Les commémorations publiques des désastres extrêmes sont des rites toujours cruels pour les individus car elles réveillent la douleur des souvenirs tragiques. Les pouvoirs, organisateurs des cérémonies commémoratives, mettent en scène un travail de deuil collectif et une histoire officielle de la tragédie. Une histoire comparative de ces commémorations montrerait comment les autorités instrumentalisent les formes et les messages des cérémonies en fonction de leurs projets politiques. Les commémorations du génocide au Rwanda sont analysées dans cette perspective.
Plan
Texte intégral
1Les commémorations publiques des désastres extrêmes, ravivant le souvenir des souffrances endurées, sont des rites fatalement cruels. Mais, à la douleur des souvenirs tragiques, les cérémonies commémoratives ajoutent les effets de leur propre violence symbolique, une violence dont la gravité et les formes diffèrent selon les cas mais qui peut, elle aussi, se révéler extrême. Il suffit de rappeler un ensemble de traits généraux, inhérents à de telles commémorations, pour comprendre qu’elles ne peuvent faire l’économie de cette violence.
- 1 Je n’envisage pas de procéder à cette démarche comparative, mais je renvoie seulement aux travaux q(…)
2La cérémonie commémorative, organisée par les pouvoirs, procède d’un inévitable rapport de force : d’abord parce qu’elle capte les paroles muettes des victimes pour leur donner un sens façonné par des finalités actuelles, ensuite parce qu’elle s’empare du deuil privé des survivants et le transforme en deuil collectif au nom de considérations qui sont formées en dehors d’eux. Sur ce dernier point, la violence symbolique exercée à l’encontre des individus endeuillés peut être tempérée par des formes et des discours qui respectent leurs souhaits et qui, tout au moins, ne briment pas leur propre travail de deuil. En outre, la commémoration figure le désastre en construisant une histoire officielle qui tend à interdire, supplanter ou refouler, selon les situations, une connaissance libre et plurielle de ce qui s’est passé. C’est pourquoi la mémorisation, ritualisée par la commémoration publique, est sélective : elle ne retient que certaines victimes, ou encore les hiérarchise, ce qui revient à exercer symboliquement une violence supplémentaire à l’égard des victimes exclues ou marginalisées. De fait, le pouvoir commémorateur effectue une récupération idéologique du désastre, en instrumentalise la représentation au profit de ses projets politiques. Une histoire comparative des commémorations des désastres extrêmes au xxe siècle (et sans doute à des périodes précédentes) mettrait en lumière comment chacune d’entre elles institue spécifiquement ces traits qui leur sont communs : par la diversité de leurs formes, de leurs messages, de la façon dont elles se composent avec l’environnement mental et politique, par la plus ou moins grande intensité de la violence symbolique qu’elles imposent aux individus1.
L’État face au deuil des survivants
3La guerre civile, qui commença au Rwanda en octobre 1990, demeura quasiment ignorée des médias internationaux jusqu’au génocide d’une partie de la population, les Rwandais tutsis, perpétré d’avril à juin 19942. La victoire, en juillet 1994, du Front patriotique rwandais (fpr) mit fin au génocide et à la guerre3. Début 1994, le pays comptait sept millions et demi d’habitants, le nombre des victimes du génocide et de la guerre a été estimé à un million et celui des réfugiés dans les pays limitrophes à deux millions. C’est chiffrer l’ampleur du désastre, ce n’est pas dire les deuils accablants, les haines, les angoisses qui ont investi la société rwandaise et que les commémorations ravivent.
4La première commémoration nationale avait été précédée par des cérémonies locales d’inhumation, encadrées par des responsables religieux ou par des autorités administratives. Ces cérémonies révélèrent les divergences entre l’Église catholique et le pouvoir sur le sens à donner aux formes collectives du travail de deuil et du travail de mémoire qui devaient être entrepris. En dehors du fpr et de son armée victorieuse, l’Église était, à la fin de la guerre, la seule institution demeurant encore organisée. Une Église décimée – des prêtres tutsis, très peu avaient survécu, de nombreux prêtres hutus avaient choisi l’exil –, une Église accusée de collusion avec les auteurs du génocide – et dont de nombreux édifices avaient été un piège mortel pour les Tutsis qui avaient tenté de s’y abriter –, mais une Église qui conservait encore ses réseaux, son influence, ses bâtiments.
- 4 Le fait que le Rwanda fut jonché de morts incita les photographes de presse à développer une esthét(…)
5Les formes d’inhumation furent liées aux circonstances des massacres. Il y eut des tueries massives lorsque les victimes avaient été regroupées dans certains lieux, églises, bâtiments administratifs, paroisses, écoles. Selon les cas, les cadavres furent enterrés, ou encore le lieu du massacre resta tel quel. Les bourreaux procédèrent aussi, en ville et sur les collines, à des exécutions dispersées. Souvent, dans les habitations des victimes, les corps étaient laissés sur place ou jetés dans les fosses septiques. Des petits groupes en fuite furent tués au bord des routes, dans les champs, ils étaient parfois sommairement enterrés4.
- 5 Diocèse de Butare, Publications pour la relance des activités pastorales, Document no 2 : « Proposi(…)
- 6 Ibid., document no 3, 12 décembre 1994.
6Tout d’abord, ce furent des prêtres qui, peu après la fin de la guerre, prirent l’initiative d’inhumer religieusement et collectivement les corps dispersés sur les collines. L’accomplissement de ces cérémonies a été parfois explicitement lié au travail de deuil et de mémoire. Ainsi, dans le diocèse de Butare, la commission pour la relance des activités pastorales recommandait-elle de « dresser, dans chaque communauté [n.d.a. : il s’agit des communautés chrétiennes, non des communautés ethniques], une “liste de nos morts” [les guillemets sont dans le texte] pour lesquels chaque communauté peut prévoir un “monument” et une date spéciale de commémoration, pour marquer le lien avec nos morts et la communion des Saints »5. Dans l’esprit des rédacteurs de ce texte, le deuil public devrait concerner les victimes tutsies et les victimes hutues du génocide et de la guerre. Les rédacteurs ne l’ignoraient pas, leur conception d’un travail de deuil allait très au-delà des ressentiments intensément vécus par des populations traumatisées : ils demandaient que, dans leur proximité de voisinage, les habitants de tel ou tel quartier ou colline, de telle ou telle paroisse, reconnaissent publiquement la souffrance de chaque groupe. « Ce deuil sera sans doute le plus rude, car c’est le renoncement au penchant naturel à la vengeance et à la répulsion devant l’assassin des miens. Il faudra y mettre le temps qu’il faut (une éternité !), mais il faudra bien y parvenir […] »6.
- 7 Kinyamateka, 6 avril 1995, reproduit dans Le Soir, 6 avril 1995.
7Quelques mois plus tard, les autorités commencèrent à faire ouvrir des charniers et déterrer les ossements des victimes pour les inhumer dans des lieux choisis pour la circonstance. Les discours prononcés durant les cérémonies étaient radiodiffusés. Ce furent souvent des moments où la violence verbale l’emporta sur le deuil, des officiels stigmatisant les Hutus en bloc, ou des rescapés accusant publiquement tel ou tel assistant hutu à la cérémonie d’avoir participé au génocide. Un prêtre, André Sibomana, rédacteur en chef de Kinyamateka, ne manqua pas de relever le caractère violent de ces cérémonies. Il écrivait dans un éditorial du 6 avril 1995 : « Que peut-on faire pour que plus jamais cela ne se reproduise ? Au lieu de cette réflexion, la commémoration et l’inhumation des restes des victimes vont de pair avec l’incitation à la haine et à la vengeance »7.
- 8 J’emprunte cette expression à Stéphane Audoin-Rouzeau.
8Ainsi, peu de temps après le génocide, les inhumations organisées par des acteurs locaux (représentants du clergé, rescapés, autorités préfectorales) devinrent-elles l’objet de conflits entre deux logiques, l’une politique, celle de la « raison d’État », l’autre affective, celle des communautés constituées en « cercles de deuil »8. L’État imposa rapidement ses seules liturgies, et parfois même ordonna des exhumations là où des enterrements accompagnés de cérémonies avaient déjà eu lieu. Ainsi l’autorité étatique s’opposa-t-elle aux initiatives des communautés locales et ne laissa plus aux rescapés, qui avaient identifié le corps d’un parent, le libre choix de leur sépulture. Mais les responsables politiques allèrent beaucoup plus loin lorsqu’ils décidèrent, pour la seconde commémoration du génocide, en 1996, d’associer leur politique de la mémoire à l’exposition publique des cadavres : le choix d’une telle mise en scène transgressait de façon inouïe les rapports traditionnels aux morts.
Les traditions funéraires rwandaises
9Ce furent la colonisation et la christianisation du Rwanda qui introduisirent l’usage des cimetières. En effet, la culture rwandaise précoloniale, à l’exception des funérailles royales, environnées de longs rituels très élaborés, ne s’intéressait pas aux cadavres. Les corps, enveloppés dans une natte, étaient immédiatement après le décès soit portés et abandonnés dans la forêt, soit ensevelis près de l’habitation et, dans ce dernier cas, aucun signe ne marquait le lieu de l’inhumation : ni tombe, ni cérémonies9. Sur les collines, dans le monde paysan, la pratique d’enterrer les corps dans le domaine familial a d’ailleurs persisté jusqu’à nos jours. Les anciens Rwandais, s’ils ne fétichisaient en aucune façon la dépouille de leurs morts, ne les oubliaient pas pour autant. Le peu d’attention accordé au cadavre tenait essentiellement au fait que si la personne décédée avait physiquement disparu, elle continuait à exister dans le monde ancestral, un monde qui ne cessait de faire peser ses déterminations sur celui des vivants. C’est pourquoi le nom des parents disparus était intimement lié au culte des ancêtres, dont les procédures conservaient la mémoire des liens généalogiques entre les défunts et les vivants. Les Rwandais authentiquement christianisés10, qui ne pratiquaient plus les rites traditionnels, n’avaient cependant pas été influencés par le décorum funéraire occidental. En témoignent les cimetières auxquels n’est apporté aucun soin particulier et qui ne comportent que des croix de bois. Une attitude bien différente de celle qui consiste, par exemple en certaines régions de l’Afrique de l’Ouest, à exposer le cadavre somptueusement paré de même qu’à construire des tombeaux monumentaux.
- 11 La quête des corps disparus et la demande de rapatriement des corps dans les caveaux familiaux fure(…)
- 12 Deux des femmes, rencontrées par les reporters, ont choisi d’être photographiées, l’une devant la t(…)
10Synthétisant cette attitude, un interlocuteur rwandais nous disait : « Les Rwandais ont horreur des cadavres. » En temps ordinaire, la simplicité des pratiques d’inhumation ne faisait pas obstacle au travail de deuil car on savait comment la mort s’était produite et ce qu’était devenu le corps. Mais les rescapés du génocide eurent à éprouver un surcroît de souffrance : ignorer où se trouvaient les corps de leurs disparus. Beaucoup les recherchèrent11. Quand une fosse était ouverte dans un endroit où ils pensaient que les leurs avaient été massacrés, ils espéraient reconnaître quelque signe d’identification, un morceau de vêtement par exemple. D’autres tentaient de savoir auprès des voisins hutus où les corps avaient été enterrés. Des Rwandais, vivant à l’étranger, vinrent eux aussi chercher les restes de leur famille avec l’aide de témoins hutus. Enquêtes douloureuses et difficiles car les témoins, s’ils savaient quelque chose, craignant l’accusation d’avoir participé à la tuerie, redoutaient de parler. Néanmoins, cela nous fut raconté, certains purent localiser les corps. Parfois, les cadavres furent découverts là où les assassins les avaient tués ou jetés. Le profond espoir des survivants était de donner une sépulture à leurs disparus, très peu d’entre eux le réalisèrent12.
- 13 J. R., entretien à Butare, 25 octobre 1995.
11Cette recherche acharnée des corps n’était pas contradictoire avec la non-fétichisation coutumière du cadavre. Elle possédait une signification existentielle : la volonté de restituer aux défunts leur dignité humaine, dignité que les instigateurs et les exécutants du génocide avaient déniée tant par leur propagande que par la cruauté des souffrances qu’ils avaient infligées aux victimes. Ainsi, un survivant qui avait découvert les restes de sa famille et organisait leur inhumation : « Avec des amis et des connaissances, on va les transférer dans leur propriété et les enterrer là. Parce que l’on se dit qu’il est significatif de le faire. Ce sont nos parents. On les a tués, pourchassés comme du gibier, on les a enterrés comme des chiens. Il faut leur rendre leur dignité »13. Pour les autres endeuillés, ne put être apaisée cette souffrance qu’exprimait la veuve de Joseph Kavaruganda, un magistrat hutu – il était Président de la Cour de cassation et de la Cour constitutionnelle – assassiné le 7 avril 1994 : « Beaucoup d’entre nous, comme moi-même, n’avons même pas eu le droit à la dépouille de nos morts jusqu’à aujourd’hui pour honorer, au moins, leur mémoire et – vous le savez bien – quand on retrouve le corps, ce n’est qu’un demi-mort. Sinon on est perdu définitivement » (Kavaruganda 1996)
La violence d’État contre les cercles de deuil
12La commémoration de 1996 opéra une rupture symbolique radicale avec les attitudes habituelles à l’égard des cadavres. Cette rupture avait été précédée par des pratiques publiques d’inhumation qui suscitèrent des réactions notamment de la part de certains milieux religieux, ainsi qu’en témoigne un texte édité, en 1995, par la Commission pour la relance des activités pastorales (crap) du diocèse de Butare.
- 14 Diocèse de Butare, Publications pour la relance des activités pastorales, Document no 2 : « Proposi(…)
- 15 Diocèse de Butare, ibid., Document no 11 : « Travail de deuil. Inhumation en dignité dans le contex(…)
13Cette Commission avait, dès septembre 1994, incité les communautés chrétiennes à entretenir les fosses communes et prévoir des « monuments », car « pour guérir du mal, il faut en parler et le mettre en lumière et non l’occulter comme cela a eu lieu dans le passé »14. Un an plus tard, la Commission constatait que les fosses, se trouvant sur des terrains paroissiaux, avaient été entretenues et que des pierres tombales commençaient à être installées. Cependant, les rédacteurs regrettaient, qu’en certaines localités, les populations aient eu peur de parler : « On continue à cacher des endroits où furent ensevelies des victimes du génocide et des autres massacres. Ce refus d’indiquer ces lieux relève de la peur des représailles de la part des rescapés du génocide ou des forces de l’ordre15 ». La pastorale du deuil, telle que l’entendait la Commission, devait comprendre toutes les victimes, les victimes du génocide mais aussi les victimes tuées par l’armée du fpr, à titre de vengeance. Ces massacres, dénoncés par des observateurs et des religieux étrangers ainsi que par des Rwandais, étaient violemment niés par le fpr si bien que leur évocation faisait l’objet d’un tabou qu’il était dangereux de transgresser. Inciter à révéler l’emplacement des charniers contenant les restes de ces victimes pour en faire des sépultures consacrées, c’était opposer de front l’impératif religieux au calcul politique, c’était aussi vouloir que le travail de vérité soit total et n’exclut aucune catégorie de victimes. Les auteurs n’ignoraient évidemment pas que la mention « des autres massacres », aussi allusive fût-elle, violait la loi du silence, ils ne lui donnèrent pas d’autre développement, comme si cette mention n’avait de sens que pour les communautés chrétiennes. Par contre, ils se montrèrent autrement plus explicites à l’égard des pratiques gouvernementales.
14Les critiques de la politique menée par le gouvernement durant l’année 1995 en matière d’inhumations locales des victimes du génocide sont résumées en une phrase : « L’horreur ne justifie pas l’horreur en retour. » Le texte procède à une description réaliste des inhumations. Le projet gouvernemental est, rappelle-t-il, d’ensevelir les morts en des emplacements qui deviendront des lieux du souvenir. Pour cela, sont rassemblés les restes découverts en divers endroits et déterrés les cadavres des fosses communes. L’ouverture de celles-ci et l’exhumation des corps créent des moments terribles. « Le procédé fait choc et fait frémir. Dans certaines régions, on a pu déterrer plus de 20 000 personnes à la fois. […] Une atmosphère de jugement dernier plane lorsque les vivants se trouvent face à ces masses de squelettes et de crânes qui nous donnent mauvaise conscience. » De tels spectacles sont effroyables, mais les rédacteurs leur reconnaissent un but immédiat : « Ce procédé, sans pudeur, on le sent, vise à dévoiler ce que les assassins de la mémoire et tous les fossoyeurs de la vérité tentent vainement de faire oublier chez nous ou à l’étranger. » Il reste que les autorités détruisent ce que le travail de vérité aurait pu avoir de positif : parce qu’à la violence passée, elles ajoutent de nouvelles violences.
15Les exhumations sont ordonnées même si des cérémonies funéraires avaient déjà eu lieu : le travail de deuil déjà commencé se voit donc purement et simplement ignoré, de même ne sont pas respectés « les cheminements déjà accomplis par la population ». Elles sont pratiquées par des prisonniers et par la population, que celle-ci soit ou non d’accord : « L’usage de la contrainte pour exécuter ces déterrements et transports des corps n’est pas mesure rare. » Il n’y a pas de précautions prises qui indiqueraient le souci de respecter les restes des victimes : les squelettes sont traînés par les excavateurs « comme un fagot de bois derrière soi ». Ces opérations suscitent un climat de vengeance plus qu’une demande de justice. « Certains rescapés du génocide y trouvent occasion pour prononcer des paroles dures, “bons de colère” adressés aux présumés coupables. »
16En septembre 1994, lorsqu’elle appelait à l’organisation de cérémonies funéraires, le collectif de relance des activités pastorales de Butare exprimait essentiellement la nécessité de commencer un travail de deuil. Un an plus tard, elle ajoute que de telles cérémonies participent aux « mesures de “Reconstruction-Réconciliation” de notre pays », reconnaît et loue « l’intention pédagogique de ces cérémonies officielles d’inhumations collectives ». Mais le texte affirme, sans ambiguïté, l’échec d’une pédagogie basée sur l’usage de la force : « Vu que ces cérémonies sont des moments de vérité où le peuple accepte son histoire et l’assume pour l’avenir, le recours à la violence pour les préparer sape certainement l’atteinte de ce but. »
- 16 Les circonscriptions territoriales du Rwanda sont les préfectures et les communes, ces dernières ét(…)
17Que propose le collectif de Butare ? Les rédacteurs rappellent qu’il y a eu polémique entre partisans et adversaires du déterrement mais pensent qu’elle doit être dépassée. Lorsque des fosses communes existent déjà dans des terrains paroissiaux ou communaux, le déterrement ne s’impose pas mais il faut ériger des pierres tombales. Dans certains cas, lorsque les corps ont été jetés dans des lieux insalubres, ou lorsque les fosses sont éparpillées, il faut rassembler les morts dans une sépulture qui, au niveau de la cellule ou du secteur16, sera le lieu du souvenir. L’essentiel est de construire une concertation, secteur par secteur, entre les autorités et toute la population, car « le respect dû aux morts incombe à chaque citoyen ». La « thérapie collective », que devraient réaliser les cérémonies officielles, exclut en fait toutes les formes de violence imposées, autoritairement, par des responsables politiques qui ne jugent pas nécessaire de « descendre sur le terrain ». Enfin, les cérémonies commémoratives ne devraient pas être purement laïques et devraient comporter, comme à Kigali le 7 avril 1995, un rituel spécial, prévoyant des formes de célébration œcuménique.
- 17 Entretien avec N. L., Butare, 31 octobre 1995.
18Pour les survivants du génocide, les inhumations collectives, entreprises par l’Église ou par les autorités, pouvaient aider au travail de deuil lorsqu’ils arrivaient à établir un lien entre les morts retrouvés et leurs propres disparus. Un survivant en témoignait : « J’ai essayé de chercher le corps de ma femme, des enfants, mais je n’ai pas réussi. Dernièrement, on a fait un enterrement de tous les restes des gens qui habitaient à Ngoma. Parce que ma femme a été massacrée à Ngoma, dans sa famille, avec ses parents, ses frères et ses sœurs, j’ai supposé que ma femme était enterrée parmi les autres. De toute la famille, on n’a pu retrouver qu’une petite fille, un parent rescapé avait reconnu les habits qu’elle portait ce jour-là. On l’a mise dans un cercueil. Il y a beaucoup d’os, de crânes, on ne peut pas s’en sortir, on les met dans des bâches en plastique, on les enterre. On a creusé des grands trous, on y a déposé tous les corps, à peu près 4 100 personnes : on avait compté les crânes. On les a enterrés, on a mis des croix »17.
Le voyeurisme du cadavre
19Le nouveau régime engagea une lutte ouverte contre l’influence d’une Église catholique dont la puissance n’avait fait que grandir depuis les années 1920. En même temps que les autorités politiques dénonçaient les compromissions bien réelles de la haute hiérarchie de l’Église avec le pouvoir avant avril 1994, qu’elles stigmatisaient l’attitude de nombreux ecclésiastiques refusant d’admettre qu’il y avait eu, parmi eux, des acteurs du génocide, elles entendaient que l’Église reconnaisse sa culpabilité et fasse publiquement preuve de repentir. Dans ce contexte d’affrontement, la commémoration du génocide constituait un enjeu symbolique crucial. Aussi, durant l’année 1995, avec ou sans l’assentiment des religieux, le pouvoir avait-il entièrement repris l’initiative des cérémonies locales d’inhumation collectives. Par ailleurs, le 1er novembre 1995, jour de la Toussaint, jusqu’alors férié, fut déclaré jour ordinaire.
- 18 Il s’agit de Philip Gourevitch (1998) dont les reportages au Rwanda ont été rassemblés dans un ouvr(…)
- 19 « To spread the gospel of reconciliation through accountability » (Gourevitch 1998 : 250, 2002 : 28(…)
- 20 P. Gourevitch (2002 : 282). La cérémonie décrite se déroulait dans la préfecture de Gisenyi, durant(…)
20Un journaliste américain qui, en 1995, eut des entretiens avec des responsables du fpr, rapporte que, pour ces derniers, les cérémonies d’inhumation devaient constituer des moments d’exhortation au repentir, repentir sans lequel aucune réconciliation ne pourrait avoir lieu18. Selon ce journaliste, les cérémonies devenaient une tribune où ce message politique prenait le pas sur le deuil et sur l’accompagnement religieux de l’assistance : « […] Les membres du nouveau gouvernement sillonnaient maintenant le pays pour répandre l’évangile de la réconciliation par l’aveu de responsabilité dans le génocide »19. Le vocabulaire de l’auteur suggère la volonté de donner aux actes commémoratifs le sens d’une religion laïque, intention que confirme la description d’une cérémonie à laquelle il a assisté20. « […] On dépouilla le tapis d’herbe tendre pour faire apparaître un charnier. On en retira les corps brisés et on les étendit sur un long présentoir. Convoqués par les chefs de leurs villages, les paysans des alentours étaient venus assister à la scène, et sentir l’odeur de la mort, tandis que le président Bizimungu arrivait avec une demi-douzaine de ministres et de nombreuses autres personnalités. Des soldats distribuèrent des gants en plastique transparent aux villageois et leur firent ranger les débris de cadavres dans des cercueils et emballer le reste dans de grandes feuilles de plastique vert. Puis il y eut des discours et des bénédictions. Un soldat m’expliqua que, dans son allocution, le président avait demandé aux paysans où ils se trouvaient lorsque ces morts avaient été tués dans leurs villages, puis ils les avaient exhortés au repentir. Après quoi les morts furent placés dans de nouvelles fosses communes et recouverts à nouveau de terre. »
21Ce reportage confirme les observations de la Commission de relance des activités pastorales sur le parti de l’horreur choisi par les autorités. Dans un pays où la tradition n’avait rien construit sur la dépouille charnelle des défunts – ni attention donnée au cadavre, ni souvenir du corps conservé par une construction –, où seule importait la conservation du nom des disparus, garants de l’unité généalogique des vivants, l’exposition des cadavres mettait les assistants dans une situation qui excluait la possibilité de donner à la mort une signification humaine. La cérémonie, précisément par le choc de l’horreur, cet état de peur immense où tous les liens affectifs rassurants sont rompus, rendait à nouveau présente la dimension d’inhumanité du génocide. De plus, le discours officiel, tenant pour acquise la culpabilité collective des assistants hutus, signifiait, pour ceux qui l’entendaient, non pas le sentiment de culpabilité métaphysique que certains religieux tentaient de faire partager et de lier à l’expression du repentir, mais la menace que tout Hutu risquait d’être accusé de participation criminelle au génocide.
- 21 Ces chiffres ont été donnés par un membre de la Commission Mémorial du génocide et des massacres au(…)
22La commémoration nationale de 1996 maintint l’esprit des cérémonies d’inhumations collectives conduites localement par les autorités. D’immenses charniers, qui dissimulaient des milliers de cadavres, venaient d’être mis à jour, à Murambi, dans la préfecture de Gikongoro. Vingt-sept mille cadavres furent déterrés pour être réinhumés et mille huit cent soixante-quatre furent exposés dans les classes d’une ancienne école technique, posés sur des claies en bois et sur des bâches au sol21. Un rescapé raconta comment les Tutsis avaient été traîtreusement rassemblés dans le site de l’école et massacrés. Puis, en les montrant du doigt, il accusa des gens, qui étaient dans la foule, d’avoir tué. Après quoi, sous les applaudissements de la foule, il se tourna vers la tribune d’honneur et désigna l’évêque de Gikongoro, Mgr Augustin Misago, qui aurait, lui aussi, à rendre des comptes (Braeckman 1996).
- 22 Conférence des Évêques catholiques du Rwanda, lettre du 12 février 1996, à Monsieur le ministre du(…)
- 23 Commission de relance des activités pastorales de Butare, document no 4, 11 novembre 1994.
- 24 Ainsi, dans le document no 8, édité pour Pâques 1995, la crap recommandait-elle : « […] Il faut d’a(…)
23Le 7 avril de cette année était un dimanche de Pâques. La Conférence des Évêques catholiques du Rwanda avait souhaité que la commémoration soit reportée au lundi 8 avril. « En tenant compte de la sensibilité de notre peuple, il convient que chacun des deux événements soit célébré avec un relief et un cachet propres : le jour de la joie pascale est à distinguer psychologiquement du jour de recueillement en mémoire de la perte de nos compatriotes »22. Cette requête des évêques avait suscité des discussions intenses au sein du clergé : elle correspondait aux vœux d’une hiérarchie et d’un parti soucieux de conserver les apparences d’une Église inébranlable, elle scandalisa un autre parti, engagé dans une autocritique sans complaisance pour « faire surgir une nouvelle manière d’être de l’Église »23, et qui associait la commémoration du génocide et les cérémonies pascales à une pastorale d’humilité et d’espérance24.
24Le gouvernement n’accéda pas à la requête des évêques, maintint la date du 7 avril et conduisit une cérémonie purement civile : des religieux étaient présents, mais il n’y eut pas, comme en 1995, de bénédiction œcuménique. En Afrique noire, quelle que soit l’infinie diversité des pratiques funéraires traditionnelles et actuelles, quelle que soit la multiplicité des croyances religieuses, la relation aux morts est consubstantielle au sacré. C’est ainsi que, pour le faire comprendre, des intellectuels africains ont exprimé l’intensité de cette relation en expliquant que les religions africaines seraient d’abord culte des morts. Dans le contexte africain, il est impensable d’honorer les morts sans religion. À cet égard, la décision de désacraliser une cérémonie funéraire, prise par les autorités rwandaises en 1996, constituait une révolution mentale. De même que celle d’exhiber les cadavres. Quatre ans plus tard, à Murambi, où les corps sont toujours exposés, répondant à une journaliste qui lui faisait remarquer qu’il n’est pas dans la tradition africaine de laisser des morts sans sépulture, un représentant de la commission Mémorial du génocide répondait : « Le génocide non plus n’est pas dans la tradition africaine. Nous voulons décourager toute velléité de recommencer » (Thorin 2000).
25En 1996, les ordonnateurs de la commémoration ont choisi de la submerger par la violence des émotions liées au spectacle des cadavres. Ce fut le même parti qui présida à la constitution d’autres mémoriaux du génocide. Ainsi, deux églises rurales, proches de Kigali, à l’intérieur desquelles furent massacrées des milliers de personnes, restèrent en l’état, montrant leurs murs défoncés par où les tueurs lançaient des grenades. Dans l’une de ces églises, l’église de Ntarama, les corps des victimes ont été laissés tels quels, à la place même où elles avaient été abattues.
- 25 On peut lire, en écho à leur dégoût de ces pratiques et de la souffrance qu’elle engendre, ces réfl(…)
- 26 R. M., 10 novembre 2000, Bruxelles, Lettre à l’auteur.
26La conception de ces mémoriaux donnait au génocide une immédiate évidence, physique et émotionnelle. Mais cette évidence ne se substituait-elle pas à une autre dimension, elle aussi essentielle : savoir comment, par quels cheminements politiques, ce crime d’État avait été perpétré, et avec quelles complicités actives et passives ? Ne faisait-elle pas obstacle au devoir de vérité et au travail d’histoire qui lui est intimement associé ? Des survivants tutsis ont exprimé leur ressentiment à l’égard d’un pouvoir qui traitait sans respect les ossements des victimes, parce qu’il ne s’agissait pas de leurs proches25. Ils ont aussi regretté que de telles cérémonies contribuent à replonger cruellement les participants dans la violence plutôt que de les aider à la dépasser. « Comment parler de la réconciliation si l’exposition des squelettes consiste à rappeler à certains que les autres ont tué les leurs ? C’est maintenir les uns dans une position de culpabilité éternelle, ce n’est pas seulement raviver la haine chez les autres, c’est ne pas permettre à leurs plaies de cicatriser. La haine grandissante d’un côté, de l’autre la peur permanente »26.
- 27 En 1996, dans son article sur la commémoration nationale du génocide, C. Braeckman (1996) écrivait(…)
27Maintenir le souvenir d’une tragédie tel que le génocide au Rwanda, mais pas seulement dans les cercles restreints de ceux qui ont à intervenir dans cette région, dépend largement des médias. Certains de ces médias s’en tiennent au voyeurisme des cadavres, les montrent en photographies, les décrivent, à quoi ils ajoutent le récit atroce d’un rescapé et se dispensent souvent d’aller plus loin dans l’analyse27. Or, les opinions publiques occidentales tendent à méconnaître, ou à oublier quelles furent les responsabilités de leurs propres États par rapport aux massacres. Il n’y a guère de chances non plus pour que le spectacle horrifiant des morts leur apprenne quoi que ce soit sur le génocide, sinon qu’au Rwanda aussi, les hommes sont capables du pire.
Mémorisation forcée et histoire officielle du désastre
28Le pouvoir utilisa les cérémonies commémoratives pour constituer publiquement une histoire officielle du désastre. La commémoration d’avril 1999, qui eut lieu dans la préfecture de Gikongoro, fut tout particulièrement consacrée à en indiquer le sens.
- 28 Le Mouvement démocratique et républicain fut créé en 1991. C’était le plus important parti d’opposi(…)
- 29 En 1995, fut organisée une association nationale des rescapés du génocide, elle prit le nom d’Ibuka(…)
- 30 André Nkeramugaba mourut en prison. Bonaventure Ubalijoro fut remis en liberté en avril 2000 : rien(…)
29La commémoration reprit à nouveau l’histoire de la haine ethnique mais non plus en stigmatisant la seule politique coloniale qui avait instauré et exploité les divisions entre Hutus et Tutsis. Le discours officiel dénonça les politiciens rwandais hutus qui avaient exploité cette politique pour s’emparer du pouvoir et massacrer les Rwandais tutsis. En 1963, une attaque d’exilés tutsis, qui avait pourtant été rapidement repoussée, eut pour conséquence, en guise de représailles, le massacre de populations tutsies qui n’avaient aucun lien avec la guérilla. Les pires tueries, perpétrées par des bandes de tueurs organisés, avaient eu lieu dans la préfecture de Gikongoro. Deux dignitaires hutus de la Première République, André Nkeramugaba et Bonaventure Ubalijoro, qui furent respectivement l’un, préfet et député de Gikongoro, et l’autre, ancien chef des renseignements puis, de 1996 à 1998, président du Mouvement démocratique républicain28, avaient été récemment emprisonnés sous l’accusation d’avoir perpétré des crimes contre les Tutsis durant les années 1960. Bien que la loi organique sur le génocide, en vigueur au Rwanda, limitât la poursuite aux crimes ayant eu lieu entre octobre 1990 et décembre 1994, le procureur de la république de Kigali et le secrétaire général de Ibuka29 estimaient qu’il fallait étendre cette loi dans le temps. Le Président de la République, dans son discours de Kibeho, se félicita de leur arrestation car, s’ils avaient eu déjà dans le passé un plan de génocide – « Ils s’étaient fixé l’objectif d’exterminer les Tutsis jusqu’au nouveau-né. » –, ils n’avaient toujours pas abandonné ce plan. La leçon à tirer de cette double inculpation fut exprimée sans ambiguïté : les notables hutus des partis actuels n’étaient aucunement à l’abri d’accusations de génocide, accusations liées à leur passé30 – « De tels criminels ne se sont toujours pas amendés à ce jour. Bien au contraire. Nous apprenons qu’ils ne cessent de parcourir le Rwanda pour semer la division. Ils devraient être arrêtés dans la mesure du possible. »
- 31 Sur le massacre des déplacés du camp de Kibeho, commis par l’Armée patriotique rwandaise le 22 avri(…)
- 32 Des personnalités de premier plan se livraient à des déclarations publiques qui revenaient à global(…)
- 33 Le mdr (Mouvement démocratique et républicain, principal parti hutu) s’exécuta le 10 avril et deman(…)
30À Kibeho, là où se déroulait la cérémonie, le 22 avril 1995, l’armée rwandaise avait tiré au fusil, à la mitrailleuse, au lance-grenades, des heures durant, sur une foule de déplacés hutus, dont les trois quarts étaient des femmes et des enfants, faisant un nombre considérable de morts. Le Président n’eut qu’un mot sur leur sort : il s’agissait de tueurs et non de victimes innocentes comme l’avait prétendu la communauté internationale31. C’était refuser le statut de victime à tout Hutu, quand bien même il n’aurait aucunement participé au génocide. La logique ethniste restait vivace au cœur du discours officiel : tout Hutu est suspect puisque son ethnie s’est rendue coupable du génocide32. Et toujours selon cette même logique, le Président fit part d’une « idée » sur laquelle les responsables du pays devraient réfléchir : les actes de génocide ayant été commis « au nom des Hutus », même si tous n’y avaient pas participé, les Hutus ne devraient-ils pas demander collectivement le pardon d’un crime commis en leur nom ?33.
- 34 Discours du président d’Ibuka aux cérémonies de présentation du Dictionnaire nominatif des Victimes(…)
31La qualité de victime ne pouvait donc être reconnue qu’aux seuls Tutsis : était annihilé le fait que de très nombreux Hutus ont été tués, eux et toute leur famille, sur ordre des responsables du génocide parce qu’ils étaient des opposants notoires à la politique de massacres. Dans certaines régions, également, de simples Hutus ont sauvé des Tutsis au péril de leur propre vie. Cependant, le discours des autorités ne donne pas à ces « justes » la place qui devrait leur revenir et suspecte de « négationnisme » les projets visant à rappeler cette vérité. En novembre 1999, l’association Ibuka terminait le recensement des victimes du génocide en préfecture de Kibuye. Il avait été décidé de ne pas distinguer victimes tutsies et victimes hutues, ce que dans son allocution aux cérémonies de présentation du recensement, le président d’Ibuka annonça en ces termes : « D’avril à juillet 1994, un génocide fut perpétré au Rwanda. Plusieurs personnes, des Batutsi en particulier et tous ceux qui pouvaient s’identifier à eux soit par alliance, amitié ou même par leur physionomie dans les milieux non familiers, y ont trouvé la mort la plus atroce »34. Il ne s’agissait pas d’identification. Certes, des Hutus ont été tués à cause de leur physique qui les désignait comme Tutsis à leurs assassins. Mais ceux qui perdirent la vie, parce qu’ils avaient cherché à protéger des Tutsis pour des raisons morales ou politiques, agissaient en êtres humains et non pas en Hutus « identifiés » à des Tutsis, autrement dit en simili-Tutsis s’opposant à des Hutus.
- 35 Selon un médecin légiste qui travaillait dans le cadre de la Commission d’enquête de l’onu, la faib(…)
32Le refus d’accepter publiquement que des Hutus aient été eux aussi victimes du génocide s’ajoutait à la négation des massacres massifs de populations hutues perpétrés par le fpr après sa victoire de juillet 1994. Enterrer publiquement les seules victimes du génocide privait les Hutus, dont les familles avaient été tuées par le fpr, de mener eux aussi leur deuil. Des fosses existaient où les restes de ces morts avaient été enterrés. Des témoins en connaissaient les emplacements, mais il aurait été dangereux de les montrer. C’est pourquoi des rumeurs circulaient sur l’existence de ces fosses. D’autres rumeurs, se basant sur le bon état des cadavres exhumés dans le cadre des cérémonies d’inhumation collective, laissaient soupçonner qu’il ne s’agissait pas des victimes du génocide mais de celles du fpr35.
- 36 Entretien avec un prêtre de Butare, 3 novembre 1995.
- 37 « Sommet sur la réconciliation : un premier pas concluant mais prudent », afp, Kigali, 20 octobre 2(…)
33Les commémorations du génocide, depuis 1996, non seulement excluent du deuil national les victimes hutues des « génocideurs », mais refusent explicitement le statut de victime aux très nombreux autres Hutus qui, sans avoir été des bourreaux, furent massacrés à titre de représailles et pour instaurer un climat de terreur. L’interdit jeté par les autorités politiques sur la reconnaissance de ces morts et l’impossibilité qui s’ensuivait de leur donner une sépulture réelle ou symbolique était source de souffrance, il contribuait aussi à ce que, pour une partie d’entre elles, les populations hutues n’acceptaient pas de partager la douleur des survivants tutsis du génocide. La privation de deuil, subie par la population hutue, aggravée par les contraintes de silence, endurcissait les réactions. À un prêtre du diocèse de Butare qui, à la fin de l’année 1994, demandait à tous de participer à une inhumation religieuse de Tutsis tués durant le génocide, il fut répondu : « Et nos morts de juillet ? »36. Des survivants hutus ont dit leur souffrance de se voir confisquer le droit à l’expression publique du deuil et de la douleur. En octobre 2000, fut organisé un sommet national sur l’unité et la réconciliation, il permit sans conteste un début de discussion. La question du droit au deuil pour tous, qui signifiait également exigence d’expression de toutes les vérités, fut ouvertement posée. Ainsi un participant hutu la formula-t-il : « On ne le dit pas assez fort, mais le problème de la mémoire des Hutus est un préalable pour que les gens puissent s’asseoir ensemble et discuter sincèrement sur les vrais problèmes du pays, parce que tant qu’une seule partie de la population du Rwanda sera autorisée à pleurer ses morts, à crier sa détresse, sans que l’autre partie puisse faire son deuil, la réconciliation devra attendre »37.
- 38 Dans un travail précédent, j’ai analysé successivement les six premières commémorations et spécifié(…)
34Les cérémonies commémoratives au Rwanda, loin d’euphémiser la violence interne du processus commémoratif, l’ont extériorisée et construite de façon explicite. En effet, à chaque commémoration, le pouvoir a instrumentalisé la représentation du génocide en fonction des conflits du moment et produit une histoire officielle qui donnait un prolongement idéologique aux rapports de force dans lesquels les autorités étaient engagées sur le moment38. Mais, au-delà des intentions politiques qui sous-tendent pour une large part l’ordonnancement des cérémonies, leurs rituels ainsi que les sites mémoriaux où sont exposés les cadavres, constituent une violence symbolique extrême à l’égard des représentations rwandaises de la mort et du deuil des survivants. Nul doute qu’une telle violence doit être mise en relation avec le travail de mémorisation forcée engagé par le pouvoir. J’ai emprunté la notion de « mémorisation forcée » à Paul Ricœur dont les longues et complexes enquêtes sur la mémoire m’ont confortée dans ma recherche. Aussi conclurai-je par une citation qui condense beaucoup mieux que je n’aurais su le faire ce qui me paraît être l’essentiel à comprendre des commémorations du génocide au Rwanda : « Histoire enseignée, histoire apprise, mais aussi histoire célébrée. À la mémorisation forcée s’ajoutent les commémorations convenues. Un pacte redoutable se noue ainsi entre remémoration, mémorisation et commémoration » (Ricœur 2000).
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Notes
Pour citer cet article
Référence électronique
Claudine Vidal, « La commémoration du génocide au Rwanda », Cahiers d’études africaines, 175 | 2004, [En ligne], mis en ligne le 30 septembre 2007. URL : http://etudesafricaines.revues.org/index4737.html. Consulté le 23 mars 2010.