Jeune Afrique
À la veille de la commémoration du dixième anniversaire du génocide et de la célébration de son accession au pouvoir, le chef de l’État revient sur le chemin parcouru et lève le voile sur les ambitions qu’il nourrit pour son pays.
Il est des hommes que le pouvoir use et empâte. Pas Paul Kagamé. À 46 ans, dont dix passés peu ou prou à la tête du Rwanda, le Bonaparte émacié de 1994 n’a pris ni une ride ni un gramme. À peine sa longue carcasse féline s’est-elle imperceptiblement voûtée. Tout juste sa voix, monocorde et murmurée, se teinte-t-elle parfois d’un éclair d’ironie désabusée. Pour le reste, ce président aussi économe de ses gestes que de ses confidences est resté le même : sec, sobre, à mille lieues de l’ostentation qu’affectionnent nombre de ses pairs. Le bureau où il nous reçoit en cette matinée de février, alors que Kigali s’ébroue d’une chaude pluie d’orage, est à son image. Net, dépouillé, presque spartiate. Un ordinateur est posé sur sa table de travail et l’hôte des lieux s’excuse de son (léger) retard. Il a interrompu le traditionnel Conseil de gouvernement du mercredi pour s’entretenir avec J.A.I., laissant à son Premier ministre Bernard Makuza le soin de le présider à sa place. L’interview commence aussitôt : Paul Kagamé a horreur des préliminaires inutiles.
La conversation se déroule en anglais, bien sûr. Kagamé n’a toujours pas trouvé le temps de maîtriser le français (même s’il le lit désormais) et, n’en déplaise aux nostalgiques de la Francophonie, il n’est pas sûr qu’il l’apprenne vraiment un jour. Dans un pays où il n’est nul besoin d’en passer par une langue étrangère pour se comprendre d’une région à l’autre – le kinyarwanda est l’unique idiome usuel -, le débat linguistique n’a guère de sens aux yeux de cet homme qui doit aux hasards de l’exil d’avoir vécu trente années de sa vie en Ouganda anglophone. Le pragmatisme sans états d’âme de Paul Kagamé et les évolutions de la géopolitique régionale font le reste. Le Rwanda ne regarde plus désormais vers l’Ouest, vers le Congo bantou et compliqué, mouvant et tonitruant, mais vers l’Est et le Sud, où le mènent désormais les circuits commerciaux et les chemins culturels. Nairobi, Johannesburg et Dubaï ont remplacé Bruxelles, Paris et Kinshasa pour nombre de commerçants et d’artistes rwandais.
Ce sont des Sud-Africains qui gèrent le tout nouvel hôtel Intercontinental de Kigali, que Paul Kagamé ira inaugurer ce soir, et c’est à l’américaine, avec thé, café et pancakes, que les ministres se retrouvent autour de lui, une fois l’entretien et le conseil achevés, pour une pause matinale. « Are you interviewing this man ? » sourit le président en observant ses collaborateurs me presser de questions. À juste titre : l’homme a la réputation d’être indéchiffrable, y compris pour ses proches, forcément curieux de connaître l’avis d’un outsider… Grand admirateur du modèle asiatique (et autoritaire) de développement tel qu’on le pratique du côté de Singapour et de Kuala Lumpur, ce chef d’État atypique, solitaire et organisé, que très peu de ses pairs – en dehors du Sud-Africain Thabo Mbeki et du Burkinabè Blaise Compaoré, qui ne se cache pas de l’apprécier – connaissent vraiment, a d’ores et déjà réussi un premier pari. Les Rwandais travaillent, l’administration fonctionne, l’État est respecté, et Kigali, en pleine expansion urbanistique, est une ville sûre. Le deuxième pari, celui de démocratiser le pays dans l’ordre et sous étroit contrôle du Front patriotique rwandais (FPR), parti ultradominant, a donné lieu en 2003 à des élections générales dont les conditions et les résultats ont suscité bien des polémiques. Quant au troisième – unir et réconcilier les Rwandais -, il est au coeur de cette année 2004, au cours de laquelle sera commémoré, dans la douleur et le recueillement, le dixième anniversaire du génocide de la communauté tutsie. Cette « saison de machettes » apocalyptique, qui dura d’avril à juin 1994, fit au bas mot huit cent mille victimes – un million si l’on se fie au décompte que s’apprête à publier le ministère rwandais de l’Administration locale. C’est dire si ce dernier pari est de loin le plus difficile à réaliser. De cela, et de bien d’autres choses, Paul Kagamé, président d’un petit pays auquel les malignités de l’Histoire ont conféré un statut de symbole universel, s’explique ici.

Jeune Afrique/L’intelligent : En cette année 2004, le Rwanda s’apprête à commémorer le dixième anniversaire du génocide, mais aussi à célébrer le dixième anniversaire de votre victoire et de votre accession au pouvoir. Lequel de ces deux événements est à vos yeux le plus important ?
Paul Kagamé : Les deux sont étroitement liés. La victoire de juillet 1994 fut avant tout une victoire sur les causes politiques et idéologiques qui avaient enfanté le génocide. Ma vision de la période commémorative que nous allons vivre est donc une vision d’ensemble : ce que nous célébrerons, c’est l’aboutissement d’un processus qui a permis au Rwanda de sortir de la nuit et de retrouver l’espoir.
J.A.I. : Élections générales, fin de la transition : l’année 2003 aura été décisive. Quelle analyse faites-vous de cette expérience ?
P.K. : Difficile de ne pas en tirer des conclusions positives. L’apprentissage démocratique a été réussi, la greffe électorale a pris, des fondations solides ont été érigées pour le futur de ce pays. Pourquoi devrais-je bouder ma satisfaction ?
J.A.I. : Le Rwanda n’est donc plus cet « État-garnison » dénoncé par certains de vos opposants ?
P.K. : Il ne l’a jamais été. Quand nous sommes arrivés, il n’y avait plus d’État. Nous l’avons reconstruit. Aujourd’hui, le Rwanda est un État démocratique.
J.A.I. : Ces élections vous ont-elles changé ?
P.K. : Fondamentalement, non. Il serait évidemment prétentieux de ma part de dire que les années et les événements n’ont pas de prise sur moi : comme chacun, j’accumule les expériences et j’enrichis ma personnalité. Mais, dans le fond, je reste le même.
J.A.I. : Vous avez été élu avec un score de 95 %. Votre parti, le FPR, a recueilli 73 % des suffrages lors des législatives. Ce sont des performances auxquelles on n’est plus guère habitué et qui rappellent l’époque des partis et candidats uniques. Ces chiffres sont-ils vraiment crédibles ?
P.K. : Quelqu’un a-t-il mis en doute l’élection du président Chirac en France, en 2002, avec 82 % des voix ? Non. Parce que ce résultat extraordinaire était le produit de circonstances extraordinaires. Ainsi en va-t-il du Rwanda. Un simple exemple : le taux de croissance de notre économie est de 9 % à 10 % l’an et celui des pays européens les plus riches, de 1 % à 3 % maximum. Cela ne signifie évidemment pas que nous allons les rattraper après-demain. Simplement, nous commençons péniblement à grimper l’échelle à partir du sous-sol, alors que les Européens sont parvenus sur le toit et ne peuvent guère aller au-delà. En termes de démocratie, le schéma est le même. On ne peut comparer les réflexes d’un peuple privé de tout exercice démocratique pendant quarante ans, qui a connu la dictature et le génocide, avec ceux de la vieille Europe. En Europe, aux États-Unis, le taux de participation électoral est le plus souvent très faible. Ici, il a été de 93 %. Non pas parce que nous l’aurions truqué, mais parce que chaque Rwandais a senti que son vote était comme une renaissance, un nouveau départ et un bulletin de combat contre les haines et les divisions du passé. Allez-y, parcourez le pays, demandez à qui vous voudrez si son choix a été travesti, si son vote a été détourné et écrivez-le. Mais, je crains fort que vous ne vous fatiguiez pour rien…
J.A.I. : Tout de même : comment expliquer que vous ayez réalisé l’un de vos meilleurs scores – 99 % – dans le Nord-Ouest, région qui fut le fief de l’ancien président Juvénal Habyarimana avant d’être, en 1997 et 1998, le théâtre de troubles sévèrement réprimés ?
P.K. : Je viens de vous répondre. Les Rwandais étaient assoiffés de démocratie et de paix. Quand vous donnez à quelqu’un qui a soif une bouteille de Coca-Cola, il la boit d’un seul trait et jusqu’à la dernière goutte.
J.A.I. : Ce qui est un peu contradictoire avec l’idée longtemps répandue par vos partisans, selon laquelle le peuple rwandais ne voulait pas d’une démocratie, synonyme à ses yeux de déchirements et de vieux démons…
P.K. : Notre démocratie n’a rien à voir avec cela. Elle est progressive, pédagogique et surtout participative. Le processus a démarré avec l’élaboration d’une nouvelle Constitution, fruit de la participation de chaque Rwandais.
J.A.I. : Le Mouvement démocratique républicain, principal parti d’opposition, est interdit depuis un an. Son président, Célestin Kabanda, n’a donc pu se présenter à la présidentielle. Quant à votre concurrent le plus connu, Faustin Twagiramungu, il s’est plaint de nombreuses irrégularités lors de l’élection d’août 2003. Soutenez-vous néanmoins que le scrutin a été libre et honnête ?
P.K. : Absolument. Twagiramungu peut toujours se plaindre, moi aussi j’ai à me plaindre de la façon dont il a utilisé l’ethnicisme dans le débat démocratique. Pour le reste, soyons sérieux : il y a dans ce pays des lois, des règles que tous les Rwandais ont acceptées. De par son essence fondamentalement sectaire, le MDR s’est lui-même disqualifié. Ces lois, ces règles n’ont pas été érigées contre le MDR en tant que tel : elles concernent tous les partis. Leur raison d’être est d’empêcher à tout jamais un nouveau génocide, et nul n’a le droit de transiger sur leur application.
J.A.I. : Pourquoi n’avez-vous pas mis à profit votre très large victoire pour décréter une amnistie en faveur de l’ancien président Pasteur Bizimungu, privé de liberté depuis près de deux ans ?
P.K. : Je crois que le problème est de son côté. Bizimungu n’a pas sollicité de grâce, il n’a pas demandé pardon, rien ne prouve donc qu’il ait fait son autocritique. À quoi servirait-il de l’amnistier si nous devions le réincarcérer aussitôt, les mêmes causes produisant les mêmes effets ? Bizimungu est entre les mains de la justice. C’est lui qui a fait ce choix. Il savait très bien qu’en refusant de se dissocier de certaines idées et de certaines actions, il finirait en prison. C’est donc à lui qu’il faut poser cette question : pourquoi n’a-t-il pas profité de la nouvelle situation pour s’amender ?
J.A.I. : Quand sera-t-il enfin jugé ?
P.K. : Je n’en ai aucune idée. Je ne suis pas la justice. Mon business est de faire en sorte que la loi, l’ordre public et les libertés soient respectés.
J.A.I. : Mais vous n’excluez pas, si Pasteur Bizimungu sollicite votre grâce, de la lui accorder…
P.K. : J’aviserai alors. La balle est dans son camp.
J.A.I. : Doit-on considérer que vous exercez le pouvoir depuis votre accession à la tête de l’État, il y a quatre ans. Ou faut-il se dire qu’en réalité vous êtes l’homme fort du Rwanda depuis l’entrée de vos troupes à Kigali, il y a dix ans ?
P.K. : De 1994 à 2000, j’étais le vice-président de ce pays, avec les pouvoirs qui sont ceux d’un vice-président. De 2000 à 2003, j’étais le président de la transition. Depuis, je suis le président élu.
J.A.I. : Certes, mais depuis dix ans, en tant que patron de l’armée, le deus ex machina, c’est vous.
P.K. : Si c’est ainsi que vous voyez les choses, qu’y puis-je ? Si c’est ainsi que vous voyez les choses, qu’y puis-je ? L’important est de ne pas abuser de son pouvoir. Si je l’avais fait, les Rwandais m’auraient sanctionné, d’une manière ou d’une autre.
J.A.I. : Opposants, universitaires, ONG occidentales : beaucoup de ceux qui vous critiquent considèrent que vous utilisez le génocide comme une ressource politique et une rente de situation destinées à unir les Rwandais autour de vous par la peur et par la force. Quelle est votre réaction ?
P.K. : De tels propos existent, c’est vrai, y compris ici au Rwanda, tenus par des gens qui en ont fait leur obsession et leur profession. Nous vivons et nous vivrons avec. Car enfin : y a-t-il eu ou non un génocide dans ce pays ? Si rien de tel ne s’est produit, alors nous sommes des menteurs et des manipulateurs. Si génocide il y a eu – et il y a eu – avec toutes ses conséquences humaines, sociales, économiques et politiques absolument dévastatrices, alors nous ne l’utilisons pas. C’est lui qui nous utilise en ce sens que nous avons passé le plus clair de notre temps depuis dix ans à en réparer les effets. Ceux qui disent ce genre de choses nous insultent, parfois sans s’en rendre compte, car ils ne nous connaissent pas. Nous sommes des gens fiers, nous nous sommes dressés contre le mal absolu sans l’aide de quiconque, comment imaginer que nous puissions aujourd’hui instrumentaliser le souvenir de cette barbarie à notre profit ? Pour inspirer la pitié ? Attirer la sympathie ? Nous n’avons besoin ni de la pitié ni de la sympathie du monde. Nous nous battons avec nos maigres ressources pour reconstruire notre pays. Pour le reste, il y a eu ici un million de morts. Nous ne cesserons jamais d’honorer leur mémoire.
J.A.I. : Certains considèrent qu’il serait plus approprié de parler d’un génocide des Rwandais plutôt que d’un génocide des Tutsis, dans la mesure où nombre de Hutus ont également été tués, en 1996-1997, dans les camps de réfugiés de l’est du Congo…
P.K. : Il n’y a eu qu’un seul et unique génocide, comme il n’y a eu qu’un seul et unique génocide des Juifs. S’il y avait eu un génocide des Rwandais en général, il aurait été commis par des étrangers – ce qui n’a pas été le cas.
J.A.I. : Dix ans après, jugez-vous que le génocide de 1994 est suffisamment reconnu comme tel par la communauté internationale ?
P.K. : Dans une large mesure, oui. Des excuses publiques ont été prononcées par certains des acteurs internationaux qui avaient failli à l’époque, et l’ONU a décrété le 7 avril 2004 Journée mondiale de commémoration. Je regrette simplement que tout le monde n’ait pas encore eu le courage de reconnaître sa part de responsabilité dans ce drame. Fierté mal placée ? Crainte de se voir réclamer des compensations de la part des familles des victimes ? Amnésie pure et simple ? Je l’ignore.
J.A.I. : Je suppose que vous visez là la France…
P.K. : J’ai appris à être diplomate.
J.A.I. : Une simple comparaison. Le monde entier, ou presque, a observé une minute de silence à la mémoire des 2 900 morts du 11 septembre 2001 à New York. Si l’on voulait rendre le même hommage aux victimes rwandaises du génocide, la planète devrait conserver le silence pendant près de quatre heures ! Or pas une seconde de silence n’est prévue le 7 avril prochain dans le cadre de la résolution de l’ONU. Cela vous choque-t-il ?
P.K. : On ne compare pas les tragédies en fonction de leur bilan humain, et il serait bien imprudent de ma part de m’engager sur ce terrain. Rien, de toute manière, ne sera jamais suffisant pour honorer nos morts. Ce travail nous incombe avant tout à nous, peuple rwandais.
J.A.I. : Faisons un peu de politique-fiction. Si, le 6 avril 1994 au soir, rien ne s’était produit. Si l’avion du président Habyarimana, au lieu d’être abattu, s’était tranquillement posé sur l’aéroport de Kigali, le génocide aurait-il eu lieu ?
P.K. : Le génocide se serait poursuivi, puisqu’il existait sous une forme rampante depuis 1959. À partir de cette année-là, une partie de la population rwandaise, les Tutsis, a été la cible systématique de discriminations, d’ostracismes et souvent de tueries de la part du pouvoir. Vous parlez à quelqu’un qui a vécu trente ans en exil parce que sa famille a été chassée du Rwanda, comme des dizaines de milliers de nos compatriotes. En quelque sorte, ce malheur fut une chance, puisqu’il m’a permis de rester en vie. Le 6 avril n’a été qu’un prétexte pour passer à la vitesse supérieure.
J.A.I. : Vous n’avez pas ménagé vos critiques à l’encontre du fonctionnement du Tribunal pénal international d’Arusha. Maintenant que son ex-procureur, Carla Del Ponte, a été en quelque sorte démissionnée de ses fonctions, êtes-vous satisfait ?
P.K. : Incontestablement, le TPIR fonctionne nettement mieux qu’avant, même si beaucoup reste à faire.
J.A.I. : Avez-vous exigé le départ de Mme Del Ponte ?
P.K. : Non. Mais nos désaccords étaient connus de tous. Je n’ai jamais pensé qu’elle faisait du bon travail.
J.A.I. : Il y a quelques semaines, devant ce même tribunal, le général canadien Roméo Dallaire, qui commandait les forces de l’ONU au Rwanda pendant le génocide, a eu à votre égard des propos définitifs. Il éprouve, dit-il, la même admiration pour vous que pour le général Rommel ou les généraux britanniques de l’armée des Indes. Êtes-vous flatté ?
P.K. : J’ignorais qu’il avait dit cela. C’est son appréciation. Je n’en suis pas particulièrement flatté, car ce sont les circonstances, les coïncidences, qui ont fait que j’ai dirigé la lutte. Je pense qu’en fait le général Dallaire voulait rendre hommage à la façon dont nous avons libéré le Rwanda…
J.A.I. : Y a-t-il du plaisir à faire la guerre ?
P.K. : Il y a énormément de plaisir à lutter pour la justice, y compris, quand c’est nécessaire, les armes à la main.
J.A.I. : Pourquoi le dossier des exactions commises par vos troupes au Rwanda et dans l’est du Congo, entre 1994 et 1997, semble-t-il toujours aussi difficile à aborder ?
P.K. : Parlons-en, ce n’est pas un tabou. Il s’agit d’allégations le plus souvent mensongères, formulées par des gens qui ont des responsabilités directes ou indirectes dans le génocide et qui cherchent à nous placer sur la défensive. Il y a eu une guerre, une longue guerre, beaucoup de part et d’autre y ont perdu la vie. Mais quand vous regardez l’histoire du FPR, vous vous apercevez qu’aucun criminel dans ses rangs n’est resté impuni, qu’il soit officier, cadre, militant ou simple soldat. Nous avions des cours martiales qui n’hésitaient pas à faire fusiller ceux qui se rendaient coupables de vols, de viols, d’assassinats ou de toute autre exaction. On nous a même accusés à l’époque d’avoir la main trop lourde à l’encontre de nos propres hommes ! Qu’il y ait eu des massacres dans l’est du Congo est une évidence, mais nous en rendre responsables et exonérer par là-même les bandes de criminels qui ravagent ce no man’s land où l’État est inexistant – Interahamwes, ex-FAR, milices tribales, etc. – relève de la malhonnêteté.
J.A.I. : Je suppose que vous démentez également les accusations de pillage des ressources naturelles du Congo formulées à l’encontre de l’armée et de l’administration rwandaises ?
P.K. : Quelles mines d’or, de coltan ou de diamant avons-nous exploitées au Congo ? Où sont les forêts que nous aurions mises en coupe réglée pour en extirper le bois précieux ? Qu’on me le dise, qu’on m’apporte les preuves, au lieu de cultiver le flou et d’utiliser le conditionnel. Cherchez, vous ne trouverez rien.
J.A.I. : Quel est l’état actuel des relations entre le Rwanda et la RD Congo ?
P.K. : J’espère qu’elles vont s’améliorer avec le gouvernement de transition mis en place à Kinshasa. C’est en tout cas ma volonté, même s’il existe encore, semble-t-il, au Congo des gens pour souhaiter le contraire.
J.A.I. : Et vos rapports personnels avec le président Joseph Kabila ?
P.K. : Je l’ai invité à ma prestation de serment en août dernier. Malheureusement, il n’est pas venu. C’est son choix.
Je l’ai invité à ma prestation de serment en août dernier. Malheureusement, il n’est pas venu. C’est son choix.
J.A.I. : Dans une interview récente au Soir de Bruxelles, Joseph Kabila s’explique : il ne pouvait, dit-il, survoler l’est de son pays, où il ne s’est pas encore rendu, afin d’aller à Kigali. Les populations de cette région n’auraient pas compris qu’il ne leur rende pas d’abord visite.
P.K. : Étonnant. Quand il se rend en Europe, le président Kabila survole pourtant Gbadolite et la région de l’Équateur, où il ne s’est pas non plus encore rendu.
J.A.I. : Votre ministre des Affaires étrangères Charles Murigande est allé à Kinshasa en novembre 2003. Depuis, on attend toujours que son homologue congolais vienne à Kigali. Pourquoi ce retard ?
P.K. : Il faut le leur demander. Peut-être ne souhaitent-ils pas que nous ayons de bonnes relations. À eux de voir. Pour notre part, notre main demeure tendue. Nous n’avons jamais eu aucun problème avec le peuple congolais, mais avec les génocidaires et Interahamwes qui avaient transformé l’est du Congo en une base d’agression et de déstabilisation dirigée contre le Rwanda.
J.A.I. : Pensez-vous que des élections générales pourront avoir lieu au Congo dans les délais prévus – c’est-à-dire un an et demi ?
P.K. : Je le souhaite. Des élections sont nécessaires. Quand ? Cela dépendra de la situation sur le terrain.
J.A.I. : Avez-vous encore des troupes sur le territoire congolais ?
P.K. : Pas un seul homme.
J.A.I. : Certains observateurs, certaines ONG disent pourtant le contraire.
P.K. : Ne croyez-vous pas que ces ONG ont mieux à faire que de critiquer le Rwanda ? À croire que sans le Rwanda, elles n’auraient pas de quoi justifier leur existence.
J.A.I. : Le général Paul Rwarakabije, chef militaire des rebelles hutus opérant dans l’est du Congo, a déposé les armes il y a trois mois et s’est rendu à Kigali. Ce ralliement signifie-t-il la fin de la rébellion ?
P.K. : Le retour volontaire de Rwarakabije est d’une grande importance. Il était leur leader. Ceux qui ont refusé de le suivre s’identifient donc clairement comme des extrémistes.
J.A.I. : Ils sont, dit-on, dix à quinze mille jusqu’au-boutistes à rêver encore de revanche. Représentent-ils toujours un danger ?
P.K. : Tout à fait. Mais nous sommes prêts à y faire face.
J.A.I. : Soutenez-vous les efforts de réconciliation au Burundi entre le président Ndayizeye et les rebelles du Palipehutu-FNL ?
P.K. : Bien évidemment. La paix au Burundi et la paix au Rwanda sont étroitement liées. Nous ne pouvons donc qu’approuver la médiation que mène le gouvernement néerlandais en la matière.
J.A.I. : À l’évidence, les relations entre la France et le Rwanda ne se sont toujours pas remises du génocide. Dix ans après, elles demeurent froides, presque tendues. Les Français sont pour l’instant les grands absents des commémorations d’avril prochain, et vos collaborateurs sont persuadés que Paris joue un rôle négatif au sein de l’Union européenne dès que le dossier rwandais est abordé. Malentendu persistant ou hostilité fondamentale ?
P.K. : Ce que vous dites est exact, mais n’a rien de nouveau. C’est un vieux problème, qui date d’avant et de pendant le génocide. Pour notre part, nous avons tenté de le dépasser. Le gouvernement français aussi, tout au moins le croyais-je. Malheureusement sans résultats tangibles. Qu’y puis-je, si ce n’est continuer d’espérer en des jours meilleurs ? Je ne crois pas hélas ! que qui que ce soit puisse nous aider en ce sens.
J.A.I. : Vous vous êtes pourtant rendu à Paris début 2003 pour participer au sommet France-Afrique. À cette occasion, vous avez eu un entretien avec le président Jacques Chirac…
P.K. : Effectivement, nous nous sommes vus. Très brièvement.
J.A.I. : Dix minutes, pour être précis. Apparemment, ce fut un dialogue de sourds.
P.K. : Bonne description.
J.A.I. : En quelques phrases, que reprochez-vous à la France d’avoir fait – ou de ne pas avoir fait – il y a dix ans ?
P.K. : J’ai décidé de ne plus évoquer ce sujet pour une raison très simple. Ce que fit alors la France au Rwanda et son attitude depuis à notre égard n’ont rien à voir, j’en suis persuadé, avec le peuple français en tant que tel. Ce n’est pas en son nom que les gouvernements successifs ont défini leur « politique rwandaise ». Je préfère donc m’abstenir afin d’éviter toute confusion.
J.A.I. : La Belgique et l’ONU ont formulé des excuses publiques à l’égard du Rwanda pour leur rôle pendant le génocide. La France doit-elle les imiter ?
P.K. : Les excuses n’ont de sens que lorsqu’elles sont spontanées. Pas quand on les sollicite. Je me contenterai donc de souhaiter de la part de la France une attitude plus constructive.
J.A.I. : Il y a quelques semaines, votre ambassade à Paris a vivement protesté contre la présence, lors d’une réception officielle donnée à Paris par le secrétaire général de l’Organisation internationale de la Francophonie Abdou Diouf, de la veuve de l’ancien président du Rwanda Agathe Habyarimana – que vous considérez comme directement impliquée dans le génocide. Quelle est votre réaction personnelle ?
P.K. : Cette affaire est un scandale. Pour moi comme pour les Rwandais.
J.A.I. : Le juge antiterroriste français Jean-Louis Bruguière s’apprête à déposer ses conclusions à propos du 6 avril 1994 – l’assassinat de Juvénal Habyarimana. Selon des sources proches du dossier, son enquête établirait la responsabilité du FPR, votre parti, dans l’attentat. Cela vous inquiète-t-il ?
P.K. : Non. Ni moi ni personne ici. Cela n’a aucun sens. Dès le départ, avant même d’avoir enquêté, ce juge accusait déjà le FPR. Comment voulez-vous que nous puissions le prendre au sérieux, avec de tels présupposés politiques et idéologiques ?
J.A.I. : Dix ans plus tard, l’identité de ceux qui ont perpétré cet attentat déclencheur du génocide demeure donc un mystère…
P.K. : Personnellement, j’ignore qui a fait cela. Mais je ne suis pas la bonne personne-ressource en la matière. Demandez plutôt à ceux qui étaient là : les Français, les Belges, l’ONU. Eux étaient présents à Kigali à l’époque. Omniprésents.
J.A.I. : Des Rwandais de la diaspora hésitent encore à rentrer dans leur pays. Ils ont peur, ou sont mal informés. Que leur dites-vous ?
P.K. : De ne pas écouter ceux qui veulent les intoxiquer. Chaque fois que je voyage, je rencontre les communautés rwandaises, je les écoute, je parle avec elles, je les rassure quand il le faut. Vous posez là un faux problème : chaque Rwandais de l’extérieur sait qu’il n’a rien à craindre ici.
J.A.I. : Sauf pour ceux d’entre eux qui figurent sur votre liste officielle des génocidaires. Cette liste est-elle vraiment actualisée, sans risque d’erreurs ?
P.K. : Nous l’actualisons en permanence. Ce qui permet au besoin d’en corriger au cas par cas les rares erreurs.
J.A.I. : L’équipe de football du Rwanda vient de réussir un parcours honorable en Coupe d’Afrique des nations. Le fait que nul n’ait songé à y dénombrer les Hutus et les Tutsis qui figurent en son sein est-il pour vous un motif de satisfaction ?
P.K. : Absolument. J’en suis très fier. Les Amavubis [« guêpes » en kinyarwanda, NDLR] sont le symbole de notre unité.
J.A.I. : Il y avait pourtant dans ce pays, avant 1994, des équipes de football où Hutus et Tutsis jouaient ensemble. Cela n’a pas empêché le génocide.
P.K. : Non, il s’agissait d’exceptions. Hutus et Tutsis ne partageaient plus grand-chose depuis longtemps, y compris le jeu.
J.A.I. : Êtes-vous sûr, dix ans après, que le Rwanda est vacciné contre le risque d’un nouveau génocide ?
P.K. : Ce dont je suis sûr, c’est que nous nous battons chaque jour, chaque heure, chaque minute, chaque seconde pour que cette folie ne se reproduise plus.
J.A.I. : Peu à peu, après cette année de commémoration, le Rwanda redeviendra un État comme les autres. Un petit État de 26 000 km2, et de huit millions d’habitants, avec des problèmes ordinaires. Ne craignez-vous pas cette banalisation annoncée ?
P.K. : Je ne crois pas qu’il faille être inquiet de cette perspective. Notre volonté d’unir et de réconcilier les Rwandais s’est toujours accompagnée d’un travail psychologique en profondeur : faire comprendre à nos concitoyens qu’eux seuls peuvent et doivent résoudre leurs problèmes économiques et sociaux quotidiens sans attendre que le monde extérieur le fasse à leur place. Nous n’en dévierons pas. Se battre pour le développement, la santé ou l’éducation n’est que le prolongement de tout ce que nous avons fait depuis dix ans.
J.A.I. : Vous-même êtes le produit de circonstances exceptionnelles. Parviendrez-vous à vous adapter aux temps ordinaires ?
P.K. : Je suis quelqu’un de fondamentalement ordinaire qui a su s’adapter à des conditions extraordinaires. Non l’inverse. Je ne vois donc pas où pourrait se situer l’inadéquation que vous évoquez.
J.A.I. : Avez-vous modifié votre rythme de travail ?
P.K. : Le contenu de mes journées de travail a évolué avec les responsabilités que j’exerce, mais pas les horaires. Je me lève le matin entre 6 heures et 8 heures, et je me couche entre minuit et 3 heures.
J.A.I. : Vous n’aimez guère dormir…
P.K. : Si, bien sûr. Je peux même dormir très longtemps quand par chance j’en ai l’opportunité.
J.A.I. : Chaque responsable rwandais vient de recevoir un formulaire officiel de déclaration de biens. Comptez-vous remplir le vôtre ?
P.K. : Évidemment.
J.A.I. : Qu’allez-vous y inscrire ?
P.K. : Tout ce que je possède. Une maison, des véhicules et une ferme de 45 Tout ce que je possède. Une maison, des véhicules et une ferme de 45 hectares au bord du lac Muhazi.
J.A.I. : Aucun bien, aucun compte en banque à l’étranger ?
P.K. : Non, non. Je n’ai absolument rien de tout cela. Je ne dis pas qu’à l’avenir, quand mes enfants auront grandi et qu’ils iront se perfectionner à l’étranger, je ne lourerai pas un appartement quelque part pour eux. Mais je n’irai pas au-delà.
J.A.I. : Quelles langues étrangères apprennent vos enfants ?
P.K. : L’anglais et le français. Ils parlent le français beaucoup mieux que moi. Ce qui, j’en conviens, n’est guère difficile.
J.A.I. : Le Rwanda n’est donc pas tout à fait perdu pour la Francophonie…
P.K. : Le problème ne se pose pas en ces termes. Nous voulons que les Rwandais conquièrent leur vraie liberté en maîtrisant les sciences, la technologie et les flux économiques. Qu’ils utilisent pour cela le français, l’anglais ou le chinois m’importe peu. La langue n’est qu’un outil de compréhension et de travail.
J.A.I. : Quel est le dernier livre que vous ayez lu ?
P.K. : An Uncertain World, de l’ancien secrétaire américain au Trésor Robert Rubin. Un ouvrage passionnant sur les mécanismes du système financier global. Cela m’aide à mieux comprendre comment un petit pays et un grand peuple comme les nôtres peuvent s’insérer dans la mondialisation sans y perdre leur âme.