(Liberation 18/10/2008)

La région des Grands Lacs est marquée par la hantise du génocide depuis un demi-siècle. D’autres régions d’Afrique ont connu des massacres abominables, mais ici nous assistons, de manière récurrente, à des projets d’éradication de tout un groupe en fonction de sa naissance, selon un critère dit «ethnique». Déjà en 1964, Bertrand Russell dénonçait les tueries de milliers de Tutsis au Rwanda, «le massacre le plus systématique depuis l’extermination des Juifs par les nazis». La contagion gagna le Burundi voisin, pourtant socialement différent, avec le génocide des élites hutues en mai-juin 1972 en «représailles» d’une vague de tueries anti-Tutsis dans le sud du pays. Enfin, entre avril et juillet 1994, le monde a découvert avec horreur l’entreprise d’extermination des Tutsis du Rwanda.

Cette logique infernale, longtemps méconnue au titre des «luttes interethniques» africaines, repose sur un racisme, qui a une histoire bien documentée et qu’on ne peut éluder d’un revers de manche.

Le Rwanda et le Burundi ont certes hérité d’un clivage, en voie patrilinéaire, entre Hutus et Tutsis, et d’un imaginaire social affectant à ces deux catégories des vocations contrastées, agricoles et pastorales. Autour du souverain du Rwanda s’était cristallisée au cours des XVIIIe et XIXe siècles une aristocratie, essentiellement composée de Tutsis, mais qui ne représentait au mieux que 5 % de l’ensemble de leur groupe.

Mais la globalisation raciale est venue dans le regard et sous l’action des colonisateurs, opposant de façon manichéenne «paysans bantous autochtones» et «envahisseurs nilo-hamites». Elle s’est doublée d’une globalisation sociale qui définissait tous les Hutus comme «serfs» et tous les Tutsis comme «seigneurs». Ces derniers, considérés a priori comme plus intelligents et aptes à commander, ont de fait été privilégiés dans la scolarisation et dans les emplois d’auxiliaires de la colonisation. Ce contentieux empoisonne le passage à l’indépendance. La «révolution sociale» de 1959-1961 fait des Tutsis des colonisateurs étrangers, invités à «retourner en Abyssinie». Le Manifeste des Bahutu de 1957 mêle des revendications sociales légitimes et un appel aux médecins pour trier les appartenances indécises. La logique raciale héritée de la pensée coloniale a été intériorisée et reproduite dans des systèmes de discriminations et de quotas.

L’évolution économique et culturelle de la fin du XXe siècle a cependant fait qu’on n’a pas réellement assisté à une opposition frontale entre «les Hutus» et «les Tutsis», contrairement à ce qui est souvent avancé. Les promoteurs de la logique de génocide sont chaque fois des groupes politiques qui calculent leur accès au pouvoir, en s’employant à mobiliser autour d’eux toute «leur ethnie» sur la base d’une haine raciale. Ce fut le cas au Burundi en 1972, mais aussi au Rwanda en 1994 avec les réseaux dits du «Hutu Power» qui ont tenté de faire d’une pierre deux coups : éliminer les Tutsis et casser le courant démocratique hutu. C’est dans ce double objectif que les extrémistes mettent en condition le pays dès 1991 : Kangura, leur organe phare, appelle (image de machette à l’appui) à «vaincre définitivement les cafards» et dénonce les Tutsis qui «vendent leurs filles aux hauts responsables hutus». Ce racisme sera voilé, à usage externe, en termes «d’autodéfense» ou de «colère populaire».

Or on assiste aujourd’hui, notamment en France, à une reprise simpliste des schémas qui ont précédé et accompagné le génocide. Dans la guerre civile rwandaise, la part respective de l’adhésion populaire, des organes de l’Etat et des différentes forces politiques, peut susciter interrogations et débats. Mais, en tout état de cause, la réalité du génocide est irréductible et incontournable et il est inquiétant de lire aujourd’hui des argumentaires qui semblent faire écho à ceux de la propagande qui a conduit à cette horreur.

Dans cette ligne, les très nombreux travaux historiques et anthropologiques de chercheurs européens, africains ou américains sur le Rwanda sont traités comme négligeables, voire comme le produit «d’idiots utiles» qui auraient été achetés par le FPR, nouvelle version de «l’anti-France». Ces travaux scientifiques sont regroupés (sans être cités ni analysés) sous la rubrique fourre-tout d’une «histoire officielle» à laquelle il faudrait opposer une «relecture» de la tragédie de 1994.

Pour appuyer cette révision, des clichés raciaux sont empruntés complaisamment à la littérature des années 1930-1950, notamment celui de la fourberie congénitale des Tutsis, développée en particulier dans l’ouvrage de Pierre Péan de 2005. Le mensonge fut en fait une des tares naguère imputées collectivement à tous les colonisés, en oubliant que la ruse était une stratégie de résistance. Au Rwanda s’est ajoutée la sophistication de la théorie hamitique qui faisait des Tutsis des quasi-Sémites, des Orientaux infiltrés en Afrique, issus de la dernière vague des peuples sortis de la tour de Babel ! Ces délires du début du XXe siècle ont imprégné deux générations de missionnaires et d’administrateurs, sans parler des essayistes de l’extrême droite belge des années 30 comme le poète Paul Dresse.

Ne peut-on débattre de la situation du Rwanda sans se laisser piéger par de telles dérives ? J’ai participé le 2 octobre à un débat public tenu à Bujumbura sur la tragédie de 1972. La qualité des questions et des perspectives exprimées dans ce pays également meurtri m’a impressionné. On était là à mille lieues du bréviaire de la haine qui a causé le malheur de toute cette région d’Afrique. Quels calculs peuvent expliquer dans notre pays un tel recours à des arguments raciaux d’un autre âge ? Et surtout de quel droit des Européens, qui n’ont jamais eu à pleurer des amis disparus dans ces tueries, persistent à cautionner chez ces peuples une logique de haine dont on connaît l’issue !

Coauteur de : Rwanda, les médias du génocide, éd. Karthala, 2000 ; Burundi 1972, au bord des génocides, éd. Karthala, 2007.
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Jean-Pierre Chrétien historien (CNRS – Paris-I).

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