samedi 27 décembre 2008

Monique Durand
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Photo: Agence France-Presse

On parle beaucoup de ces femmes et de ces hommes du Sud qui émigrent vers le Nord, mais très peu de celles et de ceux qui, un jour, choisissent de rentrer au bercail pour contribuer au développement de leur pays d'origine. Notre collaboratrice s'est rendue dans quatre pays du Sud, à la rencontre de personnes qui, ayant vécu au Québec, ont décidé de revenir au pays natal, fortes des apprentissages qu'elles ont faits ici. Elle nous les présente dans une série de textes publiés aujourd'hui, lundi et mardi. «Quand on n'a pas choisi de quitter son pays, il continue de vous pourchasser. Il reste une sorte d'idéal dans votre esprit.» Revoir le Rwanda? Radegonde Ndejuru s'y refusera quand même pendant 20 ans. «Trop dur.» Après le génocide de 1994, qui a fait un million de morts, elle consentira à s'y rendre à quelques reprises. Mais s'y réinstaller, pas question!

En 2006, elle passe deux semaines de vacances à Kigali, quelque chose alors s'ouvre en elle. «Là, j'ai eu le coup de foudre.» Les choses déboulent. Radegonde accepte un emploi à la fondation Imbuto, un organisme du gouvernement rwandais qui s'occupe d'éducation et de la santé des jeunes et présidé par Jeannette Kagamé, l'épouse du chef de l'État.

Trois ans maintenant qu'elle est rentrée dans son pays natal. Elle arrive tout essoufflée à notre lieu de rendez-vous, pantalon de jogging, souliers de course, bonnet sur le chef. Il est déjà 22h à Kigali, la capitale du Rwanda. Radegonde Ndejuru est comme ça: un coup de vent, une bourrasque de passion, toujours entre deux réunions.

Son destin s'était emballé en 1973. Fraîchement diplômée en sciences infirmières, elle travaillait depuis six mois à l'hôpital de Butare, ancienne capitale du Rwanda située à 130 kilomètres de Kigali. Un matin, des collègues lui disent de ne pas s'y présenter. Son nom figure sur une liste de Tutsis à abattre affichée devant l'établissement. S'ensuit une fuite éperdue, en pirogue d'abord, et nuitamment, vers le Zaïre (aujourd'hui la République démocratique du Congo), puis vers le Burundi, et ensuite vers la France, pour laquelle elle a obtenu, après cent détours rocambolesques, un visa d'entrée.

C'est là qu'elle prendra contact avec des religieuses québécoises qui lui avaient enseigné à l'école d'infirmières de Butare. Elles organisent sa venue au Québec, lui trouvent une famille d'accueil. «Je n'oublierai jamais cette date: le 4 septembre 1973.» Sa première impression en débarquant sur le sol québécois: «La peur au ventre mêlée à une curiosité dévorante.»

Radegonde est aussitôt embauchée à l'Hôpital général de Montréal. Commence ainsi, sur les chapeaux de roues, sa vie au Québec. Radegonde ignore, bien sûr, qu'elle y restera 33 ans, y mettra trois fils au monde, occupera un emploi au CRAN, un organisme qui vient en aide aux jeunes drogués, et vivra sur le Plateau Mont-Royal et à Westmount.

Radegonde mène sa vie tambour battant. La voilà bientôt infirmière à l'hôpital Saint-Jean-de-Dieu (aujourd'hui Louis-Hippolyte Lafontaine). Elle considère que le travail représente pour elle la meilleure façon de s'intégrer à sa patrie d'adoption. Mais aussi l'engagement social et communautaire. Elle milite auprès des femmes africaines qui débarquent dans la métropole. Au bout de cinq ans, elle obtient sa citoyenneté canadienne. «Vivre sans passeport, sans statut, c'était souffrant.»

L'Africaine

Trois ans donc qu'elle est revenue au Rwanda. Elle demeure insatiable comme au premier jour, avide de rattraper le temps. «Mon plus grand bonheur, c'est d'aller aux quatre coins du pays rwandais et de parler avec les gens. Comment vont-ils? Comment ont-ils vécu toutes ces années?» Qu'est devenu le Rwanda sans elle? «Je me sens enfin dans mon milieu, parmi les miens. J'ai adoré mes années montréalaises, mais sur le Plateau ou à Westmount ou n'importe où au Canada, même intégrée, même heureuse, je restais l'Africaine.»

Radegonde Ndejuru est devenue la directrice générale d'Imbuto. «On a des projets hallucinants!», s'exclame-t-elle. Hallucinants de pertinence et d'efficacité, elle en est convaincue. D'abord dans le domaine de la santé. «Notre fondation, financée entre autres par l'ONU et l'UNICEF, facilite l'accès des populations vulnérables aux soins de santé. Comment? En payant les coûts d'une assurance maladie aux orphelins du génocide jusqu'à ce qu'ils atteignent l'âge de 21 ans, ainsi qu'aux personnes vivant avec le VIH.» En 2007 seulement, près de 250 000 personnes ont bénéficié de ce programme.

Et puis Imbuto a des projets de taille dans le domaine de l'éducation. «Nous offrons des bourses d'études pour toute la durée du cours secondaire aux enfants qui ont terminé leur cours primaire avec de très bons résultats et qui, autrement, n'auraient pas les moyens de rester à l'école.» Ce programme a profité à 650 élèves à ce jour. L'école rwandaise coûte 200 $ par enfant annuellement, une somme astronomique dans un pays où le revenu annuel par habitant n'est que de 1350 $US.

Au tournant

Radegonde avance avec l'impression de vivre des moments historiques. Car le Rwanda change à vue d'oeil, en train de faire peau neuve et de devenir le chouchou des bailleurs de fonds internationaux qui admirent le volontarisme de son président Paul Kagamé.

Celui-ci a décidé de faire avancer son pays à marche forcée s'il le faut. C'est lui qui a exhorté son peuple à porter des chaussures et des vêtements propres! C'est son gouvernement qui a décrété une journée par mois de grand ménage: sous peine d'amende, les citoyens sont donc tenus ce jour-là de nettoyer routes, écoles et lieux publics. C'est encore sous sa férule qu'ont été adoptées des mesures sociales parmi les plus progressistes en Afrique. Haro sur la polygamie, les mariages précoces et les familles nombreuses!

Mais Paul Kagamé, d'origine tutsie, est aussi celui que des experts de l'ONU, dans un rapport détaillé, viennent d'accuser de soutenir les forces rebelles tutsies de Laurent Nkunda en République démocratique du Congo. La rébellion de Laurent Nkunda, qui se pose en protectrice de la communauté tutsie, fait régner la terreur dans la région congolaise du Nord-Kivu où se sont réfugiés bon nombre d'exécutants du génocide rwandais en 1994 et des soldats hutus qui ont reconstitué tout un appareil militaire. Paul Kagamé est également celui qu'un juge français avait mis en cause, il y a deux ans, dans l'attentat contre l'avion du président hutu Juvénal Habyarimana qui a déclenché le génocide en avril 1994.

Le président Kagamé paraît certes plus controversé sur la scène internationale que dans son pays. Un pays où règnent encore une intolérable pauvreté, mais aussi les clivages ethniques et la haine entre Tutsis et Hutus. «J'ai admiré, dit Radegonde, cette façon qu'ont les Québécois de respecter les différences. J'ai toujours fait au Québec absolument ce que je voulais. Je ne me suis jamais sentie montrée du doigt, même si je faisais partie de la minorité. Je conserve le sentiment que les Québécois ne jugent pas sur les apparences, ils vont au-delà.»

Elle le reconnaît d'emblée: le Québec l'a faite qui elle est aujourd'hui. «Je n'ai pas quitté le Québec par dépit, au contraire!» Mais avec une sorte de certitude heureuse, enfouie en elle. «J'y ai acquis une confiance en moi-même et une estime pour qui je suis.»

Oser dire

À présent, quand Radegonde Ndejuru a besoin de s'éloigner de son boulot qui la submerge, elle va à Nyanza dans la campagne rwandaise, à la maison de ses parents, aujourd'hui désertée. Elle aime aller y faire une pause, malgré les fantômes qui l'habitent. C'est là que deux de ses tantes ont été massacrées pendant le génocide. «On m'a dit qu'elles ont été tuées par des gens du village voisin. Je n'ai pas trop voulu savoir.»

Depuis les événements, le Rwanda est un pays creusé de milliers de fosses où on a jeté pêle-mêle des cadavres sanguinolents. Les Rwandais déterrent les corps qu'ils retrouvent, les lavent et leur donnent une sépulture digne. «Moi, je n'ai pas été capable de faire ça.» Au-dessus de l'endroit où reposent ses tantes — des voisins lui ont indiqué où –, elle a posé une petite pierre tombale, toute simple. «Mais vous savez quoi, je me sens coupable de n'avoir pas été capable.»

Cette faculté de dire les choses, de mettre des mots sur des réalités intimes, Radegonde dit qu'elle la tient de ses années québécoises. «En arrivant au Québec, je suis passée d'une culture rwandaise fortement codée à une culture, j'ose dire, plus claire. Le Québec m'a montré à être claire avec moi-même. À chercher sans cesse cette clarté sur soi et sur les choses.»

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Collaboration spéciale

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Monique Durand s'est rendue au Rwanda avec le soutien de l'ACDI et des organismes Développement et Paix, Droits et Démocratie et Oxfam-Québec.                                                                                                        http://www.ledevoir.com/2008/12/27/224969.html 

Posté par Cathy et Jose