By André Gakwaya   
Alexandre Dange-Roth est professeur de littérature d’études francophone dans une université privée aux Etats-Unis qui s’appelle « Bates College ». Il se spécialise sur les représentations littéraires et cinématographiques du génocide des Tutsi au Rwanda. Il a appuyé Berthe à écrire son livre sur les enfants chefs de ménage. Il nous présente l’ouvrage de Berthe Kayitesi. Lire l’interview réalisée par Grands Lacs Hebdo (GLH) à travers André Gakwaya 

Image

GLH – Qui est Berthe Kayitesi ?

Berthe Kayitesi est une personne qui a survécu avec ses frères et sœurs au génocide des Tutsi. Ses parents ont été tués. Elle s’est retrouvée orpheline.

En 2002, elle a rejoint avec les frères et sœur de sa famille la communauté de Tubeho, des enfants orphelins chefs de ménage, qui se trouvent dans le quartier de Kimironko, ville de Kigali. Elle est restée là de 2002 à 2004. Ensuite en 2004, parce qu’elle a brillamment réussi, elle a obtenu une bourse qui lui a permis de partir au Canada où elle a fait une Maîtrise en Sciences de l’Education. Dans son travail de maîtrise, elle a choisi d’étudier la résilience chez les orphelins chefs de ménage.

Elle est donc revenue au Rwanda où elle a fait un travail d’enquête auprès d’un échantillon d’orphelins pour essayer de déterminer les facteurs qui ont fait que certains orphelins ont pu répondre de façon plus constructive que d’autres, par rapport à leur trauma que d’autre.

Que ce soit dans le passé de leurs familles avant le génocide, ce qui s’est passé pendant le génocide. Ou ensuite aussi les différentes rencontres ou les lieux ou les chances qu’ils ont eues après le génocide.
L’idée étant que  ce n’est pas une question de volonté. Mais il y a toute une série de facteurs qui font que des personnes peuvent mieux répondre que d’autres. Cela a été peut-être une première étape dans la genèse de ce livre : « Demain ma vie ».

GLH – Qu’est-ce qui a concrètement poussé Berthe à écrire ce livre ?

A force de parler ou de commencer aussi à donner les témoignages dans le cadre des différentes conférences et colloques, principalement au Canada, elle a été amenée aussi à devoir raconter son histoire.

C’est un exercice auquel elle s’est livrée de nombreuses fois qu’il y avait beaucoup d’énergies avec lesquelles elle était un moment pas du tout satisfaite. Et elle a dit une fois : « J’essaie de mettre par écrit ».

Et elle a commencé une première fois pour essayer d’écrire son roman, son témoignage. Mais disons que ça partait un peu dans tous les sens, tel que fonctionne la mémoire
Dans un premier temps, elle n’était pas satisfaite de son travail d’écriture. Et elle a mis de côté son manuscrit qu’elle a repris ensuite, je crois vers que c’était vers 2006, 2007, 2008 ; ça lui a pris à peu près deux ans et demie pour écrire son témoignage et arriver à la forme qu’il a aujourd’hui.

GLH – En quoi consiste l’importance de son témoignage ?

Lorsque Berthe  a fini d’écrire son livre, elle m’a envoyé de temps en temps des versions de son manuscrit. Mais elle a principalement travaillé avec Catherine Coquio, qui est  la personne qui a écrit la préface du livre, qui donne aussi des informations historiques sur le génocide. Et qui classe aussi le témoignage dans cette perspective.

De l’autre côté, mon postface, elle, met en évidence certains points : quelles est la fonction du témoignage. Pour moi, il y a trois aspects axes qui me paraissent importants à considérer pour éviter, disons, de tomber dans l’illusion que témoigner est un acte solitaire, qui ne renvoie qu’à celui qui écrit.
D’abord témoigner, c’est rendre hommage à ceux qui sont décédés, qui ont été tués durant le génocide. Et qui pour la plupart, dans le cas de Berthe, n’ont pas de tombe, n’ont pas de mémorial.
Et en ce sens, le livre constitue ici une forme de mémorial que Berthe a construit.

A travers son livre, elle parvient à tenir présente aujourd’hui la mémoire de ceux qui ont été tués.

Deuxièmement, un témoignage est aussi adressé à soi-même. C’est-à-dire à la personne qui écrit. Et cette personne, à travers le processus du témoignage, dans la mesure où le témoignage, une forme d’écriture qui est destinée à quelqu’un, qui vise u destinataire, une réponse. C’est aussi réintroduire un dialogue avec soi-même. Et arriver à s’envisager, à prendre un peu de distance et de recul par rapport au poids du passé et à la chape que représente ce passé, pour essayer de négocier sa place dans le présent. Et  ça aussi, c’est un travail qui est personnel. Le survivant essaie de redéfinir le poids et la place du passé dans le présent pour elle.

GLH – Comment l’œuvre est-elle une réhabilitation du survivant ?

Et troisièmement, un témoignage  est destiné à une communauté de lecteurs, à la communauté des vivants. Et la communauté des vivants ici, je crois qu’il faut l’envisager de plusieurs façons. Tout d’abord, je crois c’est un appel à ce que la communauté des vivants reconnaisse l’humanité du survivant. Celui qu’on essaie d’oblitérer, et qu’on a déshumanisé. Et qui, là aussi, doit être réconforté dans son humanité. Et ce n’est pas toujours aisé.

Ensuite, il y a aussi la reconnaissance sociale de l’histoire que représente ici celle de Berthe Kayitesi dans la mesure elle est une porte-parole pour des orphelins chefs de ménage, qui est une catégorie des rescapés du génocide. Qui est peut-être la plus démunie en termes de reconnaissance sociale. Ou en termes d’être capable d’énoncer ou de dire quels sont leurs enjeux et leurs défis spécifiques. Puisque quand on est un enfant, c’est difficile d’être un porte-parole reconnu un sein d’une société. La parole de l’enfance, ce  n’est pas celle qui a autorité.

GLH – Que va apporter de nouveau ce témoignage de Berthe ?

Dans un sens, le témoignage de Berthe Kayitesi est le premier si on le compare à celui de Yolande Mukagasana ou d’Esther Mujawayo, dans la mesure où ici, c’est un groupe spécifique de survivants auquel Berthe sert de porte-parole au sein de la communauté. Que ce soit la communauté rwandaise ou le communauté internationale.

Ensuite, un autre groupe auquel ce livre est destiné, c’est-je dirais – il contribue à ce que dans le monde francophone, puisque le livre est en Français- la spécificité du génocide, comment elle est faite. Comment elle a vécu son histoire personnelle.

Mais ça renvoie aussi à l’histoire avec un grand H. Là, il s’agit de dire de façon précise les faits qu’il y a eu génocide, comment ce génocide a été perpétré. Et aussi dans ce sens-là une prise de positon publique, politique, éthique, qui vise à contrer par exemple, des discours négationnistes ou différentes formes de déni du génocide des Tutsi au Rwanda.

Il est important que là aussi, en publiant un livre, on s’engage publiquement. Et cet engagement fait qu’on ne laisse pas une libre place au discours négationniste. Mais qu’il y a eu aussi des témoins qui peuvent prendre la parole lorsqu’il y eu à la possibilité, témoigner et dire, et ainsi occuper le devant de la scène. Parce que si on abandonne le devant de la scène, les négationnistes vont l’occuper. Puisque eux, ils n’ont pas de scrupules pour le faire.

GLH – Et la dimension politique de l’ouvrage ?

Il y a cette dimension politique qui n’est pas explicite dans le témoignage en tant que tel. Mais à travers la préface aussi de Catherine Coquio, si l’on pense à l’attention que ce témoignage vise à susciter, c’est cela qui est important aussi, dans ce cadre-là.

Ensuite, par rapport à la question de servir d’exemple ou de modèle. Ce serait une quatrième facette pour les orphelins : Il est certain que la trajectoire de Berthe Kayitesi est une exception qu’elle ne représente pas la norme ; mais l’exception, même si elle a vécu la norme, celle de devenir orphelin.

La réponse qu’elle a pu construire, on ne peut pas demander à tous les orphelins de la suivre. Ce serait totalement illusoire et en ce moment contreproductif. Parce que ce serait renforcer les problèmes ou les sentiments d’impuissance qu’ont certains orphelins pour surmonter leur passé, en se disant : « Moi je n’arriverai jamais à faire comme elle ».

Donc, elle-même ne s’érige jamais comme exemple ou comme modèle à suivre. C’est une voix possible que peuvent  suivre ceux qui peuvent, mais peut-être de façon différente, à des degrés moindres ; ça peut être prendre la parole au sein de sa famille, d’une communauté, écrire de façon locale ; ça n’a pas besoin d’avoir l’ampleur ou la résonance du livre qu’elle a publié. C’est, disons, une démarche à laquelle elle invite.

Mais tout au long de son témoignage, elle reste humble et modeste. Car, elle est, disons très consciente, des facteurs qui lui ont permis d’avoir sa trajectoire à elle.

 

 http://www.rnanews.com/index.php?option=com_content&task=view&id=1736&Itemid=1

Posté par rwandaises.com