas le plus symbolique : Agathe Habyarimana, la veuve du président rwandais. Mais il y a aussi Calfate Mbarushimana, résidant à Paris, secrétaire exécutif des Forces démocratiques pour la Libération du Rwanda – qui sévissent toujours à l’est du Congo, où elles pillent, violent, tuent. Le père Wenceslas Munyeshyaka, ancien curé de Sainte-Famille de Kigali, accusé par le Tribunal pénal international pour le Rwanda d’avoir organisé plusieurs massacres et tué de ses propres mains des Tutsis réfugiés dans sa paroisse, qui vit à Gisors, en Normandie, protégé par l’évêché de la région. Ou encore cet infirmier réfugié à Lille soupçonné d’avoir participé au carnage de Butare (Sud). «Mais ils sont encore des dizaines à vivre en France. Ici, ils se sentent à l’abri», estime Alain. Et dans le petit carnet qui ne la quitte jamais, Dafroza a noté les noms d’autres génocidaires à poursuivre.


Tout a commencé en mars 1994. Comme chaque année, Dafroza part en vacances au Rwanda visiter sa famille. Mais 1994 n’est pas une année comme les autres. Les massacres ont commencé. Dafroza comprend vite que, cette fois, il ne s’agit pas de l’un de ces pogroms ordinaires qui ensanglantent l’histoire du Rwanda. Comme lorsqu’elle devait se cacher sous son lit d’enfant. L’extermination est en marche. Dafroza sent que quelque chose de terrible arrive, et que la paroisse où elle doit se réfugier avec sa famille pour dormir ne suffira pas à les protéger. «Je suis rentrée d’ur gence en France», se souvient-elle. Elle a tout raconté à Alain, qui a alerté du drame en cours les plus hautes autorités, le président François Mitterrand lui-même. Des lettres restées sans réponse. Aujourd’hui, assise sur le canapé du salon, Dafroza compte sur les doigts d’une seule de ses fines mains les rares survivants parmi les dizaines de personnes de sa famille élargie : «Tout ceux qui étaient avec moi à Kigali ont été tués. Aucun survivant dans h famille de ma mère. Une tante, un cousin…»

«Du beau travail»
En 2001, après avoir assisté au procès de quatre génocidaires en Belgique, Alain et Dafroza ont compris qu’ils pouvaient agir. C’est alors qu’ils ont lancé le CPCR. Immense, le travail prend des mois, voire des années. D’abord, grâce à leurs réseaux dans la communauté rwandaise, le couple tente de repérer les tueurs qui vivent dans notre pays et ont parfois changé d’état civil, pris des noms français. Ensuite, il leur faut rassembler les témoignages des rescapés. Certains vivent dans l’Hexagone, d’autres au Rwanda. Dafroza et Alain retournent y passer toutes leurs vacances pour retrouver des témoins. Puis, avec l’aide d’avocats, le CPCR porte plainte auprès d’un juge d’instruction, se constitue partie civile. Parfois le juge exige le dépôt d’une consignation : plusieurs milliers d’euros qui assèchent les finances d’une association qui survit grâce à des dons (1). «Nous faisons k travail de la police et du parquet. C’est aux victimes d’apporter les preuves sur un plateau à la justice, qui ne fait rien. On se heurte à des murs», estime Alain Gauthier. La France a même été condamnée en juin 2004 par la Cour européenne des Droits de l’Homme pour la lenteur des procédures dans le procès d’un présumé génocidaire.
A Paris, dans son bureau du 34, quai des Orfèvres, François Cordier, procureur adjoint du parquet de Paris, fait visiblement ce qu’il peut. Il a été spécifiquement chargé de ces affaires. Elles lui tiennent à coeur : «Les victimes du génocide ont droit à la vérité, à la justice. Mais, ajoute-t-il, face à des accusations aussi graves, il faut être prudent.» Il le reconnaît, Alain et Dafroza Gauthier «font du beau travail». Celui de la justice ? Silence. Par efficacité, les dossiers sur les Rwandais soupçonnés ont fini par être centralisés à Paris. Pas à l’initiative du ministère de la Justice, mais par un arrêt de la Cour de Cassation de juin 2001. Deux autres magistrats du parquet enquêtent sur ces affaires franco-rwandaises, l’un à plein temps, l’autre à temps partiel.
«Nous nous heurtons à de sérieuses difficultés techniques», explique François Cordier. Outre les questions de traduction, les dossiers transmis par le Tribunal pénal international pour le Rwanda d’Arusha ont été instruits selon des procédures différentes du droit français. Tout est à adapter. Et la rupture des relations diplomatiques entre la France et le Rwanda accroît les difficultés. Les magistrats français refusent aussi les demandes d’extradition présentées par le Rwanda, arguant, non sans raisons, que ce pays n’offre pas les garanties d’un procès équitable. Quant aux plaintes déposées par l’association des Gauthier, «elles s’appuient souvent sur des éléments fragmentaires», estime le procureur. Mais, après avoir détaillé les difficultés techniques, il admet qu’«il faudrait faire ce qu’ont fait les Belges». La Belgique a formé un pôle d’enquêteurs et de magistrats spécialisés pour ces crimes contre l’humanité. Résultat : des procès ont eu lieu, des condamnations sont tombées sur les génocidaires. Des criminels rwandais ont aussi été jugés au Canada, en Suisse, aux Pays-Bas (2). En France, les juges d’instruction qui traitent les dossiers du Rwanda – ils sont quatre aujourd’hui – n’ont pas été déchargés des autres affaires. Ils naviguent entre crimes contre l’humanité et vols de scooters. Et, quinze ans après le génocide, aucun procès ne s’est encore ouvert.
En décembre 2008, les avocats du CPCR, Mes Laval et Dechaumet, Foreman et Morin, ont adressé une lettre ouverte à la ministre de la Justice de l’époque pour dénoncer «le manque de moyens, qui condamne les juges à l’impuissance, les victimes au désarroi et qui hisse les auteurs présumés de génocide vivre en France en totale impunité». Pas de réponse de Rachida Dati. En mai 2008, le procureur et le président du tribunal de grande instance de Paris avaient déjà écrit à la garde des Sceaux pour réclamer des moyens supplémentaires. Sans effet. Pis, peut-être, l’ex-ministre de la Justice, qui s’est revendiquée plusieurs fois publiquement comme «la chef des procureurs», n’a donné aucune instruction générale au ministère public, et encore moins d’instructions écrites précises pour faire engager des poursuites dans ces affaires, comme le permet l’article 30 du Code de Procédure pénale.

Le processus bloqué
Même le ministère français des Affaires étrangères s’en est mêlé. Car l’inaction de la justice française contre les présumés génocidaires fait partie du contentieux avec le Rwanda. En avril 2008, Bernard Kouchner avait lui aussi écrit à Rachida Dati pour demander la création d’un «pôle crimes de guerre». «Sans succès», se désole-t-on au Quai- d’Orsay Pourtant le rapport du recteur Serge Guinchard, remis en juin 2008 à la ministre de la Justice, recommande la mise en place d’une juridiction spécialisée dans les crimes contre l’humanité. Le ministère de la Justice, qui semble plus préoccupé par la chasse aux petits délinquants, a commandé un audit. Sans suite. Son porte-parole, Guillaume Didier, insiste sur «la volonté de la France de coopérer pkinement avec Injustice internationale». Il rappelle tous les obstacles juridiques, techniques, politiques. Mais il peine à expliquer pourquoi son ministère ne donne pas les moyens à la justice et à la police de poursuivre en France les personnes soupçonnées de génocide.
Dans son cabinet de l’avenue de l’Opéra, où il travaille à perte sur ces dossiers, comme tous les avocats du CPCR, Me Michel Laval avance une explication : «En France, de puissantes forces, dans le monde politique, de droite comme de gauche, dans l’armée, dans les milieux religieux, des fractions d’institutions compromises dans le génocide convergent pour bloquer le processus judicaire.» Les génocidaires peuvent dormir tranquilles. La nuit, Dafroza admet qu’elle fait parfois des rêves de vengeance. Le jour, pour la justice, elle prend des notes dans son petit carnet.

(1)Collectif des Parties civiles pour 1e Rwanda, 61, avenue Jean-Jaurès, 51100 Reims (coEectifpartiescivilesrwanda.fr).
(2)N°2 de la revue « XXI » : « Rwanda,sur la piste des tueurs ».
Jean-Baptiste Naudet
Le Nouvel Observateur
Posté par rwandaises.com