(Rue 89 19/11/2008)

Arrêtée la semaine dernière à Francfort, Rose Kabuyé, ancienne chef du protocole du président Kagamé, est attendue ce 19 novembre à Paris. Sa mise en examen probable, offrant aux avocats du Rwanda un accès au dossier, va relancer une procédure que les juges étaient sur le point de boucler.

C'est devenu un serpent de mer dans les relations franco-rwandaises: qui parviendra à identifier les auteurs et le commanditaire de l'attentat contre le Falcon 50 du président Habyarimana? Et surtout, pour en déduire quoi? Depuis dix ans, deux visions des faits s'affrontent:

La française, pour qui les auteurs de l'attentat cachent en réalité les vrais responsables du désastre qui suivit: le génocide et son cortège de 800 000 victimes;
La Rwandaise, pour qui Paris cherche à tout prix à se dédouaner de ses responsabilités passées, du soutien actif du régime Habyarimana aux collusions multiples entre l'armée française et les Forces armées rwandaises (FAR) pendant et après le génocide.
Dans les deux cas, ni la justice ni la vérité historique ne sortent vraiment grandies. Et les nouveaux rebondissements du dossier depuis dix jours ne vont certainement pas aider à y voir plus clair.

Une ouverture d'information judiciaire très opportuniste
avec la connexion Barril / Bruguière

Les faits
Le 6 avril 1994, vers 20h23, alors qu'il est en phase finale d'atterrissage sur Kigali, le Falcon 50 du président rwandais Juvénal Habyarimana est abattu par un double tir de missiles sol-air, tirés de la colline Massaka, en périphérie de la capitale. Le jet s'écrase dans les jardins de la résidence présidentielle, qui jouxte l'aéroport de Kanombe. Aucun occupant de l'appareil n'en réchappe: les présidents rwandais et burundais, plusieurs militaires rwandais, deux ministres burundais et les trois Français, anciens militaires, qui pilotent l'avion: Jacquy Héraud, Jean-Pierre Minaberry et Jean-Michel Perrine.
Jean-Luc Habyarimana, le fils aîné, prend des photos de la scène du crash qu'il vendra ensuite au magazine Jeune Afrique. Le site est immédiatement bouclé par les soldats de la garde présidentielle. Seuls deux officiers français coopérants auront la possibilité d'inspecter les restes de la carlingue, à plusieurs reprises dans les jours suivants.
A 21 heures, le génocide commence dans les rues de Kigali, sous l'impulsion des unités d'élite de l'armée.

Personne ne voulait en savoir plus. Ni l'Etat français ni l'Etat rwandais. Car dès le début, chacun savait que cet attentat serait d'abord un instrument au service d'objectifs purement politiques. Le premier à revenir sur cet événement est un certain Paul Barril. Le 28 juin 1994, alors que les Forces armées rwandaises (FAR) en déroute reculent face à la conquête de l'Armée patriotique rwandaise, l'ex-capitaine du GIGN, sort de sa boîte.

En trois minutes de direct sur France 2 et un papier dans Le Monde, le gendarme reconverti comme mercenaire en Afrique (au service du régime Habyarimana), prétend faire la vérité sur l'attentat en brandissant un objet en plastique dont il assure qu'il est la "boîte noire" de l'avion. Les jours suivants, de simples vérifications permettront d'établir qu'il n'y avait pas de "Flight data recorder" (FDR) à bord, mais un unique "Cockpit voice recorder" (CVR). Une information qui ne permet pas d'établir qui a tiré les missiles… Dix ans après, Le Monde (10 mars 2004) continuera pourtant à agiter cet épouvantail de la "boîte noire". Sans résultat.

Malgré les déclarations publiques -notamment celle de l'Amiral Lanxade, chef d'Etat-major des armées, qui appelle en 1994 à l'ouverture d'une enquête-, rien ne se passe. Le 13 novembre 1997, Annick Perrine, veuve du mécanicien navigant, porte plainte. Là encore, silence. Mars 1998, le parquet se réveille et ouvre une information judiciaire, alors que les auditions de la mission d'information parlementaire révèlent, petit à petit, le soutien de la France au régime génocidaire. Les premières pièces du dossier sont apportées au juge antiterroriste Jean-Louis Bruguière par… Paul Barril.

Une longue opération de médiatisation, relayée par livre et articles

Commence alors une très longue enquête, dont les principaux éléments seront révélés en novembre 2006, juste avant que le juge Bruguière ne prenne congé de la magistrature pour tenter l'aventure infructueuse d'une carrière politique sous la bannière de l'UMP:

le commanditaire a été identifié, il s'agit du général Paul Kagamé;
l'opération a été montée par le "Network commando", groupe d'une dizaine de membres du Directorate military of intelligence (DMI), les services secrets rwandais;
les missiles sol-air de type SAM 16 font partie d'un stock répertorié par l'armée soviétique, vendu à l'Ouganda qui les aurait ensuite rétrocédé au FPR;
et de tirer une conclusion sans appel, mais très facile à comprendre:

"le général Paul Kagamé avait délibérément opté pour un modus operandi qui, dans le contexte particulièrement tendu régnant tant au Rwanda qu'au Burundi entre les communautés hutu et tutsi, ne pouvait qu'entraîner en réaction des représailles sanglantes envers la communauté tutsi, qui lui offraient le motif légitime pour reprendre les hostilités et s'emparer du pouvoir avec le soutien de l'opinion internationale."

Au même moment, Pierre Péan sort son brûlot "Noires fureurs, blancs menteurs", reprenant la même thèse. Il a été récemment relaxé par la XVIIe chambre du TGI de Paris.

Une enquête à trous, sans constat de terrain et avec des témoins apportés par la DGSE

En réalité, le serpent continue de se mordre la queue. Jean-Louis Bruguière n'a fait que reprendre un syllogisme apparu en mars 2000 par un journal canadien, le National Post, suivi de près par Libération sous la plume de Stephen Smith et du Vrai papier journal, en octobre de la même année, dans un papier signé Pierre Péan. Le raisonnement est toujours le même: attentat et génocide sont liés par une causalité logique, pas uniquement chronologique. En clair, qui est derrière l'attentat est derrière le génocide. C'est donc Kagamé le responsable du génocide. Péan peut conclure tranquillement (hommage posthume?):

"Mitterrand n'y était donc pour rien"

Problème: les recherches menées par un gendarme rattaché à la Direction nationale antiterroriste (DNAT), sous le contrôle de Jean-Louis Bruguière, souffre de graves lacunes.

Aucun enquêteur ne s'est rendu sur place, au Rwanda, et a fortiori n'a effectué une quelconque reconstitution de la scène du crash.
Les tubes lanceurs des missiles SAM 16, identifiés comme l'arme du crime, n'ont jamais été retrouvés, ils auraient fini entre les mains des services secrets de Mobutu.
De tous les témoins cités dans l'enquête, aucun n'a vu directement le Network commando en train de tirer les missiles.
Le plus précis de ces repentis (ex-membres de l'Armée patriotique rwandaise), Abdul Ruzibiza, dit avoir croisé un "pick up Toyota" montant vers la colline de Massaka, avec "deux officiers et sous-officiers, tous armés de kalachnikov. Si certains disent que j'ai participé activement à l'attentat, ce n'est pas mon affaire."
Or, Abdul Ruzibiza -qui a toujours expliqué avoir été récupéré à Kampala (Ouganda) par des représentants de la DGSE- vient de revenir complètement sur son témoignage dans un entretien à la radio privée Contact FM. Propos réitérés le 19 novembre 2008 dans Libération.

Ruzibiza n'est pas le premier à se rétracter. Avant lui, deux autres témoins ont détaillé les conditions surprenantes de leur audition: Emmanuel Ruzigana a raconté comment il avait été entendu par le juge, sans interprète, alors qu'il parle Anglais et Kinyarwanda. La greffière du magistrat antiterroriste lui demandait juste de confirmer ou d'infirmer des pans entiers de déposition.

Le dernier piège rwandais: avoir accès au dossier judiciaire

Dans ces conditions, l'arrestation de Rose Kabuyé, dimanche 9 novembre à Francfort, est à lire avec prudence. En apparence, la chef du protocole du président Kagamé fait figure de victime expiatoire du bras de fer judiciaire opposant Paris et Kigali. En réalité, elle n'est qu'une "chèvre", un parfait hameçon.

Lorsqu'elle quitte Kigali pour l'Allemagne, cette ancienne compagne de lutte du FPR sait qu'elle va être arrêtée. Les diplomates lui ayant délivré le visa l'en ont avertie. En fait, elle ne risque pas grand chose dans le dossier français, qui la soupçonne d'être la "logeuse" du commando. Logiquement, elle devrait être mise en examen et donc offrir un accès aux avocats du Rwanda. Puis rapidement libérée.

Ce scénario, l'avocat de la famille Héraud (le pilote du Falcon) le redoutait plus que tout, car pour Laurent Curt, cela va encore relancer une enquête sur le point de se terminer: (Ecouter le son)

Il y a un mois, le nouveau juge chargé du dossier, Marc Trévidic, convoquait les parties civiles pour leur signifier la fin de l'instruction, après le retour des dernières commissions rogatoires du Canada.

Une façon de clore un dossier bancal, mais de toute façon impossible à reprendre, compte tenu du contexte de rupture des relations diplomatiques. Et l'avocat de conclure:

"Si on voulait remettre le couvercle sur la marmite, on ne s'y prendrait pas autrement." (Ecouter le son)

Mais le pire est sans doute à venir: le Rwanda fait savoir que des plaintes visant 23 personnalités françaises (politiques et militaires) seront bientôt déposées à Kigali, visant leur implication dans le génocide. Une sorte de boomerang judiciaire, dont on ne sait jamais vers qui il reviendra.

Par David Servenay | Rue89 | 19/11/2008 | 11H52

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