(Le Monde 05/09/2008)
Les avocats de trois personnes mises en examen en 2006 par le juge Jean-Louis Bruguière – qui a depuis quitté ses fonctions – pour leur participation présumée à l'attentat qui a déclenché le génocide rwandais ont annoncé, jeudi 4 septembre, à Bruxelles et à Paris, qu'ils ne participeraient plus à l'instruction. Mes Lev Forster et Bernard Maingain dénoncent le "silence assourdissant" de la justice française qui, depuis dix-sept mois, ne répondrait à aucune de leurs requêtes, ne donnerait suite à aucun recours et à aucune demande d'audition. "Tout cela alors que nous sommes confrontés à une affaire d'Etat qui met en jeu des intérêts fondamentaux pour des communautés entières en Afrique", dit Me Maingain.
Avec son confrère parisien, l'avocat belge défend Samuel Kanyemera, Rose Kabuye-Kanyangé et Jacob Tumwine, tous trois liés de près au régime du président Paul Kagamé. Le premier est député du Front patriotique rwandais (FPR) ; la seconde dirige le protocole présidentiel à Kigali ; le troisième est hôtelier et fut officier supérieur dans l'armée rwandaise. Chargé d'une enquête sur l'attentat contre l'avion du président hutu Juvénal Habyarimana, commis le 6 avril 1994, M. Bruguière les avait mis en examen, avec six autres membres du FPR.
Dans son ordonnance, le juge attribuait à M. Kagamé et ses proches la responsabilité de l'attentat qui a entraîné le déclenchement du génocide et l'élimination de 800 000 personnes, Tutsis pour la plupart. Cet épisode judiciaire a entraîné la rupture des relations diplomatiques entre Paris et Kigali et une requête – restée sans suite – du Rwanda contre la France auprès de la Cour internationale de justice (CIJ).
NOUVEAU RAPPORT RWANDAIS
Rendant publique toute leur correspondance avec la justice française – et avec le Quai d'Orsay -, les avocats des trois Rwandais mêlent la défense de leurs clients à celle du régime Kagamé. Ils s'interrogent sur les "vraies circonstances" du déclenchement de l'enquête de M. Bruguière, officiellement motivée, en 1998, par la plainte de l'épouse d'un Français, l'un des pilotes de l'avion du président Habyarimana. Ils reprochent au juge et aux enquêteurs de ne s'être jamais rendus au Rwanda. Ils mettent en cause "certaines barbouzes", présentes avant le déclenchement du génocide. Ils n'avancent toutefois que le nom de Paul Barril, ancien responsable de la cellule Afrique à l'Elysée du temps de François Mitterrand, passé ensuite, en tant que consultant privé, au service de l'épouse du président Habyarimana.
"Pourquoi a-t-on peur de nous donner accès au dossier ?", interrogent les avocats, convaincus que l'instruction des deux magistrats qui ont succédé à M. Bruguière se terminera à la fin de l'année. Convaincus, aussi, que le récent regain de tension entre Paris et Kigali, suite à la parution d'une enquête officielle rwandaise mettant en cause le rôle de la France en 1994, n'a pas atteint son paroxysme. Mes Maingain et Forster annoncent, en effet, la parution prochaine d'un autre rapport d'enquête rwandais sur l'attentat du 6 avril et la "probable" mise en cause de responsables français par la justice de Kigali.
Les deux juristes soulignent que l'attitude de la justice française aura des suites aux Nations unies : les dirigeants de l'Union africaine y ont déposé un texte de résolution dénonçant "l'abus du principe de la compétence universelle" qui violerait, selon eux, les principes de la souveraineté et de l'intégrité territoriale des Etats.
Jean-Pierre Stroobants
Article paru dans l'édition du 06.09.08.